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Citations de Jules Mary (25)


Qu' on ne le juge pas mal. C' était un brave et digne homme,
aimé de tous, un peu brutal, mais de cette brutalité qu' af-
-fectent parfois les médecins de village et qui n' est qu' une
manière de plaisanter .
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Les femmes sont si bien faites pour l' amour, qu' elles aiment, même chez les autres.
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Il était honnête et elle était loyale.
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Cet homme qui maniait le couteau, la scie ou le couperet avec tant de force et d’adresse, qui égorgeait les veaux ou les moutons, assommait les bœufs, tout cela d’un coup, sans jamais s’y reprendre à deux fois, sans jamais se tromper, l’œil toujours calme et la main ferme, cet homme qu’elle voyait souvent des pieds à la tête couvert de sang, comme s’il sortait d’une effroyable tuerie, était-il bien le même que ce Lauriot si naïf, si plein de douceur et de prévenances ?
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Cette douleur d’enfant qui s’exhalait en paroles naïves, cette faiblesse de ce grand corps, solide comme une arche de pont, allait droit au cœur des agents. Les gendarmes eux-mêmes regardaient le commissaire et semblaient indécis.
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Une odeur nauséabonde, presque insupportable, montait des pavés ; le long des murs, il y avait quelques peaux étendues qui séchaient sur de la paille rougie de plaques ignobles de sang. Là, du reste, tout était rouge, les planches, les poutres, les moindres choses. Il y avait des couteaux, à large lame, à poignée de bois, sur une courte mais très épaisse table de chêne, à pieds carrés.
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Qu'était devenu Nertann ?
Nous l'avons laissé lorsque, sortant du bal de Mme de Villemereux, sur le conseil de sa femme, il tirait sa montre et constatait qu'il pouvait aller souper à Neuilly avant de guetter le retour de Vilmorin.
- J'ai le temps ! avait-il dit.
Il flâna dans Auteuil pendant quelques minutes, puis tout à coup une idée lui passa par l'esprit.
Il se sentait inquiet; il avait l'âme troublée; il avait peu de scrupules, de scrupules de ce genre-là surtout; son éducation, la haute main qu'il avait toujours eue dans son pays sur tout ce qui l'entourait, laissait chez lui peu de prise à des réflexions timorées; l'hésitation ne venait donc pas de l'horreur du crime qu'il allait commettre, mais des obstacles qu'il craignait de rencontrer.
- Je ne suis pas en train, murmura-t-il.
Et c'est alors qu'il s'était dit :
- Si je soupais avec des filles !
Aussitôt conçu, le projet fut exécuté. Des filles, il ne songea point à les demander ni à Mabille, ni aux restaurants à la mode du boulevard. Elles ne l'eussent point amusé. Il les connaissait toutes, avec leur genre d'esprit, leurs réparties, toujours les mêmes, leur bêtise et leur insignifiance : il descendit un degré de plus, et au fur et à mesure qu'il s'en allait par les rues d'Auteuil, il se fit suivre de femmes dont il entendait derrière lui les appels engageants :
- Psst !... Psst !... Monsieur, venez chez moi !
Il les invita alors à souper en sa compagnie. D'abord, elles refusèrent, croyant qu'il plaisantait, mais finirent par accepter en voyant qu'il parlait sérieusement. Il en eut bientôt, de cette façon, réuni sept ou huit. On prit deux voitures et l'on gagna le restaurant Gillet, auprès des remparts, de l'autre côté de la porte Maillot.
En chemin, elles s'étaient monté la tête à force de criailleries et d'éclats de rire, de telle sorte que Nertann put être sûr que l'entrain ne manquerait pas à la fête originale qu'il s'offrait.
Toutefois, ces filles de la nuit, quand elles se trouvèrent réunies toutes les sept, sous la ruisselante clarté d'un lustre, réfléchie par des glaces críblées de coups de diamants, dans un cabinet particulier, eurent encore de la méfiance, un certain embarras.
Elles se regardaient, ne riaient plus que du bout des dents et se parlaient bas...
Il y avait là les célébrités de la rue dont les dossiers étaient à la préfecture de police : Joséphine, La Cireuse, Souris, Rachel, La Grêlée, La Déche et Tam-Tam..., toutes, exceptée Souris, très grasses, le poitrail en avant, la gorge découverte, un fichu blanc sur les épaules, la tête nue, les cheveux pommadés, les cils passés au kohl, les yeux fatigués et fiévreux, la voix éraillée, la bouche ignoble, portant les robes relevées d'un côté pour laisser voir le pied chaussé de fines bottines et les dentelles des jupes, leur seul luxe.
Elles avaient des toilettes aux couleurs criardes, surtout bleues, et quelques-unes simplement leur peignoir.
Mettre un âge sur ces figures passées au blanc et au rouge était impossible.
L'âge ne comptait plus pour elles; les jours n'avaient plus d'heures et les années plus de jours; depuis longtemps elles ne vieillissaient plus !
Souris seule était jeune. Une enfant ! Certes, elle n'avait pas seize ans, alors que sa voix et sa tenue accusaient déjà une longue expérience des sales débauches, mais ses yeux restaient limpides, sa bouche fraîche, son cou blanc et pur, flexible comme celui d'un cygne; sa taille était à peine formée; les épaules avaient la maigreur de la jeunesse; la prostitution avait pris cette enfant au berceau et devait ne la point lâcher avant la mort. Du reste, elle enchérissait, dans ses propos, sur la liberté de langage de ses compagnes. Le vice depuis longtemps l'avait gangrénée jusqu'aux os.
L'aubaine d'un souper pareil, cette lumière qui leur blessait les yeux. l'aspect de Nertann, grave, cérémonieux, qui n'avait pas encore ôté à son habit sa brochette de décorations étrangères, leur en imposaient, causaient cet embarras.
Nertann y mit fin d'un mot.
- Allons, mes enfants, à table et soyons gais !
Alors ce fut un papotage de filles lâchées, des rires fous, bruyants, qui brisaient les vitres, des cris, des exclamations bêtes, des appels, des réflexions bizarres, des mots d'argot auxquels Nertann, très familier pourtant avec la langue française et le langage parisien, comprenait peu de choses... Cela éclata après le premier verre de champagne, qui leur mit à toutes le sang aux joues, rougit et alluma leurs yeux, détendit leurs lèvres d'un large sourire.
Et les coupes succédèrent aux coupes, les bouteilles aux bouteilles; elles buvaient avec une avidité bestiale, ainsi que des assoiffées eussent bu de l'eau fraîche, excitées par Nertann, qui toujours grave, toujours cérémonieux, les mettait au défi !
Très libres entre elles, ne s'occupant guère plus du baron que s'il n'était pas là, elles gardaient à son égard, quand elles avaient à lui parler, un ton où elles affectaient de mettre une politesse obséquieuse.
Mais cela dura peu. Le vin les émoustillait.
"Après tout, s'il était venu là, ce monsieur, se disaient-elles, c'est qu'il avait envie de rigoler !"
Alors, elles le tutoyèrent.
Nertann, lui, commençait à s'épanouir... Son sang s'échauffait, circulait dans ses veines avec fièvre... Et ses yeux étincelaient.
- Du champagne, toujours, ces dames ont soif !
L'orgie continua.
Elles buvaient en riant, contentes de tant de choses, et La Grêlée, soûle,
répétait toutes les minutes :
- Nom d'un chien ! Je sais bien qui est-ce qui aura mal aux cheveux demain matin !
- À la fortune du pot, ma chère.
- Est-on veinardes tout de même, hein, d'être tombées sur un pareil type ?
- J'ai regardé son portefeuille... Il est bourré de billets de cent, de cinq cents et de mille.
- Et il boit ! L'as-tu vu, ma chère ?
- Si je l'ai vu ! On dirait qu'il s'affûte le sifflet comme s'il avait des chagrins à noyer.
Elles riaient à se tordre, et pourtant Nertann les intriguait. Pourquoi les avait-il fait venir, en somme ? Est-ce qu'il avait un projet mystérieux, ou bien était-ce simplement pour s'amuser, pour se mettre en train ?
Elles ne savaient.
Souris alla se mettre sur ses genoux et l'embrassa.
- Dis donc, fit-elle, qu'est-ce que tu veux de nous, à la fin ?
- N'êtes-vous pas satisfaites ? N'avez-vous pas bien bu ? N'avez-vous pas bien soupė ? demanda le mari de Josépha.
- Si.
- Alors, que veux-tu de plus ?
- Dame ! Tu n'as pas l'air de vouloir rire !
Et Souris s'abandonnait, endormie brusquement par l'ivresse; il la coucha sur une chaise.
L'ivresse le gagnait lui-même.
Et c'est ce qu'il avait voulu : s'étourdir.
Rachel, une blonde bouffie, lui tirait la barbe :
- Comme t'es tranquille !
Elle alla chercher sa coupe vide.
- Mon verre se fane, dit-elle, arrose-le !
Il lui versa du champagne à pleins bords. Elle en but la moitié, goulûment,
puis :
- Je vais y mettre de l'eau... Joséphine, passe-moi l'anisette de barbillon.
Elle but encore et présenta son verre au baron :
- Tiens, dit-elle, ça rafraichit.
Mais il refusa. Elle le regardait curieusement.
- Comme tu es rouge, mon petit père. Tu as attrapé un coup de bouteille ?
Et de rire, les deux mains serrant les côtes.
- Tu ne vas pas t'endormir, je suppose ?
- Je n'en ai guère envie...
- Alors, pourquoi que tu fais tes yeux de carpe frite ?
Nertann étouffait, se sentait mal à l'aise; le sang lui montait au visage; il alla s'accouder à une fenêtre, et là, respira largement.
Cela lui fit du bien.
Tout à coup, il fut distrait par ce qui se passait derrière lui. Une querelle s'élevait entre deux des filles, Joséphine et la Grêlée.
- Tu vas me l'payer !
- Viens-y donc !
Les autres applaudissaient, battaient des mains en criant :
- Chaud ! Chaud ! Les petits pains !
Rachel s'approcha de Nertann, intéressé :
- Elles vont se crêper le chignon, dit-elle; c'est toujours comme ça quand on sort avec elles... As-tu déjà vu des femmes se flanquer un coup de peigne ?
- Non.
- Eh bien ! Regarde-les, mon petit chou... Et c'est la grande Joséphine qui va écoper, tu verras.
Les deux viragos, enrouées, s'insultaient grossièrement.
La lutte débutait par des injures, à la façon des héros d'Homère; mais sur une dernière et sanglante épithète, elles en vinrent aux coups.
Ce fut la grande Joséphine qui « écopa », comme l'avait prédit Rachel. Toutes deux roulèrent sous la table; on entendit des jurements, des gémissements, des coups sourds de crânes sur le parquet...
- Elles s'assomment, dit Tam-Tam, effrayée.
Puis, plus rien ! Elles étaient endormies côte à côte, ivres-mortes !
Nertann sentait sa tête s'alourdir.
Il appela un garçon, lui jeta sans compter une poignée de louis et sortit précipitamment.
Les filles s'élancèrent pour le suivre.
Rachel s'accrochait à son bras.
- Ne partez pas comme ça, mon gros !
Il la repoussa et disparut.
- En voilà un imbécile ! se dirent-elles.
Elles ne s'en occupèrent plus et reprirent le chemin d'Auteuil, titubant, fumant et criant, pendant que les garçons, sans sourciller, traînaient par les jambes, dans un coin, Souris, Joséphine et la Grêlée, pour les y laisser dormir à l'aise.
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Il était honnête et elle était loyale.
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Charlotte avait vingt-quatre ans : son regard très franc, très
droit, disait tout de suite la probité de sa vie, la noblesse de
son caractère, en même temps que son front indiquait une
intelligence large, une volonté ferme.
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Louise et Claire, deux jumelles âgées de six ans, l' une blonde, l' autre brune, aux grands yeux yeux limpides : deux
très bleus, deux yeux très bruns.
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Le soir tombait, un soir calme après une une chaude journée d' été, et Charlotte
Lamarche venait de s' asseoir sur la terrasse, entre ses deux enfants.
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Dans ce cabinet retiré, où flottait un jour douteux, où restait une odeur rance laissée par les personnages équivoques qui défilaient depuis deux heures devant le juge, dans ce cabinet triste dont l’étroitesse était encombrée de paperasses, pas un bruit n’arrivait du dehors.
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Ce public était très mêlé ; il est à remarquer combien ces solennités lugubres excitent la curiosité des femmes ; il s’en trouvait de tous les mondes, surtout du demi et du quart de monde. La Chaussée-d’Antin avait là ses représentants comme le quartier Bréda, et quelques billets étaient même tombés, d’offre en offre et de caprice en caprice, entre les mains de certaines filles très connues des habitués des Folies-Bergère. Elles étaient venues, comme elles fussent allées à une partie de campagne, fouillant partout de leurs regards hardis, dévisageant les hommes, étalant avec insolence des toilettes ridicules et tapageuses.
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Comme si elle ne l’eût pas vu, elle ne fit pas un mouvement.
Ses yeux, largement ouverts, étaient fixes.
Ils étaient à demi retournés, presque blancs.
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Depuis quinze ans, c'était la première fois qu'elle allait se trouver face à face avec cette femme qui avait été sa rivale autrefois, et qui maintenant était la maîtresse de celui qu'elle, Jeannine, avait tant aimé jadis, à ce point que l'amour couvait encore en son âme comme un feu mal éteint. Elle ne tremblait pas, sûre de passer là inconnue, elle se tenait droite et immobile devant Josépha qui la regardait et qui n'avait pu se défendre d'un mouvement d'horreur.
À trente-cinq ans, la baronne était plus belle encore peut-être qu'à vingt ans; elle était restée souple; sa démarche était toujours élégante et majestueuse; sa taille riche crevait l'étroitesse de son corsage et ses hanches larges saillaient en lignes voluptueuses et robustes sous les plis d'une robe de bal, d'une richesse inouïe.
Elle se disposait à sortir. Malgré la répulsion instinctive que lui inspira Marie Talbert, l'affaire, selon l'expression de Caroline, fut bientôt arrangée.
- Voilà, dit-elle, la présentation faite... Maintenant, débrouillez-vous comme vous l'entendrez.
Et Nertann et Marie Talbert restèrent.
La vitriolée ne bongeait pas, immobile comme le paralytique; celui-ci remuait le bout des doigts, le seul geste qu'il pût faire; il voulait voir sa nouvelle gardienne.
Alors Marie Talbert, faisant deux ou trois pas, comme si elle eût été mue par un ressort, se trouva devant lui, et ses yeux se rencontrèrent avec ceux de ce mort-vivant.
Oui, c'était Nertann; elle le reconnaissait, malgré les terribles changements apportés par l'âge et la souffrance dans sa physionomie.
C'était lui, bien que ses cheveux fussent tout blancs, longs, négligės, broussailleux et sales.
C'était lui, malgré ses yeux ternes en ce moment et pareils à ceux d'un mort... Et cette paupière si lourde qu'elle semblait un poids énorme qu'il ne relevait qu'avec peine.
C'était lui, malgré ce front chargé de rides...,
Malgré cette bouche distendue, ignoble, où restait immuablement comme un rire.
Le visage était jaune et rude, repoussant, et tout ce corps d'une effrayante maigreur.
On eût dit qu'il ne tenait plus à la vie que par un fil.
Oui, c'était bien le baron Nertann... C'étaient ses restes plutôt, mais ses restes vivants... Sous les décombres, il devait se trouver un corps, une âme... Et si la paralysie empêchait Marie Talbert de torturer le corps, au moins il lui était permis de rendre à cet homme souffrance pour souffrance, coup pour coup.
Car Laurence ne l'avait pas trompé, c'était lui, l'infâme, elle le voyait...
Sur une de ses joues, était le stigmate de la déchirure impitoyable qu'elle lui avait infligée; la cicatrice était bien visible, d'un blanc exsangue au milieu de l'épaisseur de la barbe qui avait poussé autour.
Et, toutes ses répugnances s'en allant, chassées par la haine, elle s'approcha encore et ses yeux plongèrent dans les yeux du paralytique.
Celui-ci regarda. Ses doigts remuaient toujours. Il abaissa et releva la tête pour échapper à ce regard vengeur de femme, se repaissant de sa haine. Il essaya de parler.
- Ra ! Ra ! Ra !... disait-il.
Il n'avait pas prononcé une seule parole depuis le jour où l'apoplexie l'avait foudroyé.
Pourtant il avait peur; il était facile de le voir; il avait peur instinctivement, sans reconnaître Jeannine, car son visage jaune prenait une couleur terreuse et il ferma les yeux.
Et Marie Talbert, très bas, disait :
- Oui, je suis votre garde... On m'a chargée de veiller sur vous... Et ne craignez rien... Je ne faillirai pas à ma tâche. Vous me trouverez toujours quand vous aurez besoin de moi.
Il souleva les paupières, comme si ces paroles, malgré le ton dont elles avaient été dites, l'eussent tranquillisé.
Mais elle continuait, avec un rire haineux :
- Je ne vous quitterai jamais... Je ne vous abandonnerai pas... J'aurais trop peur de vous perdre. maintenant que je vous ai enfin trouvé... Ah ! Je finissais par désespérer... Mais non, le hasard m'a servie.
Et, après un silence :
- Vous ne comprenez pas, vous ne pouvez comprendre ce que je dis lå... Vous ne pouvez non plus me reconnaître... Mais attendez... Je vais rappeler vos souvenirs, je vais les préciser... Votre vie finit le jour où cette paralysie vous a condamné à une immobilité complète, à une mort cent fois plus terrible que la mort. Eh bien, c'est de ce jour-là que je veux vous parler, de cette nuit-là, plutôt... Sans doute, vous n'avez pas perdu la mémoire... Le médecin prétend que votre intelligence est restée aussi saine qu'autrefois, et qu'aujourd'hui comme il y a quinze ans, vous pouvez percevoir avec la même lucidité tout ce qui se passe autour de vous... Je ne crains donc pas de n'être point comprise.
Les doigts du malade remuaient toujours; ses paupières battaient; dans ses yeux se lisait une anxiété... Ils disaient clairement :
- Quelle est cette femme ? Où veut-elle en venir ?
- Patience, fit-elle, saisissant cette lueur et ne s'y trompant pas... Ah ! Je l'avoue, je suis une garde-malade étrange... Et personne ici ne se doute du langage que je vous tiens... Est-ce vous qui le répéterez, dites ?... Vous vous demandez à quoi je fais allusion ?... Vous me regardez avec épouvante et vous cherchez à mettre un nom sur mon visage déformé, qui vous est inconnu... Avez-vous oublié votre lâche et infâme attentat de Neuilly, baron de Nertann ?
- Ah ! Ah !... râlait le paralytique, effrayant, tant il était blême...
- Vous avez cru sans doute que le crime était enseveli dans l'oubli éternel ? Détrompez-vous ! Vous avez cru aussi que personne, jamais, ne viendrait vous le reprocher... Une seule femme savait votre nom, Laurence, et elle avait intérêt à ne pas le révéler... Et voilà que votre crime se lève tout à coup devant vous !!!...
Et lui renversant la tête sur le dossier du fauteuil, pour l'empêcher de fuir son regard :
- Je suis Jeannine, Jeannine qui vous hait, dont les années n'ont fait qu'accroître et surexciter le désir de vengeance... Je suis Jeannine Vilmorin, dont le visage est horrible aujourd'hui, parce que de cette beauté, je ne savais que faire, parce qu'elle me gênait, me troublait, pouvait attirer sur moi l'attention, me faire reconnaitre et me forcer à la honte... Je suis Jeannine Vilmorin, que vous avez violée... Et qui a laissé cette tare sur votre visage infâme... Maintenant, me reconnaissez-vous ?
- Ah ! Ra ! Ra ! râlait toujours le misérable.
Et tout à coup, il ne bougea plus.
Il était évanoui.
Marie Talbert, secouée par un tremblement, restait debout devant lui, transfigurée par la colère satisfaite, les bras croisés, la respiration rendue pénible par une émotion intense. Sa robe noire de deuil faisait ressortir encore ce qu'il y avait d'étrange dans la pâleur de son visage, ce qu'il y avait de repoussant dans les boursouflures du vitriol. Des flammes passaient dans ses yeux, et ses narines dilatées indiquaient la violence contenue... Les efforts pour se dominer... Rester maitresse d'elle-même...
Telle fut sa première entrevue avec Nertann. (...)
Il lui fallait d'abord s'habituer à ses nouvelles fonctions, se faire connaitre des gens de l'hôtel, attirer leur confiance... Après quoi elle serait à peu près libre et l'enfant du viol pourrait venir avec elle... Rester auprès d'elle, auprès de cet homme qui était son père et pour lequel la vitriolée allait inventer des raffinements de vengeance.
Car elle l'avait déclaré à Nertann :
- Vous expiez cruellement votre crime... Je n'aurais rien trouvé de plus horrible pour vous punir... Mais cette punition n'est pourtant pas complète... Souffrir dans votre corps n'est rien... Souffrir dans votre âme est mieux... Et vous expierez, minute par minute, jusqu'à la fin de votre vie, l'atroce nuit d'il y a quinze ans...
À quoi songeait-elle ? On le saura bientôt.
Ce fut pendant deux ou trois ans une vie étrange, une vie de damnés, que celle de ces deux êtres, enchaînés l'un à l'autre.
Ce fut une misérable existence passée côte à côte avec des jouissances pour Jeannine, d'infernales tortures pour Nertann.
Ah ! Vilmorin, le suicidé, l'avait dit, un jour :
- La haine a du bon quelquefois.
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Rapidement, en quelques lignes, nous devons dire quelle avait été la vie de Jeannine depuis le suicide de Vilmorin.
Et d'abord, pourquoi Vilmorin s'était-il tué ?
C'est que Jeannine, qui, la veille encore, après avoir entendu les promesses de Martial, aimant quand même, aimant toujours, renaissait à l'espérance, Jeannine avait eu une révélation terrible...
Elle était enceinte...
Elle avait voulu en avoir la certitude... avait couru chez un médecin... et elle en était revenue en se disant que, cette fois, c'en était fait de son bonheur et de sa vie, et que c'était la honte jusqu'au dernier jour... Ce nouvel aveu, tombant sur Vilmorin au moment où la dernière conversation de Navarre, rapportée par sa fille, lui faisait croire encore à des jours plus calmes, enleva ce qui lui restait de courage...
Il eut un accès de folie, pendant lequel il ne réfléchit point que sa fille allait se trouver dans un isolement affreux, déshonorée et abandonnée, et il se brûla la cervelle...
Jeannine, après avoir vu son père sanglant, était restée une heure évanouie... Quand elle revint à elle, quand elle comprit quelle allait être sa vie désormais, elle s'enfuit, erra dans Paris plusieurs jours, soutenue par la fièvre, sans pensée fixe, et ce fut seulement lorsque la faiblesse la prit, et une immense fatigue, que sa surexcitation s'apaisa et qu'elle devint plus calme.
D'abord, la misère l'effraya...
Elle songea à retourner à Neuilly, dans cet intérieur confortable, au milieu de ce luxe auquel elle était habituée.
Mais la honte fut la plus forte.
Elle était courageuse; elle avait une énergie mâle; ce découragement ne dura guère.
- Retourner à Neuilly, se dit-elle, retrouver là tous ces souvenirs vivants pour ainsi dire autour de moi... Voir la pitié d'abord, tant que mon déshonneur ne sera pas connu, l'ironie ensuite et le délaissement lorsqu'on saura tout... Non, c'est plus fort que moi... Je ne pourrais pas... Je ne pourrais pas...
Elle allait d'hôtel garni en hôtel garni, vivant de la vente des bijoux qu'elle avait emportés.
Des mois s'écoulèrent; elle accoucha d'une fille.
Quand elle fut remise, ne craignant plus maintenant d'être malade, elle se fit cette horrible opération qui l'avait défigurée. Les souffrances furent atroces. On voulut l'envoyer à l'hôpital. Elle s'y refusa. Un mois après, elle était guérie. Elle changea de quartier pour se faire oublier de ceux qui l'avaient vue... Elle voulait recommencer une vie nouvelle, maintenant que, sur son pauvre visage déformé, il n'y avait plus rien de commun avec la Jeannine d'autrefois. Elle voulait aussi, maintenant qu'elle était à l'abri de tout soupçon, remuer Paris pour trouver l'infâme, faisant naître les occasions, attendant un hasard, avec la patience du sauvage.
Elle était habile de ses mains... Elle trouva de l'ouvrage... Elle en trouva beaucoup... Elle ne souffrit donc point et put élever la petite Diane, maladive et souffreteuse, qui demandait des soins constants... Ah ! Le drame funèbre des premiers temps de cette enfance, qui le dira ?...
Quand la petite vint au monde, des idées sanglantes passaient dans la tête de la mère... La haine vouée au père inconnu retombait sur l'enfant... Et cela, d'instinct, sans raisonnement...
Quand le petit être cria, elle eut un soubresaut, et, les mains sur les oreilles, presque debout sur son lit ensanglanté :
- Emportez-le !... Emportez-le !... Je ne le veux pas !... Ce n'est pas à moi !...
Et cette réflexion horrible :
- S'il pouvait mourir !...
Les premiers temps, elle refusa toujours de voir sa fille, refusa même de lui donner le sein... Mais l'enfant naît de la femme encore plus que de l'homme; ses entrailles maternelles finirent par s'émouvoir, et après bien des répulsions, des luttes douloureuses, le berceau de Diane, ce fut le sein, ce furent les bras de Jeannine... Ce ne fut pas le chaste embrassement où il semble que l'enfant n'a qu'une seule âme, une seule chair avec la mère... Ce ne furent pas les tendresses sans arrière-pensée, les sourires, les regards brillants d'amour de toutes les mères... Ce fut comme une affection inquiète où il y avait une immense pitié pour cet être né d'un crime, voué au malheur par sa naissance; ce fut parfois aussi une affection dont les témoignages avaient quelque chose de farouche... Même dans ses épanchements, on devinait la haine, non pour la petite, mais pour celui que ses yeux ne pouvaient s'empêcher de voir, derrière ce sourire d'innocente s'essayant aux premiers babils.
L'enfant grandit, au milieu des préoccupations de la mère, dans cette vie désolée, comme une fleur délicate au milieu de l'aridité nue d'un roc; et souvent Jeannine se surprenait à chercher sur ce jeune visage la ressemblance qu'elle attendait, espérant que la nature, aveuglement féroce, se servirait ainsi de la fille pour permettre à Jeannine de se venger du père.
Mais non; Diane aurait, cela était certain maintenant, tous les traits de la mère; chaque année ajoutait une indication qui enlevait un espoir à la fille de Vilmorin; elle retrouvait en Diane ses cheveux à reflets de bronze et son teint blanc, et ses lèvres ourlées, d'une carmin pareil à la fraîcheur d'une feuille de rose caressée par l'humidité de la nuit; et ses yeux bruns, au fond desquels miroitaient comme des paillettes d'or.
Et les années s'écoulaient.
Elle ne voulut confier à personne le soin d'instruire Diane; c'était pour elle une distraction et une joie de former ce jeune cœur.
- Puisqu'elle me ressemble, se disait-elle, puisqu'elle est, au physique, l'image frappante et singulière de ce que j'étais, je veux qu'elle soit bonne et douce et dévouée, ainsi que j'étais moi-même.
Et Diane répondait à ses soins.
Jeannine n'avait aucun souci de l'avenir pour l'enfant.
- Elle connaîtra maintenant la pauvreté, se disait-elle encore, mais plus tard elle sera riche...
En effet, la fortune de Vilmorin devait lui appartenir; Jeannine. elle-même, aurait pu la réclamer, se faire reconnaître... Sortir de cette gêne... Mais tels n'étaient pas ses projets.
- Quand je reviendrai dans ma famille, se disait-elle toujours, j'y rentrerai vengée et je pourrai dire ce qui s'est passé, sans crainte d'une rougeur, d'une honte, d'une défiance. Je reprendrai ma place la tête haute, non comme une fille-mère, mais comme une victime dont toute la vie a été consacrée à punir un coupable.
Elle n'ignorait pas que, bien qu'elle passât pour morte, cette fortune lui appartenait toujours et qu'elle aurait le droit, longtemps encore, de la réclamer.
Des années, l'espoir l'avait soutenue; elle avait reconstitué dans ses souvenirs les scènes qui précédèrent l'attentat; elle avait cherché, rodant aux alentours des hôtels, à chacune de ces fêtes où jadis elle allait, cherchant sur tous ces visages d'hommes, qu'elle examinait d'un œil perçant, la cicatrice indélébile de la déchirure qu'elle y avait faite.
Elle songea bien à Nertann; elle l'avait vu, la dernière fois, cette nuit-là du crime, chez Mme de Villemereux; mais la nouvelle s'était répandue dans Paris qu'à cette fête justement le baron avait été frappé d'une attaque d'apoplexie et qu'il était paralysé.
Ce ne pouvait donc être lui...
Et comme, depuis quinze ans; Nertann n'avait pas bougé de son fauteuil, elle ne songeait plus à lui, cherchait autre part, mais vainement.
La révélation de Laurence fut foudroyante.
Pendant deux jours, égarée, comme folle, Jeannine s'en allait, se parlant à elle-même, répétant :
- Nertann !... C'est Nertann !!
Et, tout à coup, une pensée lui vint :
- Mais il doit être mort !!!...
Elle courut avenue d'Eylim et n'eut pas de peine à apprendre, sous le premier prétexte venu, que Nertann vivait toujours. Ah ! Cet homme, elle voulait le voir, elle voulait se trouver à côté de lui, coûte que coûte...
Elle s'informa auprès des domestiques s'il ne serait pas possible de trouver de l'ouvrage dans l'hôtel. On l'adressa à Caroline, la femme de chambre de Josépha, qui répondit :
- Non, toutes les places sont prises, même à la cuisine... Nous n'avons besoin de personne...
Jeannine s'en allait, quand Caroline, subitement, après réflexion, la rappela : - Pourtant, dit-elle, si vous voulez que je vous conduise à madame.
- Puisque c'est inutile, dites-vous...
- C'est que, il y a peut-être un moyen... Vous m'intéressez, voyez-vous; vous êtes si laide que vous ne devez pas facilement trouver de la besogne... C'est un accident ?
- Une brûlure, oui. Mais quel est ce moyen ?
- Ça vous répugnerait-il d'être garde-malade ?
- Non... Je suis pauvre... Il faut que je gagne ma vie... Je n'ai pas le droit d'avoir des répugnances...
- Je comprends cela... C'est que nous avons un malade ici, un paralytique... La garde, chargée de veiller sur lui, nous a quittés ces jours-ci, et, dame ! Si vous voulez et si madame y consent...
- Je n'ai pas d'objection à faire, si ce n'est qu'en le gardant, je demande à travailler quand même de mon état de fleuriste...
- C'est votre affaire; je vais prévenir madame.
Caroline sortit et la vitriolée attendit, les paupières abaissées, pour cacher
l'éclat fiévreux de ses yeux.
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Il était temps qu'elle arrivât !
Elle tomba dans un fauteuil, le corps abandonné, la tête sur la poitrine, les bras ballants, anéantie.
Elle murmurait et sa langue épaisse et lourde proférait difficilement les mots :
- Mon Dieu, je ne sais pas ce que j'ai... il me semble que je descends dans un précipice... Que je m'abîme dans l'espace... J'ai comme un vertige... Laurence, ne m'abandonnez pas... Ne me quittez pas... Cela va se passer sans doute... Déshabillez-moi...
La soubrette obéit, s'empressant autour d'elle, saisie d'une épouvante, ayant besoin de se rappeler les promesses de Josépha et ses menaces pour ne pas céder aux remords et tout avouer à sa maîtresse.
Celle-ci se sentait de plus en plus malade.
Ce fut d'abord un engourdissement général de stupeur, une somnolence, des douleurs vagues; elle poussait de petits cris sourds et plaintifs; puis ce fut une sorte d'ivresse accompagnée d'un resserrement spasmodique des mâchoires; des mouvements convulsifs, légers en commençant, ensuite plus violents; elle cherchait toujours à parler, mais maintenant délirait. Quand Laurence la traîna jusqu'au lit et l'y étendit, elle remarqua que sur la peau, d'un blanc maladif, se développaient des élevures; les pieds paraissaient paralysés; le pouls était petit et concentré; la respiration, souvent ralentie, conservait toutefois en apparence son état normal; la face avait une couleur de cire vierge; tous les traits présentaient une langueur, une défaillance étrange; elle avait le regard fixe et hébété; les pupilles largement dilatées; les battements du cœur étaient devenus presque insensibles; le tremblement des membres, si brusque qu'il ressemblait à une convulsion, revenait à des intervalles de plus en plus rapprochés; les doigts s'agitaient comme s'ils eussent voulu retenir le corps. Elle s'endormait d'un sommeil de plomb, d'un sommeil irrésistible... C'était une léthargie complète, la mort de sa volonté, l'inutilité de ses forces, la faiblesse, l'impuissance, l'anéantissement.
Et elle le comprit, sans doute, à la fin, car elle eut un cri :
- Je suis... je suis empoisonnée !
Les yeux roulaient dans l'orbite; elle eut deux efforts gigantesques pour se mettre debout, y réussit presque, puis retomba inerte.
Cette fois la torpeur était complète.
Elle resta étendue sur le lit, sa chemise roulée si étroitement autour de son
corps qu'elle en dessinait toutes les beautés, toutes les perfections. Et Laurence, très pâle, émue par ce qu'elle venait de voir, sortit en tremblant.
Elle emportait la lampe, mais avait allumé une veilleuse dont la clarté, indécise, fit ressortir dans une demi-obscurité tous les objets dans la chambre... La fenêtre était close... Les grands rideaux, lourdement tirés, semblaient d'eux-mêmes vouloir intercepter les cris.
- C'est horrible, murmura la soubrette.
Et elle frissonnait.
Puis Jeannine resta seule, ensevelie dans cette torpeur profonde, sans défense, sans force.
Minuit et demi sonnait à ce moment-là.
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Ce projet inouï, dans son horreur, ne pouvait naitre que dans la tête d'une femme comme Josépha...
Ces êtres faibles ont souvent des barbaries sans nom.
Une fois ce projet conçu, elle songea à l'exécuter.
Cependant, et comme c'était là un moyen suprême, elle résolut de ne l'employer qu'après avoir épuisé toutes les chances qui lui restaient d'éloigner Jeannine de Martial Navarre.
Elle eut une entreprise hardie.
Un jour, elle s'en alla à Neuilly, frapper à la porte de la jolie maison isolée qu'habitait le peintre Vilmorin avec sa fille.
Ce n'était pas seulement Vilmorin qu'elle voulait voir, mais surtout et avant tout Jeannine. Comme elle se rencontrait souvent dans le monde avec elle, cette visite, qui du reste n'était pas la première, n'avait donc rien qui pût paraître étrange. Aucun bruit fâcheux ne courait sur la baronne, et Vilmorin ne pouvait songer à s'inquiéter d'une liaison toute mondaine, qui n'allait pas au delà des fêtes où il menait sa fille.
L'aveugle, justement, était sorti en voiture, avec un valet de chambre dévoué, le vieux Ned, qui était chargé de veiller sur lui, et jamais ne le quittait; le bois était proche, et c'était là, quand il faisait beau, qu'il passait la plus grande partie de ses journées.
Quand on introduisit Josépha, Jeannine était seule au salon; elle ne fut pas trop surprise à l'entrée de la jeune femme, et comme elle n'avait aucune raison pour lui faire mauvais accueil, elle s'avança vers elle avec empressement et lui tendit la main.
Mais, si près de sa rivale, Josépha sentait s'aviver, se décupler sa haine; ses yeux flamboyaient; elle eut comme un vague désir de sauter comme une bête fauve sur la frêle enfant sans défense, de la mordre sauvagement, de faire couler son sang, de lui entourer le cou de ses mains nerveuses, et de la voir, sous son étreinte, palpiter dans les convulsions de l'agonie...
La tentation fut si forte, un moment, qu'elle eut peur d'y céder, et recula...
Et Jeannine resta devant elle, la main tendue.
- Non, dit Josépha, je ne suis pas votre amie.
Alors, interdite, Jeannine demanda :
- D'où vient cette émotion, madame ? Remettez-vous. Est-ce à moi que vous voulez parler, ou bien est-ce mon père que vous désirez voir ?
- C'est vous, mademoiselle, vous d'abord, et votre père ensuite, si je ne réussis pas auprès de vous...
- Je vous écoute...
- Vous allez vous marier, mademoiselle, dit Josépha d'une voix si tremblante qu'elle était presque inintelligible, vous allez vous marier avec M. Martial Navarre... Eh bien ! Ce mariage ne se fera pas, ce mariage est impossible !
- Pourquoi, madame ?
- Parce que j'aime Martial et parce qu'il est mon amant.
Jeannine, bouleversée, pâlit, mais elle était aussi énergique que Josépha, quoique plus chétive en apparence; elle se redressa, la lèvre dédaigneuse, et l'or de ses yeux bruns eut une lueur rutilante.
- Moi aussi j'aime M. Navarre, et qu'il ait été ou non votre amant, je suis aimée de lui.
- En êtes-vous certaine ?
- Oui. Quant à ses maîtresses, je ne veux pas y penser. Le passé du mari n'appartient pas à la femme; seul, Martial aura le droit de me demander compte de mon passé. Quant à vous, madame, je vous plains, s'il est vrai que votre amour soit profond.
- Gardez votre pitié, mademoiselle... Car je vous trouve plus malheureuse que moi, si vous avez le triste courage d'épouser un homme dont le cœur ne sera pas à vous complètement...
- J'ai confiance en Martial, vous dis-je, et je suis sûre que, du jour où notre mariage a été décidé, il a rompu avec ses anciennes liaisons...
Josépha eut un rire de démon.
- Avec ses anciennes liaisons, peut-être, mais, à coup sûr, il en a formé de nouvelles...
- Vous mentez ! dit Jeannine, violente...
- Je jure que je dis la vérité...
Et se rapprochant de la jeune fille, comprenant que cette jeune âme était atteinte, qu'elle l'avait blessée cruellement :
- Savez-vous pourquoi Martial s'est battu ?
- À la suite d'une querelle dans un cercle, avec le baron, votre mari.
Elle haussa les épaules.
- Il s'est battu pour une femme !
- Et cette femme ?
- C'est moi ! J'étais sa maîtresse depuis la veille...
Et comme Jeannine restait anéantie :
- Oui, Martial vous aime, et, malgré cela, il m'aime aussi. Qu'êtes-vous auprès de moi ? je vous le demande : êtes-vous aussi belle, aussi ardente, aussi jalouse ? Vous voilà demi-morte après ce que je vous ai dit ! Vous aimez doucement, comme une fillette, vous parlez aux fleurs, vous rêvez d'amour et vous effeuillez des marguerites; moi, j'aime furieusement, de toutes mes fibres, de tous mes nerfs; il n'y a pas en moi une goutte de sang qui ne soit à Martial. Donneriez-vous votre vie ? Non ! Moi, on me jetterait dans des tortures horribles, que je tendrais les bras vers lui et que je crierais encore : « À toi ! À toi toujours ! Jusqu'en enfer, s'il le faut ! ». Il n'y a plus que lui au monde pour moi, et je suis prête à tous les crimes et je braverais les hommes et Dieu pour avoir Martial; il me possède et je le veux. C'est pour vous dire cela que je suis venue... Parce que vous auriez continué de dormir dans votre sérénité. Ah ! Vous vous trompez, ma fille, si vous croyez que l'amour est fait de calme... L'amour, quand il est fort et vrai, vous brûle jusqu'aux os, l'amour fait vivre aussi... L'amour est tout, bonheur, malheur, désespoirs et jouissances... Et vous croyez, vraiment, aimer votre fiancé... Ah ! Tenez, c'est moi qui ai pitié de vous !
- Non, dit Jeannine, je ne l'aime pas comme vous... J'entrevois l'amour comme un sentiment plus calme, mais aussi vivace, qui a, lui aussi, ses angoisses; qui est fait, comme le vôtre, de dévouements et de sacrifices, mais qui ne rend pas méchant, qui vous inspire, au contraire, des bontés inépuisables, des indulgences infinies, qui vous fait vivre avec un autre dans les mêmes pensées, les mêmes désirs, les mêmes craintes, les mêmes espérances, si bien que la vie à deux n'est plus qu'une seule vie, où tout est confondu, joies et peines, où l'on ne peut être gai si l'autre est triste, d'où la jalousie est absente, parce que chacun est sûr de ne point faillir.
- Vous n'aimez pas !...
- J'aime, et du plus profond de mon âme, et ce que vous m'avez dit m'a cruellement frappée...
- Alors, vous le voyez, vous êtes jalouse !...
Jeannine fit un effort sur elle-même pour contenir l'émotion qui l'envahissait :
- Non, dit-elle, je suis sûre que Martial est à moi... Je ne puis vous croire...
Et Josépha, avec un éclat de rire :
- Interrogez-le, ou faites-le interroger par votre père. Il n'aura pas l'audace de nier; s'il est arrêté par la crainte de me compromettre, dites-lui bien que c'est de moi que vous tenez le secret de ses amours !!...
Elle sortit triomphante, laissant Jeannine désolée.
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Un quart d'heure après, les voitures stationnaient devant la cascade; les témoins, avertis, avaient reçu les explications de Navarre et de Nertann, s'en étaient contentés, flairant quelque mystère qu'on leur tenait caché, mais trop habitués aux aventures mondaines, même les plus graves, pour laisser deviner leur curiosité.
Les cochers prirent la route de Ville-d'Avray, où ils arrivèrent à onze heures du matin.
Lés témoins se séparèrent pour ne pas éveiller l'attention et gagnèrent, par des chemins différents, l'endroit désigné pour le duel.
Ce fut au-dessus de l'étang illustré par Corot, dont un rideau d'arbres masquait le scintillement sous le soleil de midi, qu'ils se rencontrèrent; il y avait là un carrefour formé par des sentiers où il eût été commode de se battre, mais non prudent; car, bien que les bois fussent à cette heure absolument déserts, - les dimanches seuls amenaient sous la feuillée des populations d'ouvriers et de petits bourgeois, - un passant pouvait surgir et donner l'éveil.
Ils entrèrent sous le couvert, cherchant une éclaircie assez large dont le terrain fût dur et sans surprise, de manière que les chances de combat fussent égales.
Au bout de dix minutes, ils avaient trouvé.
Ils n'étaient pas loin de la bordure, car derrière les branches, à quelque distance, on voyait tout à coup le bois s'embraser de soleil; c'étaient les champs et les jardins aux arbres défleuris, tout verts des pousses nouvelles, descendant doucement jusqu'au petit chemin pierreux qui longeait la voie ferrée. Désert le bois et déserte la campagne. Une lourdeur pesait sur la nature.
Aux arbres, pas une feuille ne bougeait; les oiseaux voletaient à l'ombre,
battaient les feuilles du frou-frou effaré de leurs ailes, mais se taisaient; dans le lointain seulement, au fond de la vallée, des chants aigus de coqs grattant les fumiers, et les aboiements de chiens sautant à la tête des chevaux qui rentraient au village en traînant des charrettes; on entendait le grincement des roues sur les cailloux, selon les accidents, les montées et les descentes; un train passa, venant de Paris, emplit le bois de son roulement de tonnerre, déchira l'air d'un coup de sifflet et disparut, laissant derrière lui un panache de fumée qui, un instant, flotta sur les cimes et s'évanouit dans le ciel bleu.
- Allez, messieurs ! dit un des témoins.
Martial et le baron s'étaient déshabillés, gardant leur pantalon seulement; le soleil, tamisé par les branchettes, mettait des mouchetures brillantes sur leur torse nu; ils étaient calmes tous deux, un peu pâles pourtant; mais les yeux étaient clairs, le regard droit et audacieux, sans forfanterie.
Chacun avait confiance en soi : Nertann dans sa vigueur extraordinaire, qui, au milieu des neiges de la Russie, un jour de chasse, alors qu'il avait dix-huit ans, lui avait fait étouffer un ours entre ses bras; Martial, dans sa merveilleuse adresse, qui le classait parmi les meilleurs tireurs de Paris.
Car ils avaient choisi l'épée.
Avec le pistolet, la vengeance est brutale, frappe aveuglément; avec l'épée, elle est non moins sûre, mais plus délicate, plus raffinée; le pistolet est l'arme d'un grossier; l'épée, celle d'un gourmet du duel, qui veut sentir sa vengeance, tressaillir à la secousse que donne à son bras le heurt de la pointe contre une poitrine, voir de près le sang rose qui jaillit et ruisselle sur la chair, et son adversaire qui s'effondre, comme un arbre scié par la base, et se tord, boire jusqu'à la dernière lueur ce regard agonisant d'un homme qu'on hait et qui va mourir.
Nertann aimait mieux l'épée.
Quand Navarre, laissé libre par lui, l'avait choisie, il n'avait pas fait d'objection.
Les témoins avaient vu cette décision avec plaisir.
La même pensée leur était venue :
- Ils sont d'égale force, ils ne se tueront pas.
Martial et Nertann étaient tombés en garde, et tout de suite, avaient engagé le fer, sans tåtement, sans préparation, mais avec, de part et d'autre, une sûreté de main et une vélocité admirables. On sentait que ce n'était point là un duel de roman, mais un duel à mort.
Après cinq minutes, ils se reposèrent. Nertann, très gros, suffoquait sous la chaleur torride que l'ombre protectrice des arbres n'empêchait pas. De grosses gouttes de sueur descendaient sur son visage et, en mouillant ses favoris roux, leur donnaient comme une teinte plus foncée, presque brune.
Navarre, plus nerveux et plus maigre, souffrait moins de la chaleur; il avait un peu de moiteur seulement à la racine des cheveux.
Ils reprirent haleine et s'attaquèrent de nouveau avec furie; chaque coup de Nertann arrivait en pleine poitrine, jusqu'à l'effleurement de la peau, mais était éloigné avec une parade prodigieuse, et suivi d'une riposte qui rejetait le baron à distance et tenait les chances toujours pareilles.
Soudain, ce fut un drame horrible qui se passa dans la durée d'un éclair. Nertann battit le fer comme pour un coup droit, simula le coup, déroba sur une première parade et se fendit à fond.
C'est un coup très simple, connu de toutes les salles d'escrime et que Martial, depuis le début du duel, avait déjà évité deux fois.
Mais à cet instant suprême, au moment où l'épée du baron, passant par-dessous, s'allongeait avec la rapidité de la foudre, un rayon de soleil, perçant à travers deux feuilles, lui jeta sur les yeux une ruisselante lumière...
Cela fut long comme le dixième d'une seconde; les feuilles, en haut, se rejoignirent, et la découpure de lumière, large comme un fin mouchoir de femme, disparut.
Mais cela suffit à Nertann.
Martial avait cligné les yeux, surpris, aveuglé, et la parade de quarte ou de quarte basse qui pouvait éloigner le formidable élan du baron arriva trop tard.
Il fit deux pas en arrière, chercha å se retenir, étendit les bras qui s'accrochèrent à des branches d'arbuste et tomba lourdement sur le dos, l'épée brisée en pleine poitrine.
Le sang, obstrué, s'épanchait à l'intérieur, et ne sortait que par un mince filet très lent, pareil à celui d'une forte coupure. Il poussa un profond soupir, se tordit et resta immobile, les mains fouillant l'herbe...
M. de Puyseulx regagna la grande allée où attendaient les voitures, se jeta dans l'une d'elles et se fit conduire ventre à terre à Ville d'Avray, où il eut le bonheur de rencontrer un médecin qu'il ramena, du même train, jusqu'au taillis. Pendant ce temps-là, Nertann, après s'être habillé, était parti avec M. Landry de Haulmé et Ivan Martoff, ses témoins.
Quand le médecin ramené par M. de Puyseulx, le docteur Poinselot, arriva
auprès du blessé, il examina la plaie attentivement, appuya son oreille contre le cœur, la main contre les tempes, fit une grimace, haussa les épaules et dit :
- Il y a encore un petit battement du cœur à peu près perceptible; dans une heure, tout sera fini.
Roberde et Puyseulx, très pâles, se regardérent.
Ils aimaient beaucoup Navarre, qu'ils connaissaient de longue date; c'était une amitié d'enfance; cette mort brutale les rendait si émus qu'ils ne purent prononcer même une parole.
- Allons, aidez-moi, fit Poinselot qui ne semblait point patient, aidez-moi à le transporter jusqu'à la voiture... Le cahot, le moindre mouvement va le tuer... Encore ne faut-il pas le laisser mourir ici.
S'adressant à Roberde :
- Vous, monsieur, prenez-le par les jambes, au-dessus des genoux...
À Puyseulx :
- Vous, entourez-lui le corps avec vos bras, par-dessous la blessure... Là. c'est bien... Ne le serrez pas... Prenez garde aux secousses... Je vous l'ai dit... La moindre occasionnerait la mort...
Et, passant par derrière :
- Moi, je vais lui soutenir la tête, pour empêcher que le sang vienne à la gorge et l'étouffe.
Et c'est ainsi qu'ils allèrent doucement, avec d'infinies précautions, à travers le bois, dont les feuilles leur caressaient et dont les basses branches leur fouettaient le visage.
Et la voiture descendit à Ville-d'Avray.
Dans la matinée, Josépha avait remarqué les allées et venues de Serge. Elle l'interrogea après le départ de son mari pour le bois de Boulogne. Serge, auquel Nertann n'avait pas recommandé la discrétion vis-à-vis de sa maîtresse, n'hésita pas à raconter ce qu'il savait.
- Ils vont se battre, c'est certain, se dit-elle.
Et, partagée par des sentiments contraires, d'uue violence sans pareille, elle attendit, tantôt prise d'épouvante et d'horreur à la pensée que Martial, par sa faute, allait mourir; regrettant alors ce qu'elle avait fait, attendrie par cet amour qui la tenait au plus profond de son étre, qui était son rêve depuis longtemps et dont la brusque terminaison la laissait inassouvie; tantôt rejetant ses regrets comme une faiblesse et souriant à la vengeance satisfaite, évoquant, pour activer le foyer de sa haine, toutes les hontes de la nuit précédente...
Elle était encore dans son lit, quand, tout à coup, tressaillante, elle se souleva sur les deux mains, la tête penchée en avant...
Son mari entrait.
- Ah ! bégaya-t-elle, c'est vous, vous voilà, c'est fini... Vous n'êtes pas blessé ?
Il ne répondit pas; et elle, haletante, avec une interrogation suprême :
- Eh bien ?...
Il tira sa montre et froidement :
- Vous m'avez dit de le tuer... Il doit être mort à cette heure-ci !
Elle était hors du lit; sa chemise, qu'elle ne retint pas, glissa et la laissa toute nue, effrayante de désespoir :
- Mort ! Mort !
Elle s'élança sur Nertann avec un bond de tigresse; puis, brusquement, comme s'il l'eût foudroyée, elle tomba raide, évanouie.
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Sous les arbres, un va-et-vient incessant; il y avait là les mondaines les plus connues et les membres des clubs les plus aristocratiques de Paris.
Parmi les vendeuses qui restaient à leur boutique, attendant les clients, on qui circulaient à travers les promeneurs, leurs marchandises dans de petits paniers ornés de rubans et de fleurs, on citait et l'on se montrait la générale Moniez, qui offrait des ombrelles chinoises et des éventails; la duchesse de Ménerville, drapée dans les plis d'une robe de satin blane sur laquelle s'enroulaient des guirlandes de violettes naturelles; un grand chapeau de paille, orné d'une plume blanche, encadrait son délicieux visage, éclairé par des yeux bleus aux cils recourbés. La duchesse vendait des cigarettes de tabac d'Orient, dont chacune s'enlevait à coups de billets de banque.
On se montrait encore, parmi les plus éblouissantes, Mm de Legaud-d'Osnoy, Mme d'Halton, Mme Lampreni, l'amirale Gray, la comtesse de Vaudre, ja marquise de Bry-Ferrand, la baronne de Mesvray, la marquise de Montdivonne, Mm Farjas de Montfaure, la femme du richissime banquier, la comtesse de Thillay, la comtesse de Leurieux-Croisy, Mm Nérat, la vicomtesse de Noirpont, Mhe Manoury et la blonde et indolente Rondil-Dhercourt, la femme du député.
Mais, sans contredit, celles de toutes qui obtenaient le plus de succès, dont les boutiques étaient environnées d'une véritable foule d'admirateurs passionnés, étaient la grande et brune Josépha, la femme du baron Nertann, qui, depuis quelques jours, étonnait Paris de sa beauté altière et orgueilleuse; et Jeannine, la fille du peintre Vilmorin, une mignonne enfant de dix-huit ans, aux yeux étonnés, d'une profondeur étrange, dans lesquels ruisselaient comme des paillettes d'or.
Josépha était habillée d'un court mantelet en velours frappé couleur de feu. Cinq rangées de dentelles noires sur des transparents de soie blanche et un chapeau fait de bouillonnés mauve complétaient sa toilette. Au premier aspect, c'était une sensation. Elle semblait, de la tête aux pieds, enveloppée de rayonnements. On crut d'abord à des diamants énormes auxquels s'accrochaient, autour d'elle, les rayons qui tombaient des lustres. On se trompait.
Dans ses cheveux, cette bizarre jeune femme avait piqué des épingles soutenant des globules de verre où étaient enfermées des lucioles, à la mode malabare. Cela lui faisait une auréole de feu.
Quant aux diamants, c'étaient des escarbots apportés de Yucatan, sur la côte du golfe du Mexique. Ils avaient six pouces de long et leur couleur était admirable : c'était une robe d'or rouge, relevée de marques d'un noir d'ébène. Les contours du corps étaient irisés et les pattes envoyaient la lueur diamantée du ver Iuisant. Josépha les avait attachés sur des rubans de satin dont elle avait varié la couleur; des chaînes d'or, si fines qu'elles étaient presque invisibles et du travail le plus délicat, les retenaient.
Elle vendait des bibelots d'Orient dans un bazar décoré à la mauresque.
Jeannine Vilmorin était en face, très occupée à débiter gravement du lait à dix et vingt francs la tasse.
En élégance, elle ne le cédait certes pas à Josépha, et sa toilette, sans être aussi étrangement recherchée, était aussi originale. C'était un costume avec peinture aquarelle en gaze lilas, tout fleuri de bouquets de roses-thé, de paquets de pois de senteur lilas et rose et de grappes de réséda doré, avec feuillage produisant un délicieux méli-mélo de fleurs, se drapant en casaquin Trianon, avec paniers de laitière sur une jupe de moire lilas plissée à gros plis creux. Sur les masses de ses cheveux châtains, qui avaient des reflets de bronze, était crânement posé un chapeau Galathée en paille blanche, orné de lilas avec un rappel de roses-thé en guirlande.
Le bazar mauresque et la laiterie étaient très achalandés, et plus d'un passant, sans y prendre garde, avait été de fond en comble dévalisé au profit des pauvres.
Le défilé qui séparait les deux boutiques était un délicieux coupe-gorge : cinquante et cent louis pour un sourire!...
Et pourtant, au milieu de cette gaieté, de cette fête de la charité, de ces ravissantes femmes, de ces mondains raffinés, se préparait le premier acte du drame inouï que nous avons entrepris de raconter et dont les annales judiciaires n'offrent qu'un seul exemple.
Un groupe de jeunes gens, parmi lesquels un grand garçon mince et frêle, blond, à l'œil doux, Martial Navarre, passait et repassait entre les deux boutiques, devisant et fumant.
Et Josépha, distraite et préoccupée, ne répondait plus aux demandes incessantes dont on l'accablait, négligeait les intérêts des pauvres et ceux de sa coquetterie, pour ne regarder qu'un seul homme, qui semblait pour elle unique au monde.
Et cet homme était Martial Navarre.
Elle l'avait rencontré quelques jours après son arrivée à Paris et s'était mise à l'aimer d'un amour violent, passionné, quasi sauvage, qu'irritait encore l'indifférence du jeune homme, peut-être même l'ignorance où il était du sentiment qu'il avait inspiré.
Elle regardait Martial et n'obtenait pas de lui le moindre signe d'intérêt. Tout à coup, la foule s'écoula brusquement, délaissa le bazar mauresque et la laiterie, envahit deux ou trois guignols, un théâtre forain sur le devant duquel les meilleurs acteurs comiques de Paris faisaient la parade, entoura une voiture de charlatan, où Mangin et Vert-de-Gris bonimentaient avec des calembours, et prit d'assaut un cirque minuscule.
Martial Navarre, seul, resta.
Et quand les deux boutiques furent désertées par les clients, il s'approcha de la laiterie et se mit à causer avec Jeannine Vilmorin.
Josépha, assise, comme abimée, la tête en avant, ne les perdait pas de vue; les mains entrelacées, les doigts s'étreignant, le corsage violemment soulevé, elle semblait vouloir essayer d'entendre ce que se disaient, en face d'elle, les deux jeunes gens.
Eux oubliaient où ils étaient, et, debout l'un auprès de l'autre, se considéraient, les yeux dans les yeux, ne cherchant pas avec des phrases banales à raviver une conversation qui s'alanguissait, trouvant même, dans leur silence, une éloquence plus intime pour se dire mille choses qu'ils comprenaient et ne s'avouaient pas.
Deux ou trois qui passaient virent ce jeu de scène, sourirent et jetèrent un coup d'œil du côté de Josépha.
Celle-ci s'en aperçut, et sur son pâle visage apparut une lueur rouge, pendant que son front se ridait.
Alors que les boutiques étaient abandonnées, elle resta dans la sienne, et ce fut seulement lorsque Martial quitta la jolie fille qu'elle s'en alla et le suivit, dans les allées, où peu à peu les lustres et les lanternes maintenant s'éteignaient.
Quant à Jeannine, elle s'était assise dans le fond de la laiterie, ne voulant pas se mêler à la foule, indifférente à ce qui l'entourait, le regard perdu, souriant à des souvenirs ou à des espérances.
Au moment où Martial allait entrer dans un des théâtres en miniature qui garnissaient la terrasse, Josépha se trouva devant lui.
Elle, la fière et hautaine baronne, qui avait jusque-là repoussé toutes les
avances, avait accueilli orgueilleusement, sans un sourire, toutes les adulations, semblait craintive, et ce fut presque en tremblant qu'elle murmura, s'essayant à être gaie :
- Monsieur Navarre, offrez-moi donc votre bras !
Il obéit, sans empressement; et peut-être que la jeune femme, si elle eût fait attention, eût remarqué sur sa figure comme une nuance de mécontentement. de gêne plutôt.
Mais elle ne le vit pas : l'amour l'aveuglait.
Alors, elle l'entraîna sous les arbres, là où il n'y avait plus personne.
Ils marchaient, causant de la fête. Elle usait de coquetterie à son égard, mais il ne remarquait rien, soit que son parti fût pris, soit que réellement il ne vit pas les avances qu'elle faisait.
Ils s'arrêtèrent auprès du mur qui fermait le jardin du côté de la place de la Concorde. Comme Martial voulait continuer, elle laissa tomber sa main sur son bras, et leurs regards se rencontrèrent.
- Monsieur Navarre, dit-elle - en hésitant, sachant bien que ce qu'elle allait demander était en dehors des convenances, mais ayant fait litière de toutes les exigences du monde, de toutes les réserves imposées aux femmes. dominée qu'elle était par une impétueuse passion, - Monsieur Navarre, après avoir fréquenté mes salons pendant plus d'un an, depuis que je suis à Paris, pourquoi, tout à coup, n'êtes-vous plus venu, sans motif apparent, malgré les invitations, et elle appuya sur le mot, malgré les invitations pressantes que je vous ai fait porter ?...
Et comme il se taisait, toujours gêné :
- Est-ce que vous me craignez ? dit-elle, ses grands yeux noirs chargés de lueurs, pendant qu'un sourire indécis, d'une timidité qui faisait trembler ses lèvres, découvrait des dents étincelantes de jeune louve.
- Peut-être, répondit Martial gravement, sans chercher une galanterie, peut-être est-il vrai que je vous crains !
- Pourquoi ?
- Parce que vous avez une beauté si troublante que je ne serais pas sûr de ne point vous aimer...
Elle frissonna; puis, les yeux demi-clos :
- Vous l'ai-je défendu ?
- Le défendre serait inutile. On ne peut vous voir ou vous approcher sans être ému profondément par le charme de votre personne.
- Comment dois-je prendre vos paroles ?
- Pour l'expression sincère de ce que je ressens lorsque je suis auprès de vous.
Il mit dans ces derniers mots une intention qu'elle comprit, car elle répondit :
- Mais lorsque vous êtes loin ?...
- Je n'oublie pas, mais j'échappe à votre fascination. Alors, j'évite toutes les occasions qui peuvent me ramener en votre présence...
Elle resta un moment interdite.
Cette franchise l'étonnait.
- De telle sorte, fit-elle, que vous auriez mieux aimé, tout à l'heure, ne pas me rencontrer ?...
- Oui, dit-il nettement.
Elle se mordit les lèvres avec tant de violence que le sang jaillit.
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