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Alexandre Ferdinandus (Illustrateur)
395 pages
Jules Rouff et Cie (12/06/1884)
4/5   1 notes
Résumé :
Publiés séparément en romans-feuilletons, "L'Endormeuse", "L'Outragée" et "La Jolie Boiteuse" de Jules Mary forment les trois tomes du cycle policier "Les Damnées de Paris".
Ces romans se suivent, avec un certain nombre de personnages en commun, mais peuvent néanmoins se lire séparément.
Ils ont été publiés en format géant, sous la forme de deux volumes (le premier contenant "L'Endormeuse" et "L'Outragée", le second contenant "La Jolie Boiteuse"), p... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (1) Ajouter une critique
De tous les artisans féroces du roman-feuilleton, il fut le plus grand, le plus vendu, certainement le plus célèbre, même auprès des gens qui ne goûtaient pas ce genre littéraire.
Né en 1851 en banlieue de Charleville-Mézières, dans les Ardennes, Jules Mary se retrouva pris entre deux feux lors de la guerre franco-prussienne de 1870. Incorporé comme franc-tireur, il fit ses premières armes littéraires comme correspondant de guerre pour quelques journaux locaux. Alors que l'armée française était en passe d'être vaincue, Jules Mary choisit de déserter, et monta à Paris, où il savait qu'un camarade d'enfance, lui aussi natif de Charleville, lui aussi féru d'écriture, y mènait une envieuse vie de bohème. le nom de ce jeune homme ? Arthur Rimbaud.
Durant quelques années, Jules Mary et Arthur Rimbaud partagèrent une existence bohème dans le Quartier Latin, alors très populaire et où s'étalait, à côté des étudiants de la Sorbonne, une grande misère qui n'épargna pas les deux jeunes gens, lesquels ne mangaient pas tous les jours et tentaient en vain de vivre de leur plume. Jules Mary, plus tard, parlera de ces « années Rimbaud » avec beaucoup d'amertume.
La rupture entre les deux amis fut probablement due à Jules Mary, qui, tenant à vivre décemment, renonça à la littérature et devint journaliste-rédacteur pour plusieurs organes de presse, d'abord en vendant ses souvenirs de guerre, puis en écrivant sur une très grande variété de sujets.
En 1875, il est embauché comme rédacteur parlementaire au « Petit Moniteur », où il devint feuilletoniste dès 1878, avant d'être débauché par le « Petit Parisien », son employeur définitif, où on lui accorda, à partir de 1880, un contrat annuel à 30 000 francs par an, soit l'équivalent de 114 000€. Une somme absolument phénoménale pour l'époque !
Quel fut donc le secret de cette réussite hors-norme ? D'abord, Jules Mary était un rationaliste et un travailleur méthodique qui, toute sa vie, s'est défié de la fantaisie dans la création. Contrairement à beaucoup de ses confrères, Jules Mary ne se risqua jamais dans le fantastique, la science-fiction ou les aventures exotiques lointaines. Ses romans sont presque tous des récits policiers, avec un crime, - souvent passionnel -, un innocent accusé à tort, une rivalité amoureuse ou adultère, ou un personnage dont quelqu'un souhaite la perte.
La jalousie, la rancoeur, la colère, la misère humaine, le goût du sang, les rivalités familiales, avec ou sans héritage à la clé : voilà les ingrédients de base de la tambouille littéraire de Jules Mary !
À noter cependant que, contrairement au fondateur du roman policier, Émile Gaboriau, Jules Mary n'aimait pas les enquêtes où l'on s'interroge sur l'identité du meurtrier. Il privilégiait l'émotion au suspense. Généralement, on sait tout de suite qui est l'assassin. le véritable enjeu, c'est de parvenir à prouver la culpabilité du meurtrier de manière indubitable, alors qu'un innocent est accusé de son crime.
La recette paraît basique, et certes, Jules Mary n'a pas apporté de l'originalité au genre feuilletonesque, mais outre qu'il mettait un soin extrême à la rédaction de ses romans, laissant peu de place à l'improvisation,et poussant parfois très loin la complexité des intrigues, il donnait volontiers dans des détails sordides, et notamment, se sachant un lectorat majoritairement féminin, il usait et abusait des scènes de viol, avec un sadisme quelque peu malaisé à lire de nos jours, mais qui satisfaisait un public féminin voyeuriste. Cela fait partie des dénis puritains de la société actuelle, laquelle regarde le viol comme un crime sacrilège des valeurs humanistes et morales, mais le viol a toujours été un objet de fantasmes malsains pour bien des femmes introverties, frustrées ou aigries à cause d'un physique peu attirant; soit comme fantasme masochiste dont la lectrice aimerait être la victime, soit comme un supplice que la lectrice voudrait voir infligé à une femme plus belle et/ou plus jeune qu'elle.
La ficelle est connue depuis les tout débuts de la littérature populaire, car les femmes travaillant rarement et sortant peu, au XIXème siècle, elles lisaient bien plus que les hommes, ce qui faisait d'elles une cible commerciale privilégiée. Cela étant dit, il est bon de préciser que Jules Mary a fait un abus manifeste en litérature des viols, comme des meurtres qu'ils induisent par vengeance.
le succès de Jules Mary fut progressif, mais il atteint un premier sommet avec le triptyque « Les Damnées de Paris », publié en 1884  chez Jules Rouff, avec de magnifiques gravures du grand illustrateur belge Alexandre Ferdinandus, qui a véritablement donné le meilleur de lui-même pour ces trois ouvrages.
« Les Damnées de Paris » contient en effet trois romans divisés en deux tomes d'épaisseur différente (le premier contient deux romans, le second un seul) : Ces romans sont : « L'Endormeuse », « L'Outragée » et « La Jolie Boiteuse ». Ce troisième roman est généralement oublié des bibliographies de Jules Mary, car son titre n'est annoncé que sur la première page du deuxième tome, et non pas sur celle du premier.
Comme le titre générique le révèle, « Les Damnées de Paris » voguait sur le succès d'un autre roman sorti dix ans plus tôt chez le même éditeur (Jules Rouff, spécialiste du gros feuilleton en format géant), « Les Amoureuses de Paris » (1875) d'Émile Richebourg, qui fut souvent imité. Il s'agissait d'un portrait caricatural de la mondaine parisienne, croqueuse d'hommes, aussi belle que dangereuse, collectionnant et ruinant ses amants sans le moindre scrupule, et enivrée jusqu'à la démence du pouvoir qu'elle possède sur eux. Ce roman, comme tous ceux qui s'en inspirèrent, rencontra un énorme succès auprès de lectrices provinciales pas mondaines et à la vie intime inexistante.
« Les Damnées de Paris » était censé exploiter cette même veine, mais avec bien plus de liberté, étant deux fois plus épais que le roman d'Émile Richebourg. « L'Endormeuse » et « La Jolie Boiteuse » furent pré-publiés en 1882 dans le « Petit Parisien » dans des versions censurées et plus courtes; « L'Outragée » est directement sorti en volume en 1884, et fut placé en position centrale, afin de servir – très imparfaitement – de mastic entre les deux autres romans, reprenant quelques personnages du premier tome, et faisant apparaître ceux qui se retrouveront dans le troisième. Ce qui n'empêche pas plusieurs incohérences que l'on verra plus tard.

L'action se passe d'abord dans les années 1850. Martial Navarre, un jeune homme de la haute-bourgeoisie, se prépare à épouser la jeune Jeannine Vilmorin, fille d'un éminent professeur veuf. Les fiancés semblent faits l'un pour l'autre, et tout le monde se réjouit de cette union à venir, ou plutôt : presque tout le monde. La baronne Josépha de Nertann, créature provocante, mondaine, autoritaire, mais immensément belle, s'est amourachée de Martial Navarre, et refuse que ce mariage ait lieu. Pourtant, s'il subit comme chaque homme l'incroyable magnétisme de la troublante Josépha, Martial Navarre lui préfère de très loin la belle, douce - et toujours vierge-  Jeannine, qui se fait de l'amour une idée bien plus noble.
Néanmoins, Josépha est persuadée que si elle parvient à l'amener dans son lit, Martial sera totalement soumis à elle, et oubliera Jeannine. Par conséquent, elle insiste, elle supplie, elle mendie presque Martial pour qu'il lui accorde une seule nuit d'amour. Celui-ci, lassé de l'opiniâtreté de la baronne et ne voyant là, comme bien des hommes dans sa situation, qu'un sacrifice peu coûteux qui lui permettra de classer l'affaire, lui offre enfin, un soir, ce qu'elle demande. Seulement le matin, le coït étant consommé, il se rhabille et il s'en va, laissant Josepha outrée de ne pas être parvenue à faire céder ce coeur trop épris d'une autre.
Elle va donc rapporter l'affaire à son mari, tout en arrangeant quelque peu les circonstances à son avantage : Martial l'aurait séduite et abandonnée, en faisant preuve d'une attitude particulièrement humiliante.
Plus âgé que sa femme, le baron de Nertann n'est pas un sensuel, il accepte volontiers que son épouse se fasse lutiner ailleurs, mais c'est tout de même une baronne, et il ne faut pas lui manquer de respect ! Il provoque donc Martial Navarre en duel, et le blesse grièvement, le laissant pour mort. Heureusement, Martial se remet lentement mais doucement de sa blessure, et considérant le litige comme clos, retourne à ses projets de mariage, au grand dam de Josepha qui, fortement émue par la blessure reçue par Martial par sa faute à elle, n'en a mesuré que plus profondément la force de son amour pour lui.
Josepha tente l'impossible pour empêcher ce mariage, va même jusqu'à visiter Jeannine chez elle, pour l'intimider et la menacer. Mais rien n'y fait, rien n'est assez fort pour séparer les deux fiancés.
Alors, Josepha décide de recourir à une solution extrême. Issue du milieu de la pègre avant de rencontrer le baron, elle a gardé comme contact un voyou et amant occasionnel, Negroni, qui se chargera volontiers d'assassiner Jeanne sans laisser d'indices. Mais la haine de Josepha pour sa rivale lui inspire une punition plus abjecte, une véritable souillure pire que la mort. Negroni corrompt l'hypocrite Laurence, la domestique de Jeannine, et il lui ordonne de diluer dans le verre de sa maîtresse une drogue qui plonge Jeannine dans un demi-sommeil comateux et nauséeux, et l'amène à monter dans sa chambre, pour s'allonger sur son lit. Dès que c'est fait, Josepha ordonne à son mari d'aller chez les Vilmorin, afin qu'il viole sauvagement la jeune Jeannine dans son lit.
Pour se donner de l'entrain et un désir qui lui fait défaut au quotidien, le baron de Nertann invite à la bombance une poignée de prostituées ramassées dans la rue, ce qui fait l'objet du seul chapitre vraiment humoristique du roman. Mais au cours de ce repas, sans doute parce qu'il se saoule beaucoup trop, le baron de Nertann ressent brusquement un malaise, qui s'avère n'être que passager.
Se sentant mieux, il reprend son chemin, abandonnant ivres-mortes ses invitées, et pénètre par effraction chez les Vilmorin. Il monte à l'étage, met son masque, et trouve Jeannine livrée à sa merci. Trop fébrile, ellene peut se défendre contre le viol atroce que le baron lui fait subir, mais elle parvient à déchirer la joue de son agresseur avec ses ongles avant de perdre conscience.
Alors que le baron de Nertann rentre chez lui, furieux, en s'épongeant le sang qui lui macule la joue, il est brutalement frappé de ce que l'on appelait alors une crise d'apoplexie, c'est-à-dire un AVC. Secouru et ramené chez lui après quelques heures par des agents de police, il se réveille paralysé, et incapable de parler et de se mouvoir. La blessure de sa joue passe pour une blessure consécutive à sa chute sur le pavé, et le baron reste ainsi, vivant mais diminué, sans que la police fasse un rapprochement avec le viol dans la maison Vilmorin, pour laquelle elle était appelée.
Jeannine est en état de choc, même si Martial, venu en urgence, l'assure de son soutien et de son amour. Hélas, la jeune femme réalise très vite que son violeur l'a mise enceinte. Son père, qui était son seul parent, se suicide face à cette humiliante douleur. Restée seule et ne se jugeant plus digne de Martial, Jeannine se défigure avec du vitriol, puis disparait mystérieusement.
Persuadé que sa fiancée s'est suicidée comme son père, Martial connaît un chagrin immense, mais refuse une fois encore les bras consolateurs et criminels de Josepha, et préfère s'exiler en Amérique.
Quinze ans se passent.
Jeannine Vilmorin n'est pas morte. Elle se cache sous une nouvelle identité, Marie Talbert, et elle est devenue une ouvrière modeste. Défigurée et empâtée, elle n'est plus reconnaissable. Elle a élevé sa fille, Diane, l'enfant du viol, dans l'ignorance de sa vie passée, mais sans jamais cesser de rechercher son violeur pour le tuer. le hasard la met en présence de Laurence, son ancienne domestique, qui, ne la reconnaissant pas, lui raconte avec douleur l'histoire du viol de la fille Vilmorin, dont elle garde un grand remord, et lui révèle que le violeur était le baron de Nertann. Jeannine comprend alors que la jalousie maladive de Josepha est à l'origine de tous ses malheurs.
 Se sachant méconnaissable, et afin d'entrer dans la maison de Nertann pour y accomplir sa vengeance, elle vient y demander du travail. Comme l'infirmière qui s'occupait du baron invalide vient juste de rendre son tablier, Jeannine Vilmorin se retrouve donc engagée comme garde-malade privilégiée de celui qui l'a violée.
C'est désormais un vieillard végétatif et amaigri, dont l'intelligence est restée vive, mais qui est prisonnier pour toujours d'un fauteuil roulant, et incapable de parler. Jeannine Vilmorin lui révèle alors qui elle est, et va lui imposer, pendant trois ans, des tortures physiques et psychologiques d'une cruauté son nom. Elle finit même par obtenir de Josepha l'autorisation d'installer sa fille Diane dans la chambre à côté, car elle tient à ce que le baron sache que sa fille soit pour lui une voisine invisible.
C'est alors que de nouveaux périls menacent les deux femmes. Rentré d'Amérique sans y avoir trouvé la consolation, Martial Navarre est retombé dans les griffes de Josepha et il s'est installé chez elle. Il ne reconnait pas Jeannine en cette garde-malade défigurée, mais elle, elle le reconnait bien, et en souffre atrocement, car il est resté beau et juvénile. Par contre, Martial remarque la jeune Diane Talbert, qui ressemble énormément à Jeannine Vilmorin quand elle était jeune, et il en tombe follement amoureux, malgré la différence d'âge. 
Josepha aussi s'émeut de cette ressemblance, mais pas de la même manière, et quand elle comprend que Martial est à nouveau amoureux d'une autre femme, considérant que les mêmes problèmes ne peuvent se résoudre que par les mêmes solutions, Josepha ressort sa drogue d'endormissement et décide de faire violer Diane exactement comme l'a été sa mère, mais cette fois-ci par Negroni.
Heureusement, le baron de Nertann, que la jeune Diane est allée visiter parfois en cachette de sa mère, sans savoir qu'il s'agissait de son père, apprend le terrible péril qui attend Diane, qui a eveillé son coeur de père, et dans un effort miraculeux, il parvient à se lever de son fauteuil et court avertir Jeannine du viol qui va être perpétré sur sa fille.
Jeannine Vilmorin/Marie Talbert s'empare alors d'un long poignard, et en quelques minutes, elle va se livrer à un véritable massacre !!!
Les inspecteurs Ledrut et Corentin, chargés de l'affaire, vont s'arracher les cheveux à essayer de comprendre ce qui s'est exactement passé dans la maison de Nertann…

On n'en fera pas mystère : « L'Endormeuse » est un des romans les plus sordides de Jules Mary, l'auteur y ajoutant même nombre de détails horrifiques et de raffinements de cruauté qui n'étaient pas inclus dans la version du « Petit Parisien ». le pire, c'est que cet amoncellement de détails sordides n'a pas vraiment d'autre finalité que de noircir du papier pour augmenter d'une bonne centaine de pages un récit qui aurait gagné à être plus court et plus sobre. Cette dilution se voit beaucoup, même si elle inspire à Jules Mary quelques scènes ifort réussies, comme le scandaleux dîner du baron de Nertann avec des prostituées aux surnoms argotiques, qui n'aurait certes pas pu passer dans « Le Petit Parisien ».
L'influence des « Amoureuses de Paris » est ici particulièrement tangible, la baronne Josepha n'étant ni plus ni moins que la copie conforme de la perverse Impéria d'Émile Richebourg. Cette parenté sera heureusement beaucoup moins écrasante, dans les deux tomes suivants.
Reste que si Jules Mary se complait dans le morbide et le malsain, son intrigue a le mérite d'être imaginative et assez labyrinthique, fascinante même par les sentiments obsessionnels qui animent tous les personnages, et les ramènent irrémédiablement les uns vers les autres jusqu'au bain de sang final.
Celui-ci fera l'objet d'une longue et passionnante enquête, destinée à démêler judiciairement l'écheveau de cette histoire abracadabrante, que le lecteur connait déjà parfaitement, mais qui lui permet ainsi d'assister à la procédure en observateur instruit. Pour l'époque, l'idée était indéniablement originale, et contre toute attente, on ne ressort pas aussi mécontent qu'on le devrait de cette étrange prélude au Grand-Guignol.
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Qu'était devenu Nertann ?
Nous l'avons laissé lorsque, sortant du bal de Mme de Villemereux, sur le conseil de sa femme, il tirait sa montre et constatait qu'il pouvait aller souper à Neuilly avant de guetter le retour de Vilmorin.
- J'ai le temps ! avait-il dit.
Il flâna dans Auteuil pendant quelques minutes, puis tout à coup une idée lui passa par l'esprit.
Il se sentait inquiet; il avait l'âme troublée; il avait peu de scrupules, de scrupules de ce genre-là surtout; son éducation, la haute main qu'il avait toujours eue dans son pays sur tout ce qui l'entourait, laissait chez lui peu de prise à des réflexions timorées; l'hésitation ne venait donc pas de l'horreur du crime qu'il allait commettre, mais des obstacles qu'il craignait de rencontrer.
- Je ne suis pas en train, murmura-t-il.
Et c'est alors qu'il s'était dit :
- Si je soupais avec des filles !
Aussitôt conçu, le projet fut exécuté. Des filles, il ne songea point à les demander ni à Mabille, ni aux restaurants à la mode du boulevard. Elles ne l'eussent point amusé. Il les connaissait toutes, avec leur genre d'esprit, leurs réparties, toujours les mêmes, leur bêtise et leur insignifiance : il descendit un degré de plus, et au fur et à mesure qu'il s'en allait par les rues d'Auteuil, il se fit suivre de femmes dont il entendait derrière lui les appels engageants :
- Psst !... Psst !... Monsieur, venez chez moi !
Il les invita alors à souper en sa compagnie. D'abord, elles refusèrent, croyant qu'il plaisantait, mais finirent par accepter en voyant qu'il parlait sérieusement. Il en eut bientôt, de cette façon, réuni sept ou huit. On prit deux voitures et l'on gagna le restaurant Gillet, auprès des remparts, de l'autre côté de la porte Maillot.
En chemin, elles s'étaient monté la tête à force de criailleries et d'éclats de rire, de telle sorte que Nertann put être sûr que l'entrain ne manquerait pas à la fête originale qu'il s'offrait.
Toutefois, ces filles de la nuit, quand elles se trouvèrent réunies toutes les sept, sous la ruisselante clarté d'un lustre, réfléchie par des glaces críblées de coups de diamants, dans un cabinet particulier, eurent encore de la méfiance, un certain embarras.
Elles se regardaient, ne riaient plus que du bout des dents et se parlaient bas...
Il y avait là les célébrités de la rue dont les dossiers étaient à la préfecture de police : Joséphine, La Cireuse, Souris, Rachel, La Grêlée, La Déche et Tam-Tam..., toutes, exceptée Souris, très grasses, le poitrail en avant, la gorge découverte, un fichu blanc sur les épaules, la tête nue, les cheveux pommadés, les cils passés au kohl, les yeux fatigués et fiévreux, la voix éraillée, la bouche ignoble, portant les robes relevées d'un côté pour laisser voir le pied chaussé de fines bottines et les dentelles des jupes, leur seul luxe.
Elles avaient des toilettes aux couleurs criardes, surtout bleues, et quelques-unes simplement leur peignoir.
Mettre un âge sur ces figures passées au blanc et au rouge était impossible.
L'âge ne comptait plus pour elles; les jours n'avaient plus d'heures et les années plus de jours; depuis longtemps elles ne vieillissaient plus !
Souris seule était jeune. Une enfant ! Certes, elle n'avait pas seize ans, alors que sa voix et sa tenue accusaient déjà une longue expérience des sales débauches, mais ses yeux restaient limpides, sa bouche fraîche, son cou blanc et pur, flexible comme celui d'un cygne; sa taille était à peine formée; les épaules avaient la maigreur de la jeunesse; la prostitution avait pris cette enfant au berceau et devait ne la point lâcher avant la mort. Du reste, elle enchérissait, dans ses propos, sur la liberté de langage de ses compagnes. Le vice depuis longtemps l'avait gangrénée jusqu'aux os.
L'aubaine d'un souper pareil, cette lumière qui leur blessait les yeux. l'aspect de Nertann, grave, cérémonieux, qui n'avait pas encore ôté à son habit sa brochette de décorations étrangères, leur en imposaient, causaient cet embarras.
Nertann y mit fin d'un mot.
- Allons, mes enfants, à table et soyons gais !
Alors ce fut un papotage de filles lâchées, des rires fous, bruyants, qui brisaient les vitres, des cris, des exclamations bêtes, des appels, des réflexions bizarres, des mots d'argot auxquels Nertann, très familier pourtant avec la langue française et le langage parisien, comprenait peu de choses... Cela éclata après le premier verre de champagne, qui leur mit à toutes le sang aux joues, rougit et alluma leurs yeux, détendit leurs lèvres d'un large sourire.
Et les coupes succédèrent aux coupes, les bouteilles aux bouteilles; elles buvaient avec une avidité bestiale, ainsi que des assoiffées eussent bu de l'eau fraîche, excitées par Nertann, qui toujours grave, toujours cérémonieux, les mettait au défi !
Très libres entre elles, ne s'occupant guère plus du baron que s'il n'était pas là, elles gardaient à son égard, quand elles avaient à lui parler, un ton où elles affectaient de mettre une politesse obséquieuse.
Mais cela dura peu. Le vin les émoustillait.
"Après tout, s'il était venu là, ce monsieur, se disaient-elles, c'est qu'il avait envie de rigoler !"
Alors, elles le tutoyèrent.
Nertann, lui, commençait à s'épanouir... Son sang s'échauffait, circulait dans ses veines avec fièvre... Et ses yeux étincelaient.
- Du champagne, toujours, ces dames ont soif !
L'orgie continua.
Elles buvaient en riant, contentes de tant de choses, et La Grêlée, soûle,
répétait toutes les minutes :
- Nom d'un chien ! Je sais bien qui est-ce qui aura mal aux cheveux demain matin !
- À la fortune du pot, ma chère.
- Est-on veinardes tout de même, hein, d'être tombées sur un pareil type ?
- J'ai regardé son portefeuille... Il est bourré de billets de cent, de cinq cents et de mille.
- Et il boit ! L'as-tu vu, ma chère ?
- Si je l'ai vu ! On dirait qu'il s'affûte le sifflet comme s'il avait des chagrins à noyer.
Elles riaient à se tordre, et pourtant Nertann les intriguait. Pourquoi les avait-il fait venir, en somme ? Est-ce qu'il avait un projet mystérieux, ou bien était-ce simplement pour s'amuser, pour se mettre en train ?
Elles ne savaient.
Souris alla se mettre sur ses genoux et l'embrassa.
- Dis donc, fit-elle, qu'est-ce que tu veux de nous, à la fin ?
- N'êtes-vous pas satisfaites ? N'avez-vous pas bien bu ? N'avez-vous pas bien soupė ? demanda le mari de Josépha.
- Si.
- Alors, que veux-tu de plus ?
- Dame ! Tu n'as pas l'air de vouloir rire !
Et Souris s'abandonnait, endormie brusquement par l'ivresse; il la coucha sur une chaise.
L'ivresse le gagnait lui-même.
Et c'est ce qu'il avait voulu : s'étourdir.
Rachel, une blonde bouffie, lui tirait la barbe :
- Comme t'es tranquille !
Elle alla chercher sa coupe vide.
- Mon verre se fane, dit-elle, arrose-le !
Il lui versa du champagne à pleins bords. Elle en but la moitié, goulûment,
puis :
- Je vais y mettre de l'eau... Joséphine, passe-moi l'anisette de barbillon.
Elle but encore et présenta son verre au baron :
- Tiens, dit-elle, ça rafraichit.
Mais il refusa. Elle le regardait curieusement.
- Comme tu es rouge, mon petit père. Tu as attrapé un coup de bouteille ?
Et de rire, les deux mains serrant les côtes.
- Tu ne vas pas t'endormir, je suppose ?
- Je n'en ai guère envie...
- Alors, pourquoi que tu fais tes yeux de carpe frite ?
Nertann étouffait, se sentait mal à l'aise; le sang lui montait au visage; il alla s'accouder à une fenêtre, et là, respira largement.
Cela lui fit du bien.
Tout à coup, il fut distrait par ce qui se passait derrière lui. Une querelle s'élevait entre deux des filles, Joséphine et la Grêlée.
- Tu vas me l'payer !
- Viens-y donc !
Les autres applaudissaient, battaient des mains en criant :
- Chaud ! Chaud ! Les petits pains !
Rachel s'approcha de Nertann, intéressé :
- Elles vont se crêper le chignon, dit-elle; c'est toujours comme ça quand on sort avec elles... As-tu déjà vu des femmes se flanquer un coup de peigne ?
- Non.
- Eh bien ! Regarde-les, mon petit chou... Et c'est la grande Joséphine qui va écoper, tu verras.
Les deux viragos, enrouées, s'insultaient grossièrement.
La lutte débutait par des injures, à la façon des héros d'Homère; mais sur une dernière et sanglante épithète, elles en vinrent aux coups.
Ce fut la grande Joséphine qui « écopa », comme l'avait prédit Rachel. Toutes deux roulèrent sous la table; on entendit des jurements, des gémissements, des coups sourds de crânes sur le parquet...
- Elles s'assomment, dit Tam-Tam, effrayée.
Puis, plus rien ! Elles étaient endormies côte à côte, ivres-mortes !
Nertann sentait sa tête s'alourdir.
Il appela un garçon, lui jeta sans compter une poignée de louis et sortit précipitamment.
Les filles s'élancèrent pour le suivre.
Rachel s'accrochait à son bras.
- Ne partez pas comme ça, mon gros !
Il la repoussa et disparut.
- En voilà un imbécile ! se dirent-elles.
Elles ne s'en occupèrent plus et reprirent le chemin d'Auteuil, titubant, fumant et criant, pendant que les garçons, sans sourciller, traînaient par les jambes, dans un coin, Souris, Joséphine et la Grêlée, pour les y laisser dormir à l'aise.
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Sous les arbres, un va-et-vient incessant; il y avait là les mondaines les plus connues et les membres des clubs les plus aristocratiques de Paris.
Parmi les vendeuses qui restaient à leur boutique, attendant les clients, on qui circulaient à travers les promeneurs, leurs marchandises dans de petits paniers ornés de rubans et de fleurs, on citait et l'on se montrait la générale Moniez, qui offrait des ombrelles chinoises et des éventails; la duchesse de Ménerville, drapée dans les plis d'une robe de satin blane sur laquelle s'enroulaient des guirlandes de violettes naturelles; un grand chapeau de paille, orné d'une plume blanche, encadrait son délicieux visage, éclairé par des yeux bleus aux cils recourbés. La duchesse vendait des cigarettes de tabac d'Orient, dont chacune s'enlevait à coups de billets de banque.
On se montrait encore, parmi les plus éblouissantes, Mm de Legaud-d'Osnoy, Mme d'Halton, Mme Lampreni, l'amirale Gray, la comtesse de Vaudre, ja marquise de Bry-Ferrand, la baronne de Mesvray, la marquise de Montdivonne, Mm Farjas de Montfaure, la femme du richissime banquier, la comtesse de Thillay, la comtesse de Leurieux-Croisy, Mm Nérat, la vicomtesse de Noirpont, Mhe Manoury et la blonde et indolente Rondil-Dhercourt, la femme du député.
Mais, sans contredit, celles de toutes qui obtenaient le plus de succès, dont les boutiques étaient environnées d'une véritable foule d'admirateurs passionnés, étaient la grande et brune Josépha, la femme du baron Nertann, qui, depuis quelques jours, étonnait Paris de sa beauté altière et orgueilleuse; et Jeannine, la fille du peintre Vilmorin, une mignonne enfant de dix-huit ans, aux yeux étonnés, d'une profondeur étrange, dans lesquels ruisselaient comme des paillettes d'or.
Josépha était habillée d'un court mantelet en velours frappé couleur de feu. Cinq rangées de dentelles noires sur des transparents de soie blanche et un chapeau fait de bouillonnés mauve complétaient sa toilette. Au premier aspect, c'était une sensation. Elle semblait, de la tête aux pieds, enveloppée de rayonnements. On crut d'abord à des diamants énormes auxquels s'accrochaient, autour d'elle, les rayons qui tombaient des lustres. On se trompait.
Dans ses cheveux, cette bizarre jeune femme avait piqué des épingles soutenant des globules de verre où étaient enfermées des lucioles, à la mode malabare. Cela lui faisait une auréole de feu.
Quant aux diamants, c'étaient des escarbots apportés de Yucatan, sur la côte du golfe du Mexique. Ils avaient six pouces de long et leur couleur était admirable : c'était une robe d'or rouge, relevée de marques d'un noir d'ébène. Les contours du corps étaient irisés et les pattes envoyaient la lueur diamantée du ver Iuisant. Josépha les avait attachés sur des rubans de satin dont elle avait varié la couleur; des chaînes d'or, si fines qu'elles étaient presque invisibles et du travail le plus délicat, les retenaient.
Elle vendait des bibelots d'Orient dans un bazar décoré à la mauresque.
Jeannine Vilmorin était en face, très occupée à débiter gravement du lait à dix et vingt francs la tasse.
En élégance, elle ne le cédait certes pas à Josépha, et sa toilette, sans être aussi étrangement recherchée, était aussi originale. C'était un costume avec peinture aquarelle en gaze lilas, tout fleuri de bouquets de roses-thé, de paquets de pois de senteur lilas et rose et de grappes de réséda doré, avec feuillage produisant un délicieux méli-mélo de fleurs, se drapant en casaquin Trianon, avec paniers de laitière sur une jupe de moire lilas plissée à gros plis creux. Sur les masses de ses cheveux châtains, qui avaient des reflets de bronze, était crânement posé un chapeau Galathée en paille blanche, orné de lilas avec un rappel de roses-thé en guirlande.
Le bazar mauresque et la laiterie étaient très achalandés, et plus d'un passant, sans y prendre garde, avait été de fond en comble dévalisé au profit des pauvres.
Le défilé qui séparait les deux boutiques était un délicieux coupe-gorge : cinquante et cent louis pour un sourire!...
Et pourtant, au milieu de cette gaieté, de cette fête de la charité, de ces ravissantes femmes, de ces mondains raffinés, se préparait le premier acte du drame inouï que nous avons entrepris de raconter et dont les annales judiciaires n'offrent qu'un seul exemple.
Un groupe de jeunes gens, parmi lesquels un grand garçon mince et frêle, blond, à l'œil doux, Martial Navarre, passait et repassait entre les deux boutiques, devisant et fumant.
Et Josépha, distraite et préoccupée, ne répondait plus aux demandes incessantes dont on l'accablait, négligeait les intérêts des pauvres et ceux de sa coquetterie, pour ne regarder qu'un seul homme, qui semblait pour elle unique au monde.
Et cet homme était Martial Navarre.
Elle l'avait rencontré quelques jours après son arrivée à Paris et s'était mise à l'aimer d'un amour violent, passionné, quasi sauvage, qu'irritait encore l'indifférence du jeune homme, peut-être même l'ignorance où il était du sentiment qu'il avait inspiré.
Elle regardait Martial et n'obtenait pas de lui le moindre signe d'intérêt. Tout à coup, la foule s'écoula brusquement, délaissa le bazar mauresque et la laiterie, envahit deux ou trois guignols, un théâtre forain sur le devant duquel les meilleurs acteurs comiques de Paris faisaient la parade, entoura une voiture de charlatan, où Mangin et Vert-de-Gris bonimentaient avec des calembours, et prit d'assaut un cirque minuscule.
Martial Navarre, seul, resta.
Et quand les deux boutiques furent désertées par les clients, il s'approcha de la laiterie et se mit à causer avec Jeannine Vilmorin.
Josépha, assise, comme abimée, la tête en avant, ne les perdait pas de vue; les mains entrelacées, les doigts s'étreignant, le corsage violemment soulevé, elle semblait vouloir essayer d'entendre ce que se disaient, en face d'elle, les deux jeunes gens.
Eux oubliaient où ils étaient, et, debout l'un auprès de l'autre, se considéraient, les yeux dans les yeux, ne cherchant pas avec des phrases banales à raviver une conversation qui s'alanguissait, trouvant même, dans leur silence, une éloquence plus intime pour se dire mille choses qu'ils comprenaient et ne s'avouaient pas.
Deux ou trois qui passaient virent ce jeu de scène, sourirent et jetèrent un coup d'œil du côté de Josépha.
Celle-ci s'en aperçut, et sur son pâle visage apparut une lueur rouge, pendant que son front se ridait.
Alors que les boutiques étaient abandonnées, elle resta dans la sienne, et ce fut seulement lorsque Martial quitta la jolie fille qu'elle s'en alla et le suivit, dans les allées, où peu à peu les lustres et les lanternes maintenant s'éteignaient.
Quant à Jeannine, elle s'était assise dans le fond de la laiterie, ne voulant pas se mêler à la foule, indifférente à ce qui l'entourait, le regard perdu, souriant à des souvenirs ou à des espérances.
Au moment où Martial allait entrer dans un des théâtres en miniature qui garnissaient la terrasse, Josépha se trouva devant lui.
Elle, la fière et hautaine baronne, qui avait jusque-là repoussé toutes les
avances, avait accueilli orgueilleusement, sans un sourire, toutes les adulations, semblait craintive, et ce fut presque en tremblant qu'elle murmura, s'essayant à être gaie :
- Monsieur Navarre, offrez-moi donc votre bras !
Il obéit, sans empressement; et peut-être que la jeune femme, si elle eût fait attention, eût remarqué sur sa figure comme une nuance de mécontentement. de gêne plutôt.
Mais elle ne le vit pas : l'amour l'aveuglait.
Alors, elle l'entraîna sous les arbres, là où il n'y avait plus personne.
Ils marchaient, causant de la fête. Elle usait de coquetterie à son égard, mais il ne remarquait rien, soit que son parti fût pris, soit que réellement il ne vit pas les avances qu'elle faisait.
Ils s'arrêtèrent auprès du mur qui fermait le jardin du côté de la place de la Concorde. Comme Martial voulait continuer, elle laissa tomber sa main sur son bras, et leurs regards se rencontrèrent.
- Monsieur Navarre, dit-elle - en hésitant, sachant bien que ce qu'elle allait demander était en dehors des convenances, mais ayant fait litière de toutes les exigences du monde, de toutes les réserves imposées aux femmes. dominée qu'elle était par une impétueuse passion, - Monsieur Navarre, après avoir fréquenté mes salons pendant plus d'un an, depuis que je suis à Paris, pourquoi, tout à coup, n'êtes-vous plus venu, sans motif apparent, malgré les invitations, et elle appuya sur le mot, malgré les invitations pressantes que je vous ai fait porter ?...
Et comme il se taisait, toujours gêné :
- Est-ce que vous me craignez ? dit-elle, ses grands yeux noirs chargés de lueurs, pendant qu'un sourire indécis, d'une timidité qui faisait trembler ses lèvres, découvrait des dents étincelantes de jeune louve.
- Peut-être, répondit Martial gravement, sans chercher une galanterie, peut-être est-il vrai que je vous crains !
- Pourquoi ?
- Parce que vous avez une beauté si troublante que je ne serais pas sûr de ne point vous aimer...
Elle frissonna; puis, les yeux demi-clos :
- Vous l'ai-je défendu ?
- Le défendre serait inutile. On ne peut vous voir ou vous approcher sans être ému profondément par le charme de votre personne.
- Comment dois-je prendre vos paroles ?
- Pour l'expression sincère de ce que je ressens lorsque je suis auprès de vous.
Il mit dans ces derniers mots une intention qu'elle comprit, car elle répondit :
- Mais lorsque vous êtes loin ?...
- Je n'oublie pas, mais j'échappe à votre fascination. Alors, j'évite toutes les occasions qui peuvent me ramener en votre présence...
Elle resta un moment interdite.
Cette franchise l'étonnait.
- De telle sorte, fit-elle, que vous auriez mieux aimé, tout à l'heure, ne pas me rencontrer ?...
- Oui, dit-il nettement.
Elle se mordit les lèvres avec tant de violence que le sang jaillit.
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Un quart d'heure après, les voitures stationnaient devant la cascade; les témoins, avertis, avaient reçu les explications de Navarre et de Nertann, s'en étaient contentés, flairant quelque mystère qu'on leur tenait caché, mais trop habitués aux aventures mondaines, même les plus graves, pour laisser deviner leur curiosité.
Les cochers prirent la route de Ville-d'Avray, où ils arrivèrent à onze heures du matin.
Lés témoins se séparèrent pour ne pas éveiller l'attention et gagnèrent, par des chemins différents, l'endroit désigné pour le duel.
Ce fut au-dessus de l'étang illustré par Corot, dont un rideau d'arbres masquait le scintillement sous le soleil de midi, qu'ils se rencontrèrent; il y avait là un carrefour formé par des sentiers où il eût été commode de se battre, mais non prudent; car, bien que les bois fussent à cette heure absolument déserts, - les dimanches seuls amenaient sous la feuillée des populations d'ouvriers et de petits bourgeois, - un passant pouvait surgir et donner l'éveil.
Ils entrèrent sous le couvert, cherchant une éclaircie assez large dont le terrain fût dur et sans surprise, de manière que les chances de combat fussent égales.
Au bout de dix minutes, ils avaient trouvé.
Ils n'étaient pas loin de la bordure, car derrière les branches, à quelque distance, on voyait tout à coup le bois s'embraser de soleil; c'étaient les champs et les jardins aux arbres défleuris, tout verts des pousses nouvelles, descendant doucement jusqu'au petit chemin pierreux qui longeait la voie ferrée. Désert le bois et déserte la campagne. Une lourdeur pesait sur la nature.
Aux arbres, pas une feuille ne bougeait; les oiseaux voletaient à l'ombre,
battaient les feuilles du frou-frou effaré de leurs ailes, mais se taisaient; dans le lointain seulement, au fond de la vallée, des chants aigus de coqs grattant les fumiers, et les aboiements de chiens sautant à la tête des chevaux qui rentraient au village en traînant des charrettes; on entendait le grincement des roues sur les cailloux, selon les accidents, les montées et les descentes; un train passa, venant de Paris, emplit le bois de son roulement de tonnerre, déchira l'air d'un coup de sifflet et disparut, laissant derrière lui un panache de fumée qui, un instant, flotta sur les cimes et s'évanouit dans le ciel bleu.
- Allez, messieurs ! dit un des témoins.
Martial et le baron s'étaient déshabillés, gardant leur pantalon seulement; le soleil, tamisé par les branchettes, mettait des mouchetures brillantes sur leur torse nu; ils étaient calmes tous deux, un peu pâles pourtant; mais les yeux étaient clairs, le regard droit et audacieux, sans forfanterie.
Chacun avait confiance en soi : Nertann dans sa vigueur extraordinaire, qui, au milieu des neiges de la Russie, un jour de chasse, alors qu'il avait dix-huit ans, lui avait fait étouffer un ours entre ses bras; Martial, dans sa merveilleuse adresse, qui le classait parmi les meilleurs tireurs de Paris.
Car ils avaient choisi l'épée.
Avec le pistolet, la vengeance est brutale, frappe aveuglément; avec l'épée, elle est non moins sûre, mais plus délicate, plus raffinée; le pistolet est l'arme d'un grossier; l'épée, celle d'un gourmet du duel, qui veut sentir sa vengeance, tressaillir à la secousse que donne à son bras le heurt de la pointe contre une poitrine, voir de près le sang rose qui jaillit et ruisselle sur la chair, et son adversaire qui s'effondre, comme un arbre scié par la base, et se tord, boire jusqu'à la dernière lueur ce regard agonisant d'un homme qu'on hait et qui va mourir.
Nertann aimait mieux l'épée.
Quand Navarre, laissé libre par lui, l'avait choisie, il n'avait pas fait d'objection.
Les témoins avaient vu cette décision avec plaisir.
La même pensée leur était venue :
- Ils sont d'égale force, ils ne se tueront pas.
Martial et Nertann étaient tombés en garde, et tout de suite, avaient engagé le fer, sans tåtement, sans préparation, mais avec, de part et d'autre, une sûreté de main et une vélocité admirables. On sentait que ce n'était point là un duel de roman, mais un duel à mort.
Après cinq minutes, ils se reposèrent. Nertann, très gros, suffoquait sous la chaleur torride que l'ombre protectrice des arbres n'empêchait pas. De grosses gouttes de sueur descendaient sur son visage et, en mouillant ses favoris roux, leur donnaient comme une teinte plus foncée, presque brune.
Navarre, plus nerveux et plus maigre, souffrait moins de la chaleur; il avait un peu de moiteur seulement à la racine des cheveux.
Ils reprirent haleine et s'attaquèrent de nouveau avec furie; chaque coup de Nertann arrivait en pleine poitrine, jusqu'à l'effleurement de la peau, mais était éloigné avec une parade prodigieuse, et suivi d'une riposte qui rejetait le baron à distance et tenait les chances toujours pareilles.
Soudain, ce fut un drame horrible qui se passa dans la durée d'un éclair. Nertann battit le fer comme pour un coup droit, simula le coup, déroba sur une première parade et se fendit à fond.
C'est un coup très simple, connu de toutes les salles d'escrime et que Martial, depuis le début du duel, avait déjà évité deux fois.
Mais à cet instant suprême, au moment où l'épée du baron, passant par-dessous, s'allongeait avec la rapidité de la foudre, un rayon de soleil, perçant à travers deux feuilles, lui jeta sur les yeux une ruisselante lumière...
Cela fut long comme le dixième d'une seconde; les feuilles, en haut, se rejoignirent, et la découpure de lumière, large comme un fin mouchoir de femme, disparut.
Mais cela suffit à Nertann.
Martial avait cligné les yeux, surpris, aveuglé, et la parade de quarte ou de quarte basse qui pouvait éloigner le formidable élan du baron arriva trop tard.
Il fit deux pas en arrière, chercha å se retenir, étendit les bras qui s'accrochèrent à des branches d'arbuste et tomba lourdement sur le dos, l'épée brisée en pleine poitrine.
Le sang, obstrué, s'épanchait à l'intérieur, et ne sortait que par un mince filet très lent, pareil à celui d'une forte coupure. Il poussa un profond soupir, se tordit et resta immobile, les mains fouillant l'herbe...
M. de Puyseulx regagna la grande allée où attendaient les voitures, se jeta dans l'une d'elles et se fit conduire ventre à terre à Ville d'Avray, où il eut le bonheur de rencontrer un médecin qu'il ramena, du même train, jusqu'au taillis. Pendant ce temps-là, Nertann, après s'être habillé, était parti avec M. Landry de Haulmé et Ivan Martoff, ses témoins.
Quand le médecin ramené par M. de Puyseulx, le docteur Poinselot, arriva
auprès du blessé, il examina la plaie attentivement, appuya son oreille contre le cœur, la main contre les tempes, fit une grimace, haussa les épaules et dit :
- Il y a encore un petit battement du cœur à peu près perceptible; dans une heure, tout sera fini.
Roberde et Puyseulx, très pâles, se regardérent.
Ils aimaient beaucoup Navarre, qu'ils connaissaient de longue date; c'était une amitié d'enfance; cette mort brutale les rendait si émus qu'ils ne purent prononcer même une parole.
- Allons, aidez-moi, fit Poinselot qui ne semblait point patient, aidez-moi à le transporter jusqu'à la voiture... Le cahot, le moindre mouvement va le tuer... Encore ne faut-il pas le laisser mourir ici.
S'adressant à Roberde :
- Vous, monsieur, prenez-le par les jambes, au-dessus des genoux...
À Puyseulx :
- Vous, entourez-lui le corps avec vos bras, par-dessous la blessure... Là. c'est bien... Ne le serrez pas... Prenez garde aux secousses... Je vous l'ai dit... La moindre occasionnerait la mort...
Et, passant par derrière :
- Moi, je vais lui soutenir la tête, pour empêcher que le sang vienne à la gorge et l'étouffe.
Et c'est ainsi qu'ils allèrent doucement, avec d'infinies précautions, à travers le bois, dont les feuilles leur caressaient et dont les basses branches leur fouettaient le visage.
Et la voiture descendit à Ville-d'Avray.
Dans la matinée, Josépha avait remarqué les allées et venues de Serge. Elle l'interrogea après le départ de son mari pour le bois de Boulogne. Serge, auquel Nertann n'avait pas recommandé la discrétion vis-à-vis de sa maîtresse, n'hésita pas à raconter ce qu'il savait.
- Ils vont se battre, c'est certain, se dit-elle.
Et, partagée par des sentiments contraires, d'uue violence sans pareille, elle attendit, tantôt prise d'épouvante et d'horreur à la pensée que Martial, par sa faute, allait mourir; regrettant alors ce qu'elle avait fait, attendrie par cet amour qui la tenait au plus profond de son étre, qui était son rêve depuis longtemps et dont la brusque terminaison la laissait inassouvie; tantôt rejetant ses regrets comme une faiblesse et souriant à la vengeance satisfaite, évoquant, pour activer le foyer de sa haine, toutes les hontes de la nuit précédente...
Elle était encore dans son lit, quand, tout à coup, tressaillante, elle se souleva sur les deux mains, la tête penchée en avant...
Son mari entrait.
- Ah ! bégaya-t-elle, c'est vous, vous voilà, c'est fini... Vous n'êtes pas blessé ?
Il ne répondit pas; et elle, haletante, avec une interrogation suprême :
- Eh bien ?...
Il tira sa montre et froidement :
- Vous m'avez dit de le tuer... Il doit être mort à cette heure-ci !
Elle était hors du lit; sa chemise, qu'elle ne retint pas, glissa et la laissa toute nue, effrayante de désespoir :
- Mort ! Mort !
Elle s'élança sur Nertann avec un bond de tigresse; puis, brusquement, comme s'il l'eût foudroyée, elle tomba raide, évanouie.
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Rapidement, en quelques lignes, nous devons dire quelle avait été la vie de Jeannine depuis le suicide de Vilmorin.
Et d'abord, pourquoi Vilmorin s'était-il tué ?
C'est que Jeannine, qui, la veille encore, après avoir entendu les promesses de Martial, aimant quand même, aimant toujours, renaissait à l'espérance, Jeannine avait eu une révélation terrible...
Elle était enceinte...
Elle avait voulu en avoir la certitude... avait couru chez un médecin... et elle en était revenue en se disant que, cette fois, c'en était fait de son bonheur et de sa vie, et que c'était la honte jusqu'au dernier jour... Ce nouvel aveu, tombant sur Vilmorin au moment où la dernière conversation de Navarre, rapportée par sa fille, lui faisait croire encore à des jours plus calmes, enleva ce qui lui restait de courage...
Il eut un accès de folie, pendant lequel il ne réfléchit point que sa fille allait se trouver dans un isolement affreux, déshonorée et abandonnée, et il se brûla la cervelle...
Jeannine, après avoir vu son père sanglant, était restée une heure évanouie... Quand elle revint à elle, quand elle comprit quelle allait être sa vie désormais, elle s'enfuit, erra dans Paris plusieurs jours, soutenue par la fièvre, sans pensée fixe, et ce fut seulement lorsque la faiblesse la prit, et une immense fatigue, que sa surexcitation s'apaisa et qu'elle devint plus calme.
D'abord, la misère l'effraya...
Elle songea à retourner à Neuilly, dans cet intérieur confortable, au milieu de ce luxe auquel elle était habituée.
Mais la honte fut la plus forte.
Elle était courageuse; elle avait une énergie mâle; ce découragement ne dura guère.
- Retourner à Neuilly, se dit-elle, retrouver là tous ces souvenirs vivants pour ainsi dire autour de moi... Voir la pitié d'abord, tant que mon déshonneur ne sera pas connu, l'ironie ensuite et le délaissement lorsqu'on saura tout... Non, c'est plus fort que moi... Je ne pourrais pas... Je ne pourrais pas...
Elle allait d'hôtel garni en hôtel garni, vivant de la vente des bijoux qu'elle avait emportés.
Des mois s'écoulèrent; elle accoucha d'une fille.
Quand elle fut remise, ne craignant plus maintenant d'être malade, elle se fit cette horrible opération qui l'avait défigurée. Les souffrances furent atroces. On voulut l'envoyer à l'hôpital. Elle s'y refusa. Un mois après, elle était guérie. Elle changea de quartier pour se faire oublier de ceux qui l'avaient vue... Elle voulait recommencer une vie nouvelle, maintenant que, sur son pauvre visage déformé, il n'y avait plus rien de commun avec la Jeannine d'autrefois. Elle voulait aussi, maintenant qu'elle était à l'abri de tout soupçon, remuer Paris pour trouver l'infâme, faisant naître les occasions, attendant un hasard, avec la patience du sauvage.
Elle était habile de ses mains... Elle trouva de l'ouvrage... Elle en trouva beaucoup... Elle ne souffrit donc point et put élever la petite Diane, maladive et souffreteuse, qui demandait des soins constants... Ah ! Le drame funèbre des premiers temps de cette enfance, qui le dira ?...
Quand la petite vint au monde, des idées sanglantes passaient dans la tête de la mère... La haine vouée au père inconnu retombait sur l'enfant... Et cela, d'instinct, sans raisonnement...
Quand le petit être cria, elle eut un soubresaut, et, les mains sur les oreilles, presque debout sur son lit ensanglanté :
- Emportez-le !... Emportez-le !... Je ne le veux pas !... Ce n'est pas à moi !...
Et cette réflexion horrible :
- S'il pouvait mourir !...
Les premiers temps, elle refusa toujours de voir sa fille, refusa même de lui donner le sein... Mais l'enfant naît de la femme encore plus que de l'homme; ses entrailles maternelles finirent par s'émouvoir, et après bien des répulsions, des luttes douloureuses, le berceau de Diane, ce fut le sein, ce furent les bras de Jeannine... Ce ne fut pas le chaste embrassement où il semble que l'enfant n'a qu'une seule âme, une seule chair avec la mère... Ce ne furent pas les tendresses sans arrière-pensée, les sourires, les regards brillants d'amour de toutes les mères... Ce fut comme une affection inquiète où il y avait une immense pitié pour cet être né d'un crime, voué au malheur par sa naissance; ce fut parfois aussi une affection dont les témoignages avaient quelque chose de farouche... Même dans ses épanchements, on devinait la haine, non pour la petite, mais pour celui que ses yeux ne pouvaient s'empêcher de voir, derrière ce sourire d'innocente s'essayant aux premiers babils.
L'enfant grandit, au milieu des préoccupations de la mère, dans cette vie désolée, comme une fleur délicate au milieu de l'aridité nue d'un roc; et souvent Jeannine se surprenait à chercher sur ce jeune visage la ressemblance qu'elle attendait, espérant que la nature, aveuglement féroce, se servirait ainsi de la fille pour permettre à Jeannine de se venger du père.
Mais non; Diane aurait, cela était certain maintenant, tous les traits de la mère; chaque année ajoutait une indication qui enlevait un espoir à la fille de Vilmorin; elle retrouvait en Diane ses cheveux à reflets de bronze et son teint blanc, et ses lèvres ourlées, d'une carmin pareil à la fraîcheur d'une feuille de rose caressée par l'humidité de la nuit; et ses yeux bruns, au fond desquels miroitaient comme des paillettes d'or.
Et les années s'écoulaient.
Elle ne voulut confier à personne le soin d'instruire Diane; c'était pour elle une distraction et une joie de former ce jeune cœur.
- Puisqu'elle me ressemble, se disait-elle, puisqu'elle est, au physique, l'image frappante et singulière de ce que j'étais, je veux qu'elle soit bonne et douce et dévouée, ainsi que j'étais moi-même.
Et Diane répondait à ses soins.
Jeannine n'avait aucun souci de l'avenir pour l'enfant.
- Elle connaîtra maintenant la pauvreté, se disait-elle encore, mais plus tard elle sera riche...
En effet, la fortune de Vilmorin devait lui appartenir; Jeannine. elle-même, aurait pu la réclamer, se faire reconnaître... Sortir de cette gêne... Mais tels n'étaient pas ses projets.
- Quand je reviendrai dans ma famille, se disait-elle toujours, j'y rentrerai vengée et je pourrai dire ce qui s'est passé, sans crainte d'une rougeur, d'une honte, d'une défiance. Je reprendrai ma place la tête haute, non comme une fille-mère, mais comme une victime dont toute la vie a été consacrée à punir un coupable.
Elle n'ignorait pas que, bien qu'elle passât pour morte, cette fortune lui appartenait toujours et qu'elle aurait le droit, longtemps encore, de la réclamer.
Des années, l'espoir l'avait soutenue; elle avait reconstitué dans ses souvenirs les scènes qui précédèrent l'attentat; elle avait cherché, rodant aux alentours des hôtels, à chacune de ces fêtes où jadis elle allait, cherchant sur tous ces visages d'hommes, qu'elle examinait d'un œil perçant, la cicatrice indélébile de la déchirure qu'elle y avait faite.
Elle songea bien à Nertann; elle l'avait vu, la dernière fois, cette nuit-là du crime, chez Mme de Villemereux; mais la nouvelle s'était répandue dans Paris qu'à cette fête justement le baron avait été frappé d'une attaque d'apoplexie et qu'il était paralysé.
Ce ne pouvait donc être lui...
Et comme, depuis quinze ans; Nertann n'avait pas bougé de son fauteuil, elle ne songeait plus à lui, cherchait autre part, mais vainement.
La révélation de Laurence fut foudroyante.
Pendant deux jours, égarée, comme folle, Jeannine s'en allait, se parlant à elle-même, répétant :
- Nertann !... C'est Nertann !!
Et, tout à coup, une pensée lui vint :
- Mais il doit être mort !!!...
Elle courut avenue d'Eylim et n'eut pas de peine à apprendre, sous le premier prétexte venu, que Nertann vivait toujours. Ah ! Cet homme, elle voulait le voir, elle voulait se trouver à côté de lui, coûte que coûte...
Elle s'informa auprès des domestiques s'il ne serait pas possible de trouver de l'ouvrage dans l'hôtel. On l'adressa à Caroline, la femme de chambre de Josépha, qui répondit :
- Non, toutes les places sont prises, même à la cuisine... Nous n'avons besoin de personne...
Jeannine s'en allait, quand Caroline, subitement, après réflexion, la rappela : - Pourtant, dit-elle, si vous voulez que je vous conduise à madame.
- Puisque c'est inutile, dites-vous...
- C'est que, il y a peut-être un moyen... Vous m'intéressez, voyez-vous; vous êtes si laide que vous ne devez pas facilement trouver de la besogne... C'est un accident ?
- Une brûlure, oui. Mais quel est ce moyen ?
- Ça vous répugnerait-il d'être garde-malade ?
- Non... Je suis pauvre... Il faut que je gagne ma vie... Je n'ai pas le droit d'avoir des répugnances...
- Je comprends cela... C'est que nous avons un malade ici, un paralytique... La garde, chargée de veiller sur lui, nous a quittés ces jours-ci, et, dame ! Si vous voulez et si madame y consent...
- Je n'ai pas d'objection à faire, si ce n'est qu'en le gardant, je demande à travailler quand même de mon état de fleuriste...
- C'est votre affaire; je vais prévenir madame.
Caroline sortit et la vitriolée attendit, les paupières abaissées, pour cacher
l'éclat fiévreux de ses yeux.
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Depuis quinze ans, c'était la première fois qu'elle allait se trouver face à face avec cette femme qui avait été sa rivale autrefois, et qui maintenant était la maîtresse de celui qu'elle, Jeannine, avait tant aimé jadis, à ce point que l'amour couvait encore en son âme comme un feu mal éteint. Elle ne tremblait pas, sûre de passer là inconnue, elle se tenait droite et immobile devant Josépha qui la regardait et qui n'avait pu se défendre d'un mouvement d'horreur.
À trente-cinq ans, la baronne était plus belle encore peut-être qu'à vingt ans; elle était restée souple; sa démarche était toujours élégante et majestueuse; sa taille riche crevait l'étroitesse de son corsage et ses hanches larges saillaient en lignes voluptueuses et robustes sous les plis d'une robe de bal, d'une richesse inouïe.
Elle se disposait à sortir. Malgré la répulsion instinctive que lui inspira Marie Talbert, l'affaire, selon l'expression de Caroline, fut bientôt arrangée.
- Voilà, dit-elle, la présentation faite... Maintenant, débrouillez-vous comme vous l'entendrez.
Et Nertann et Marie Talbert restèrent.
La vitriolée ne bongeait pas, immobile comme le paralytique; celui-ci remuait le bout des doigts, le seul geste qu'il pût faire; il voulait voir sa nouvelle gardienne.
Alors Marie Talbert, faisant deux ou trois pas, comme si elle eût été mue par un ressort, se trouva devant lui, et ses yeux se rencontrèrent avec ceux de ce mort-vivant.
Oui, c'était Nertann; elle le reconnaissait, malgré les terribles changements apportés par l'âge et la souffrance dans sa physionomie.
C'était lui, bien que ses cheveux fussent tout blancs, longs, négligės, broussailleux et sales.
C'était lui, malgré ses yeux ternes en ce moment et pareils à ceux d'un mort... Et cette paupière si lourde qu'elle semblait un poids énorme qu'il ne relevait qu'avec peine.
C'était lui, malgré ce front chargé de rides...,
Malgré cette bouche distendue, ignoble, où restait immuablement comme un rire.
Le visage était jaune et rude, repoussant, et tout ce corps d'une effrayante maigreur.
On eût dit qu'il ne tenait plus à la vie que par un fil.
Oui, c'était bien le baron Nertann... C'étaient ses restes plutôt, mais ses restes vivants... Sous les décombres, il devait se trouver un corps, une âme... Et si la paralysie empêchait Marie Talbert de torturer le corps, au moins il lui était permis de rendre à cet homme souffrance pour souffrance, coup pour coup.
Car Laurence ne l'avait pas trompé, c'était lui, l'infâme, elle le voyait...
Sur une de ses joues, était le stigmate de la déchirure impitoyable qu'elle lui avait infligée; la cicatrice était bien visible, d'un blanc exsangue au milieu de l'épaisseur de la barbe qui avait poussé autour.
Et, toutes ses répugnances s'en allant, chassées par la haine, elle s'approcha encore et ses yeux plongèrent dans les yeux du paralytique.
Celui-ci regarda. Ses doigts remuaient toujours. Il abaissa et releva la tête pour échapper à ce regard vengeur de femme, se repaissant de sa haine. Il essaya de parler.
- Ra ! Ra ! Ra !... disait-il.
Il n'avait pas prononcé une seule parole depuis le jour où l'apoplexie l'avait foudroyé.
Pourtant il avait peur; il était facile de le voir; il avait peur instinctivement, sans reconnaître Jeannine, car son visage jaune prenait une couleur terreuse et il ferma les yeux.
Et Marie Talbert, très bas, disait :
- Oui, je suis votre garde... On m'a chargée de veiller sur vous... Et ne craignez rien... Je ne faillirai pas à ma tâche. Vous me trouverez toujours quand vous aurez besoin de moi.
Il souleva les paupières, comme si ces paroles, malgré le ton dont elles avaient été dites, l'eussent tranquillisé.
Mais elle continuait, avec un rire haineux :
- Je ne vous quitterai jamais... Je ne vous abandonnerai pas... J'aurais trop peur de vous perdre. maintenant que je vous ai enfin trouvé... Ah ! Je finissais par désespérer... Mais non, le hasard m'a servie.
Et, après un silence :
- Vous ne comprenez pas, vous ne pouvez comprendre ce que je dis lå... Vous ne pouvez non plus me reconnaître... Mais attendez... Je vais rappeler vos souvenirs, je vais les préciser... Votre vie finit le jour où cette paralysie vous a condamné à une immobilité complète, à une mort cent fois plus terrible que la mort. Eh bien, c'est de ce jour-là que je veux vous parler, de cette nuit-là, plutôt... Sans doute, vous n'avez pas perdu la mémoire... Le médecin prétend que votre intelligence est restée aussi saine qu'autrefois, et qu'aujourd'hui comme il y a quinze ans, vous pouvez percevoir avec la même lucidité tout ce qui se passe autour de vous... Je ne crains donc pas de n'être point comprise.
Les doigts du malade remuaient toujours; ses paupières battaient; dans ses yeux se lisait une anxiété... Ils disaient clairement :
- Quelle est cette femme ? Où veut-elle en venir ?
- Patience, fit-elle, saisissant cette lueur et ne s'y trompant pas... Ah ! Je l'avoue, je suis une garde-malade étrange... Et personne ici ne se doute du langage que je vous tiens... Est-ce vous qui le répéterez, dites ?... Vous vous demandez à quoi je fais allusion ?... Vous me regardez avec épouvante et vous cherchez à mettre un nom sur mon visage déformé, qui vous est inconnu... Avez-vous oublié votre lâche et infâme attentat de Neuilly, baron de Nertann ?
- Ah ! Ah !... râlait le paralytique, effrayant, tant il était blême...
- Vous avez cru sans doute que le crime était enseveli dans l'oubli éternel ? Détrompez-vous ! Vous avez cru aussi que personne, jamais, ne viendrait vous le reprocher... Une seule femme savait votre nom, Laurence, et elle avait intérêt à ne pas le révéler... Et voilà que votre crime se lève tout à coup devant vous !!!...
Et lui renversant la tête sur le dossier du fauteuil, pour l'empêcher de fuir son regard :
- Je suis Jeannine, Jeannine qui vous hait, dont les années n'ont fait qu'accroître et surexciter le désir de vengeance... Je suis Jeannine Vilmorin, dont le visage est horrible aujourd'hui, parce que de cette beauté, je ne savais que faire, parce qu'elle me gênait, me troublait, pouvait attirer sur moi l'attention, me faire reconnaitre et me forcer à la honte... Je suis Jeannine Vilmorin, que vous avez violée... Et qui a laissé cette tare sur votre visage infâme... Maintenant, me reconnaissez-vous ?
- Ah ! Ra ! Ra ! râlait toujours le misérable.
Et tout à coup, il ne bougea plus.
Il était évanoui.
Marie Talbert, secouée par un tremblement, restait debout devant lui, transfigurée par la colère satisfaite, les bras croisés, la respiration rendue pénible par une émotion intense. Sa robe noire de deuil faisait ressortir encore ce qu'il y avait d'étrange dans la pâleur de son visage, ce qu'il y avait de repoussant dans les boursouflures du vitriol. Des flammes passaient dans ses yeux, et ses narines dilatées indiquaient la violence contenue... Les efforts pour se dominer... Rester maitresse d'elle-même...
Telle fut sa première entrevue avec Nertann. (...)
Il lui fallait d'abord s'habituer à ses nouvelles fonctions, se faire connaitre des gens de l'hôtel, attirer leur confiance... Après quoi elle serait à peu près libre et l'enfant du viol pourrait venir avec elle... Rester auprès d'elle, auprès de cet homme qui était son père et pour lequel la vitriolée allait inventer des raffinements de vengeance.
Car elle l'avait déclaré à Nertann :
- Vous expiez cruellement votre crime... Je n'aurais rien trouvé de plus horrible pour vous punir... Mais cette punition n'est pourtant pas complète... Souffrir dans votre corps n'est rien... Souffrir dans votre âme est mieux... Et vous expierez, minute par minute, jusqu'à la fin de votre vie, l'atroce nuit d'il y a quinze ans...
À quoi songeait-elle ? On le saura bientôt.
Ce fut pendant deux ou trois ans une vie étrange, une vie de damnés, que celle de ces deux êtres, enchaînés l'un à l'autre.
Ce fut une misérable existence passée côte à côte avec des jouissances pour Jeannine, d'infernales tortures pour Nertann.
Ah ! Vilmorin, le suicidé, l'avait dit, un jour :
- La haine a du bon quelquefois.
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