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Citation de Cleophyre_Tristan


Un quart d'heure après, les voitures stationnaient devant la cascade; les témoins, avertis, avaient reçu les explications de Navarre et de Nertann, s'en étaient contentés, flairant quelque mystère qu'on leur tenait caché, mais trop habitués aux aventures mondaines, même les plus graves, pour laisser deviner leur curiosité.
Les cochers prirent la route de Ville-d'Avray, où ils arrivèrent à onze heures du matin.
Lés témoins se séparèrent pour ne pas éveiller l'attention et gagnèrent, par des chemins différents, l'endroit désigné pour le duel.
Ce fut au-dessus de l'étang illustré par Corot, dont un rideau d'arbres masquait le scintillement sous le soleil de midi, qu'ils se rencontrèrent; il y avait là un carrefour formé par des sentiers où il eût été commode de se battre, mais non prudent; car, bien que les bois fussent à cette heure absolument déserts, - les dimanches seuls amenaient sous la feuillée des populations d'ouvriers et de petits bourgeois, - un passant pouvait surgir et donner l'éveil.
Ils entrèrent sous le couvert, cherchant une éclaircie assez large dont le terrain fût dur et sans surprise, de manière que les chances de combat fussent égales.
Au bout de dix minutes, ils avaient trouvé.
Ils n'étaient pas loin de la bordure, car derrière les branches, à quelque distance, on voyait tout à coup le bois s'embraser de soleil; c'étaient les champs et les jardins aux arbres défleuris, tout verts des pousses nouvelles, descendant doucement jusqu'au petit chemin pierreux qui longeait la voie ferrée. Désert le bois et déserte la campagne. Une lourdeur pesait sur la nature.
Aux arbres, pas une feuille ne bougeait; les oiseaux voletaient à l'ombre,
battaient les feuilles du frou-frou effaré de leurs ailes, mais se taisaient; dans le lointain seulement, au fond de la vallée, des chants aigus de coqs grattant les fumiers, et les aboiements de chiens sautant à la tête des chevaux qui rentraient au village en traînant des charrettes; on entendait le grincement des roues sur les cailloux, selon les accidents, les montées et les descentes; un train passa, venant de Paris, emplit le bois de son roulement de tonnerre, déchira l'air d'un coup de sifflet et disparut, laissant derrière lui un panache de fumée qui, un instant, flotta sur les cimes et s'évanouit dans le ciel bleu.
- Allez, messieurs ! dit un des témoins.
Martial et le baron s'étaient déshabillés, gardant leur pantalon seulement; le soleil, tamisé par les branchettes, mettait des mouchetures brillantes sur leur torse nu; ils étaient calmes tous deux, un peu pâles pourtant; mais les yeux étaient clairs, le regard droit et audacieux, sans forfanterie.
Chacun avait confiance en soi : Nertann dans sa vigueur extraordinaire, qui, au milieu des neiges de la Russie, un jour de chasse, alors qu'il avait dix-huit ans, lui avait fait étouffer un ours entre ses bras; Martial, dans sa merveilleuse adresse, qui le classait parmi les meilleurs tireurs de Paris.
Car ils avaient choisi l'épée.
Avec le pistolet, la vengeance est brutale, frappe aveuglément; avec l'épée, elle est non moins sûre, mais plus délicate, plus raffinée; le pistolet est l'arme d'un grossier; l'épée, celle d'un gourmet du duel, qui veut sentir sa vengeance, tressaillir à la secousse que donne à son bras le heurt de la pointe contre une poitrine, voir de près le sang rose qui jaillit et ruisselle sur la chair, et son adversaire qui s'effondre, comme un arbre scié par la base, et se tord, boire jusqu'à la dernière lueur ce regard agonisant d'un homme qu'on hait et qui va mourir.
Nertann aimait mieux l'épée.
Quand Navarre, laissé libre par lui, l'avait choisie, il n'avait pas fait d'objection.
Les témoins avaient vu cette décision avec plaisir.
La même pensée leur était venue :
- Ils sont d'égale force, ils ne se tueront pas.
Martial et Nertann étaient tombés en garde, et tout de suite, avaient engagé le fer, sans tåtement, sans préparation, mais avec, de part et d'autre, une sûreté de main et une vélocité admirables. On sentait que ce n'était point là un duel de roman, mais un duel à mort.
Après cinq minutes, ils se reposèrent. Nertann, très gros, suffoquait sous la chaleur torride que l'ombre protectrice des arbres n'empêchait pas. De grosses gouttes de sueur descendaient sur son visage et, en mouillant ses favoris roux, leur donnaient comme une teinte plus foncée, presque brune.
Navarre, plus nerveux et plus maigre, souffrait moins de la chaleur; il avait un peu de moiteur seulement à la racine des cheveux.
Ils reprirent haleine et s'attaquèrent de nouveau avec furie; chaque coup de Nertann arrivait en pleine poitrine, jusqu'à l'effleurement de la peau, mais était éloigné avec une parade prodigieuse, et suivi d'une riposte qui rejetait le baron à distance et tenait les chances toujours pareilles.
Soudain, ce fut un drame horrible qui se passa dans la durée d'un éclair. Nertann battit le fer comme pour un coup droit, simula le coup, déroba sur une première parade et se fendit à fond.
C'est un coup très simple, connu de toutes les salles d'escrime et que Martial, depuis le début du duel, avait déjà évité deux fois.
Mais à cet instant suprême, au moment où l'épée du baron, passant par-dessous, s'allongeait avec la rapidité de la foudre, un rayon de soleil, perçant à travers deux feuilles, lui jeta sur les yeux une ruisselante lumière...
Cela fut long comme le dixième d'une seconde; les feuilles, en haut, se rejoignirent, et la découpure de lumière, large comme un fin mouchoir de femme, disparut.
Mais cela suffit à Nertann.
Martial avait cligné les yeux, surpris, aveuglé, et la parade de quarte ou de quarte basse qui pouvait éloigner le formidable élan du baron arriva trop tard.
Il fit deux pas en arrière, chercha å se retenir, étendit les bras qui s'accrochèrent à des branches d'arbuste et tomba lourdement sur le dos, l'épée brisée en pleine poitrine.
Le sang, obstrué, s'épanchait à l'intérieur, et ne sortait que par un mince filet très lent, pareil à celui d'une forte coupure. Il poussa un profond soupir, se tordit et resta immobile, les mains fouillant l'herbe...
M. de Puyseulx regagna la grande allée où attendaient les voitures, se jeta dans l'une d'elles et se fit conduire ventre à terre à Ville d'Avray, où il eut le bonheur de rencontrer un médecin qu'il ramena, du même train, jusqu'au taillis. Pendant ce temps-là, Nertann, après s'être habillé, était parti avec M. Landry de Haulmé et Ivan Martoff, ses témoins.
Quand le médecin ramené par M. de Puyseulx, le docteur Poinselot, arriva
auprès du blessé, il examina la plaie attentivement, appuya son oreille contre le cœur, la main contre les tempes, fit une grimace, haussa les épaules et dit :
- Il y a encore un petit battement du cœur à peu près perceptible; dans une heure, tout sera fini.
Roberde et Puyseulx, très pâles, se regardérent.
Ils aimaient beaucoup Navarre, qu'ils connaissaient de longue date; c'était une amitié d'enfance; cette mort brutale les rendait si émus qu'ils ne purent prononcer même une parole.
- Allons, aidez-moi, fit Poinselot qui ne semblait point patient, aidez-moi à le transporter jusqu'à la voiture... Le cahot, le moindre mouvement va le tuer... Encore ne faut-il pas le laisser mourir ici.
S'adressant à Roberde :
- Vous, monsieur, prenez-le par les jambes, au-dessus des genoux...
À Puyseulx :
- Vous, entourez-lui le corps avec vos bras, par-dessous la blessure... Là. c'est bien... Ne le serrez pas... Prenez garde aux secousses... Je vous l'ai dit... La moindre occasionnerait la mort...
Et, passant par derrière :
- Moi, je vais lui soutenir la tête, pour empêcher que le sang vienne à la gorge et l'étouffe.
Et c'est ainsi qu'ils allèrent doucement, avec d'infinies précautions, à travers le bois, dont les feuilles leur caressaient et dont les basses branches leur fouettaient le visage.
Et la voiture descendit à Ville-d'Avray.
Dans la matinée, Josépha avait remarqué les allées et venues de Serge. Elle l'interrogea après le départ de son mari pour le bois de Boulogne. Serge, auquel Nertann n'avait pas recommandé la discrétion vis-à-vis de sa maîtresse, n'hésita pas à raconter ce qu'il savait.
- Ils vont se battre, c'est certain, se dit-elle.
Et, partagée par des sentiments contraires, d'uue violence sans pareille, elle attendit, tantôt prise d'épouvante et d'horreur à la pensée que Martial, par sa faute, allait mourir; regrettant alors ce qu'elle avait fait, attendrie par cet amour qui la tenait au plus profond de son étre, qui était son rêve depuis longtemps et dont la brusque terminaison la laissait inassouvie; tantôt rejetant ses regrets comme une faiblesse et souriant à la vengeance satisfaite, évoquant, pour activer le foyer de sa haine, toutes les hontes de la nuit précédente...
Elle était encore dans son lit, quand, tout à coup, tressaillante, elle se souleva sur les deux mains, la tête penchée en avant...
Son mari entrait.
- Ah ! bégaya-t-elle, c'est vous, vous voilà, c'est fini... Vous n'êtes pas blessé ?
Il ne répondit pas; et elle, haletante, avec une interrogation suprême :
- Eh bien ?...
Il tira sa montre et froidement :
- Vous m'avez dit de le tuer... Il doit être mort à cette heure-ci !
Elle était hors du lit; sa chemise, qu'elle ne retint pas, glissa et la laissa toute nue, effrayante de désespoir :
- Mort ! Mort !
Elle s'élança sur Nertann avec un bond de tigresse; puis, brusquement, comme s'il l'eût foudroyée, elle tomba raide, évanouie.
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