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Citation de Cleophyre_Tristan


Qu'était devenu Nertann ?
Nous l'avons laissé lorsque, sortant du bal de Mme de Villemereux, sur le conseil de sa femme, il tirait sa montre et constatait qu'il pouvait aller souper à Neuilly avant de guetter le retour de Vilmorin.
- J'ai le temps ! avait-il dit.
Il flâna dans Auteuil pendant quelques minutes, puis tout à coup une idée lui passa par l'esprit.
Il se sentait inquiet; il avait l'âme troublée; il avait peu de scrupules, de scrupules de ce genre-là surtout; son éducation, la haute main qu'il avait toujours eue dans son pays sur tout ce qui l'entourait, laissait chez lui peu de prise à des réflexions timorées; l'hésitation ne venait donc pas de l'horreur du crime qu'il allait commettre, mais des obstacles qu'il craignait de rencontrer.
- Je ne suis pas en train, murmura-t-il.
Et c'est alors qu'il s'était dit :
- Si je soupais avec des filles !
Aussitôt conçu, le projet fut exécuté. Des filles, il ne songea point à les demander ni à Mabille, ni aux restaurants à la mode du boulevard. Elles ne l'eussent point amusé. Il les connaissait toutes, avec leur genre d'esprit, leurs réparties, toujours les mêmes, leur bêtise et leur insignifiance : il descendit un degré de plus, et au fur et à mesure qu'il s'en allait par les rues d'Auteuil, il se fit suivre de femmes dont il entendait derrière lui les appels engageants :
- Psst !... Psst !... Monsieur, venez chez moi !
Il les invita alors à souper en sa compagnie. D'abord, elles refusèrent, croyant qu'il plaisantait, mais finirent par accepter en voyant qu'il parlait sérieusement. Il en eut bientôt, de cette façon, réuni sept ou huit. On prit deux voitures et l'on gagna le restaurant Gillet, auprès des remparts, de l'autre côté de la porte Maillot.
En chemin, elles s'étaient monté la tête à force de criailleries et d'éclats de rire, de telle sorte que Nertann put être sûr que l'entrain ne manquerait pas à la fête originale qu'il s'offrait.
Toutefois, ces filles de la nuit, quand elles se trouvèrent réunies toutes les sept, sous la ruisselante clarté d'un lustre, réfléchie par des glaces críblées de coups de diamants, dans un cabinet particulier, eurent encore de la méfiance, un certain embarras.
Elles se regardaient, ne riaient plus que du bout des dents et se parlaient bas...
Il y avait là les célébrités de la rue dont les dossiers étaient à la préfecture de police : Joséphine, La Cireuse, Souris, Rachel, La Grêlée, La Déche et Tam-Tam..., toutes, exceptée Souris, très grasses, le poitrail en avant, la gorge découverte, un fichu blanc sur les épaules, la tête nue, les cheveux pommadés, les cils passés au kohl, les yeux fatigués et fiévreux, la voix éraillée, la bouche ignoble, portant les robes relevées d'un côté pour laisser voir le pied chaussé de fines bottines et les dentelles des jupes, leur seul luxe.
Elles avaient des toilettes aux couleurs criardes, surtout bleues, et quelques-unes simplement leur peignoir.
Mettre un âge sur ces figures passées au blanc et au rouge était impossible.
L'âge ne comptait plus pour elles; les jours n'avaient plus d'heures et les années plus de jours; depuis longtemps elles ne vieillissaient plus !
Souris seule était jeune. Une enfant ! Certes, elle n'avait pas seize ans, alors que sa voix et sa tenue accusaient déjà une longue expérience des sales débauches, mais ses yeux restaient limpides, sa bouche fraîche, son cou blanc et pur, flexible comme celui d'un cygne; sa taille était à peine formée; les épaules avaient la maigreur de la jeunesse; la prostitution avait pris cette enfant au berceau et devait ne la point lâcher avant la mort. Du reste, elle enchérissait, dans ses propos, sur la liberté de langage de ses compagnes. Le vice depuis longtemps l'avait gangrénée jusqu'aux os.
L'aubaine d'un souper pareil, cette lumière qui leur blessait les yeux. l'aspect de Nertann, grave, cérémonieux, qui n'avait pas encore ôté à son habit sa brochette de décorations étrangères, leur en imposaient, causaient cet embarras.
Nertann y mit fin d'un mot.
- Allons, mes enfants, à table et soyons gais !
Alors ce fut un papotage de filles lâchées, des rires fous, bruyants, qui brisaient les vitres, des cris, des exclamations bêtes, des appels, des réflexions bizarres, des mots d'argot auxquels Nertann, très familier pourtant avec la langue française et le langage parisien, comprenait peu de choses... Cela éclata après le premier verre de champagne, qui leur mit à toutes le sang aux joues, rougit et alluma leurs yeux, détendit leurs lèvres d'un large sourire.
Et les coupes succédèrent aux coupes, les bouteilles aux bouteilles; elles buvaient avec une avidité bestiale, ainsi que des assoiffées eussent bu de l'eau fraîche, excitées par Nertann, qui toujours grave, toujours cérémonieux, les mettait au défi !
Très libres entre elles, ne s'occupant guère plus du baron que s'il n'était pas là, elles gardaient à son égard, quand elles avaient à lui parler, un ton où elles affectaient de mettre une politesse obséquieuse.
Mais cela dura peu. Le vin les émoustillait.
"Après tout, s'il était venu là, ce monsieur, se disaient-elles, c'est qu'il avait envie de rigoler !"
Alors, elles le tutoyèrent.
Nertann, lui, commençait à s'épanouir... Son sang s'échauffait, circulait dans ses veines avec fièvre... Et ses yeux étincelaient.
- Du champagne, toujours, ces dames ont soif !
L'orgie continua.
Elles buvaient en riant, contentes de tant de choses, et La Grêlée, soûle,
répétait toutes les minutes :
- Nom d'un chien ! Je sais bien qui est-ce qui aura mal aux cheveux demain matin !
- À la fortune du pot, ma chère.
- Est-on veinardes tout de même, hein, d'être tombées sur un pareil type ?
- J'ai regardé son portefeuille... Il est bourré de billets de cent, de cinq cents et de mille.
- Et il boit ! L'as-tu vu, ma chère ?
- Si je l'ai vu ! On dirait qu'il s'affûte le sifflet comme s'il avait des chagrins à noyer.
Elles riaient à se tordre, et pourtant Nertann les intriguait. Pourquoi les avait-il fait venir, en somme ? Est-ce qu'il avait un projet mystérieux, ou bien était-ce simplement pour s'amuser, pour se mettre en train ?
Elles ne savaient.
Souris alla se mettre sur ses genoux et l'embrassa.
- Dis donc, fit-elle, qu'est-ce que tu veux de nous, à la fin ?
- N'êtes-vous pas satisfaites ? N'avez-vous pas bien bu ? N'avez-vous pas bien soupė ? demanda le mari de Josépha.
- Si.
- Alors, que veux-tu de plus ?
- Dame ! Tu n'as pas l'air de vouloir rire !
Et Souris s'abandonnait, endormie brusquement par l'ivresse; il la coucha sur une chaise.
L'ivresse le gagnait lui-même.
Et c'est ce qu'il avait voulu : s'étourdir.
Rachel, une blonde bouffie, lui tirait la barbe :
- Comme t'es tranquille !
Elle alla chercher sa coupe vide.
- Mon verre se fane, dit-elle, arrose-le !
Il lui versa du champagne à pleins bords. Elle en but la moitié, goulûment,
puis :
- Je vais y mettre de l'eau... Joséphine, passe-moi l'anisette de barbillon.
Elle but encore et présenta son verre au baron :
- Tiens, dit-elle, ça rafraichit.
Mais il refusa. Elle le regardait curieusement.
- Comme tu es rouge, mon petit père. Tu as attrapé un coup de bouteille ?
Et de rire, les deux mains serrant les côtes.
- Tu ne vas pas t'endormir, je suppose ?
- Je n'en ai guère envie...
- Alors, pourquoi que tu fais tes yeux de carpe frite ?
Nertann étouffait, se sentait mal à l'aise; le sang lui montait au visage; il alla s'accouder à une fenêtre, et là, respira largement.
Cela lui fit du bien.
Tout à coup, il fut distrait par ce qui se passait derrière lui. Une querelle s'élevait entre deux des filles, Joséphine et la Grêlée.
- Tu vas me l'payer !
- Viens-y donc !
Les autres applaudissaient, battaient des mains en criant :
- Chaud ! Chaud ! Les petits pains !
Rachel s'approcha de Nertann, intéressé :
- Elles vont se crêper le chignon, dit-elle; c'est toujours comme ça quand on sort avec elles... As-tu déjà vu des femmes se flanquer un coup de peigne ?
- Non.
- Eh bien ! Regarde-les, mon petit chou... Et c'est la grande Joséphine qui va écoper, tu verras.
Les deux viragos, enrouées, s'insultaient grossièrement.
La lutte débutait par des injures, à la façon des héros d'Homère; mais sur une dernière et sanglante épithète, elles en vinrent aux coups.
Ce fut la grande Joséphine qui « écopa », comme l'avait prédit Rachel. Toutes deux roulèrent sous la table; on entendit des jurements, des gémissements, des coups sourds de crânes sur le parquet...
- Elles s'assomment, dit Tam-Tam, effrayée.
Puis, plus rien ! Elles étaient endormies côte à côte, ivres-mortes !
Nertann sentait sa tête s'alourdir.
Il appela un garçon, lui jeta sans compter une poignée de louis et sortit précipitamment.
Les filles s'élancèrent pour le suivre.
Rachel s'accrochait à son bras.
- Ne partez pas comme ça, mon gros !
Il la repoussa et disparut.
- En voilà un imbécile ! se dirent-elles.
Elles ne s'en occupèrent plus et reprirent le chemin d'Auteuil, titubant, fumant et criant, pendant que les garçons, sans sourciller, traînaient par les jambes, dans un coin, Souris, Joséphine et la Grêlée, pour les y laisser dormir à l'aise.
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