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Citation de Cleophyre_Tristan


Depuis quinze ans, c'était la première fois qu'elle allait se trouver face à face avec cette femme qui avait été sa rivale autrefois, et qui maintenant était la maîtresse de celui qu'elle, Jeannine, avait tant aimé jadis, à ce point que l'amour couvait encore en son âme comme un feu mal éteint. Elle ne tremblait pas, sûre de passer là inconnue, elle se tenait droite et immobile devant Josépha qui la regardait et qui n'avait pu se défendre d'un mouvement d'horreur.
À trente-cinq ans, la baronne était plus belle encore peut-être qu'à vingt ans; elle était restée souple; sa démarche était toujours élégante et majestueuse; sa taille riche crevait l'étroitesse de son corsage et ses hanches larges saillaient en lignes voluptueuses et robustes sous les plis d'une robe de bal, d'une richesse inouïe.
Elle se disposait à sortir. Malgré la répulsion instinctive que lui inspira Marie Talbert, l'affaire, selon l'expression de Caroline, fut bientôt arrangée.
- Voilà, dit-elle, la présentation faite... Maintenant, débrouillez-vous comme vous l'entendrez.
Et Nertann et Marie Talbert restèrent.
La vitriolée ne bongeait pas, immobile comme le paralytique; celui-ci remuait le bout des doigts, le seul geste qu'il pût faire; il voulait voir sa nouvelle gardienne.
Alors Marie Talbert, faisant deux ou trois pas, comme si elle eût été mue par un ressort, se trouva devant lui, et ses yeux se rencontrèrent avec ceux de ce mort-vivant.
Oui, c'était Nertann; elle le reconnaissait, malgré les terribles changements apportés par l'âge et la souffrance dans sa physionomie.
C'était lui, bien que ses cheveux fussent tout blancs, longs, négligės, broussailleux et sales.
C'était lui, malgré ses yeux ternes en ce moment et pareils à ceux d'un mort... Et cette paupière si lourde qu'elle semblait un poids énorme qu'il ne relevait qu'avec peine.
C'était lui, malgré ce front chargé de rides...,
Malgré cette bouche distendue, ignoble, où restait immuablement comme un rire.
Le visage était jaune et rude, repoussant, et tout ce corps d'une effrayante maigreur.
On eût dit qu'il ne tenait plus à la vie que par un fil.
Oui, c'était bien le baron Nertann... C'étaient ses restes plutôt, mais ses restes vivants... Sous les décombres, il devait se trouver un corps, une âme... Et si la paralysie empêchait Marie Talbert de torturer le corps, au moins il lui était permis de rendre à cet homme souffrance pour souffrance, coup pour coup.
Car Laurence ne l'avait pas trompé, c'était lui, l'infâme, elle le voyait...
Sur une de ses joues, était le stigmate de la déchirure impitoyable qu'elle lui avait infligée; la cicatrice était bien visible, d'un blanc exsangue au milieu de l'épaisseur de la barbe qui avait poussé autour.
Et, toutes ses répugnances s'en allant, chassées par la haine, elle s'approcha encore et ses yeux plongèrent dans les yeux du paralytique.
Celui-ci regarda. Ses doigts remuaient toujours. Il abaissa et releva la tête pour échapper à ce regard vengeur de femme, se repaissant de sa haine. Il essaya de parler.
- Ra ! Ra ! Ra !... disait-il.
Il n'avait pas prononcé une seule parole depuis le jour où l'apoplexie l'avait foudroyé.
Pourtant il avait peur; il était facile de le voir; il avait peur instinctivement, sans reconnaître Jeannine, car son visage jaune prenait une couleur terreuse et il ferma les yeux.
Et Marie Talbert, très bas, disait :
- Oui, je suis votre garde... On m'a chargée de veiller sur vous... Et ne craignez rien... Je ne faillirai pas à ma tâche. Vous me trouverez toujours quand vous aurez besoin de moi.
Il souleva les paupières, comme si ces paroles, malgré le ton dont elles avaient été dites, l'eussent tranquillisé.
Mais elle continuait, avec un rire haineux :
- Je ne vous quitterai jamais... Je ne vous abandonnerai pas... J'aurais trop peur de vous perdre. maintenant que je vous ai enfin trouvé... Ah ! Je finissais par désespérer... Mais non, le hasard m'a servie.
Et, après un silence :
- Vous ne comprenez pas, vous ne pouvez comprendre ce que je dis lå... Vous ne pouvez non plus me reconnaître... Mais attendez... Je vais rappeler vos souvenirs, je vais les préciser... Votre vie finit le jour où cette paralysie vous a condamné à une immobilité complète, à une mort cent fois plus terrible que la mort. Eh bien, c'est de ce jour-là que je veux vous parler, de cette nuit-là, plutôt... Sans doute, vous n'avez pas perdu la mémoire... Le médecin prétend que votre intelligence est restée aussi saine qu'autrefois, et qu'aujourd'hui comme il y a quinze ans, vous pouvez percevoir avec la même lucidité tout ce qui se passe autour de vous... Je ne crains donc pas de n'être point comprise.
Les doigts du malade remuaient toujours; ses paupières battaient; dans ses yeux se lisait une anxiété... Ils disaient clairement :
- Quelle est cette femme ? Où veut-elle en venir ?
- Patience, fit-elle, saisissant cette lueur et ne s'y trompant pas... Ah ! Je l'avoue, je suis une garde-malade étrange... Et personne ici ne se doute du langage que je vous tiens... Est-ce vous qui le répéterez, dites ?... Vous vous demandez à quoi je fais allusion ?... Vous me regardez avec épouvante et vous cherchez à mettre un nom sur mon visage déformé, qui vous est inconnu... Avez-vous oublié votre lâche et infâme attentat de Neuilly, baron de Nertann ?
- Ah ! Ah !... râlait le paralytique, effrayant, tant il était blême...
- Vous avez cru sans doute que le crime était enseveli dans l'oubli éternel ? Détrompez-vous ! Vous avez cru aussi que personne, jamais, ne viendrait vous le reprocher... Une seule femme savait votre nom, Laurence, et elle avait intérêt à ne pas le révéler... Et voilà que votre crime se lève tout à coup devant vous !!!...
Et lui renversant la tête sur le dossier du fauteuil, pour l'empêcher de fuir son regard :
- Je suis Jeannine, Jeannine qui vous hait, dont les années n'ont fait qu'accroître et surexciter le désir de vengeance... Je suis Jeannine Vilmorin, dont le visage est horrible aujourd'hui, parce que de cette beauté, je ne savais que faire, parce qu'elle me gênait, me troublait, pouvait attirer sur moi l'attention, me faire reconnaitre et me forcer à la honte... Je suis Jeannine Vilmorin, que vous avez violée... Et qui a laissé cette tare sur votre visage infâme... Maintenant, me reconnaissez-vous ?
- Ah ! Ra ! Ra ! râlait toujours le misérable.
Et tout à coup, il ne bougea plus.
Il était évanoui.
Marie Talbert, secouée par un tremblement, restait debout devant lui, transfigurée par la colère satisfaite, les bras croisés, la respiration rendue pénible par une émotion intense. Sa robe noire de deuil faisait ressortir encore ce qu'il y avait d'étrange dans la pâleur de son visage, ce qu'il y avait de repoussant dans les boursouflures du vitriol. Des flammes passaient dans ses yeux, et ses narines dilatées indiquaient la violence contenue... Les efforts pour se dominer... Rester maitresse d'elle-même...
Telle fut sa première entrevue avec Nertann. (...)
Il lui fallait d'abord s'habituer à ses nouvelles fonctions, se faire connaitre des gens de l'hôtel, attirer leur confiance... Après quoi elle serait à peu près libre et l'enfant du viol pourrait venir avec elle... Rester auprès d'elle, auprès de cet homme qui était son père et pour lequel la vitriolée allait inventer des raffinements de vengeance.
Car elle l'avait déclaré à Nertann :
- Vous expiez cruellement votre crime... Je n'aurais rien trouvé de plus horrible pour vous punir... Mais cette punition n'est pourtant pas complète... Souffrir dans votre corps n'est rien... Souffrir dans votre âme est mieux... Et vous expierez, minute par minute, jusqu'à la fin de votre vie, l'atroce nuit d'il y a quinze ans...
À quoi songeait-elle ? On le saura bientôt.
Ce fut pendant deux ou trois ans une vie étrange, une vie de damnés, que celle de ces deux êtres, enchaînés l'un à l'autre.
Ce fut une misérable existence passée côte à côte avec des jouissances pour Jeannine, d'infernales tortures pour Nertann.
Ah ! Vilmorin, le suicidé, l'avait dit, un jour :
- La haine a du bon quelquefois.
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