Voici un nouveau livre qui s'inscrit dans ma découverte de romans de la Rentrée littéraire (même si on s'en écarte peu à peu, désormais ce sont les romances de Noël qui apparaissent déjà !), d'autant plus intéressant que l'autrice, que je n'avais encore jamais lue, est rwandaise, un pays que je n'avais encore jamais visité en littérature !
Un pays, aussi, qui est intimement lié à la Belgique… Pour ceux qui découvriraient ma prose à travers ce commentaire précis : je suis donc belge, d'origine européenne – je le précise car ça a sans doute sa petite importance dans ma perception de ce livre.
Au passage, je remercie une fois encore Lirtuel, la bibliothèque virtuelle belge francophone, de mettre d'aussi bons titres à disposition de ses lecteurs !
L'histoire tient en assez peu de choses : la jeune Ikirezi, jeune femme d'origine rwandaise, qui s'exprime à la 1re personne du singulier à travers tout le livre, est thésarde en études africaines dans une université des États-Unis (d'Amérique) et a décidé de centrer sa thèse sur les mouvements religieux en Afrique de l'Est dans les années 1930. C'est alors qu'elle se souvient de sa propre enfance : elle était la petite fille toujours malade et chétive dans une fratrie de forces de la nature, les médecines traditionnelles n'avaient que peu d'effet et ses parents se méfiaient des médecines des « padri » (les pères blancs), si bien que sa mère avait fini par l'amener auprès d'une prophétesse et thaumaturge qui faisait grand bruit dans le voisinage, une certaine «
Sister Deborah ». Ikirezi, devenue la chercheuse Miss Jewels, part ainsi à la recherche de l'histoire de cette femme, en commençant par les souvenirs de sa propre enfance, pour en arriver à une espèce de biographie de cette Noire américaine, qui était venue au Rwanda (après bien des détours), guidée soi-disant par l'Esprit-Saint.
D'emblée, l'autrice n'est pas tendre envers les pères blancs qui sévissaient alors en Afrique, et certainement au Rwanda. Ainsi, j'ai d'abord craint qu'on parte vers un africanisme débridé qui, s'il a sans doute bien des raisons d'être, finit parfois par lasser. La suite prouvera très vite que l'autrice a largement réussi à éviter cet écueil, malgré quelques piques envers « les Belges », acerbes mais jamais enflammées cependant, et de toute façon, sans aucun doute, très justifiées.
Pourquoi alors me suis-je quand même sentie gênée quand elle écrit un moment que « Les pasteurs avaient suivi les askaris de la Schutztruppe dans leur retraite lorsque les Belges avaient envahi le Rwanda. » ? Tout simplement parce que, à côté de tant de petits éléments bien réels et (en grande partie) regrettables de la présence belge au Rwanda, les Belges n'ont jamais « envahi » ce pays ! en tout cas pas au sens premier et le plus largement accepté du terme. Il se trouve que le Rwanda faisait partie de l'Empire colonial allemand depuis la fin du XIXe siècle, empire qui a été redistribué, si l'on peut dire, sous l'égide de la Société des Nations (vous savez ? cet ancêtre de l'ONU) à la fin de la Première Guerre mondiale – comme dit Wikipédia (https://fr.wikipedia.org/wiki/Empire_colonial_allemand), que je cite car en plus ils indiquent une référence – dans un but bien précis, aussi discutable qu'il soit : « Il s'agit pour les puissances victorieuses d'agrandir leurs empires coloniaux aux dépens de l'Allemagne mais aussi de punir moralement l'Allemagne. L'Allemagne, responsable de la guerre, a fait acte de barbarie et, en ce sens, elle est incapable d'assumer la mission « civilisatrice » que les contemporains attachent au colonialisme. » La Belgique a ainsi reçu le Rwanda-Urundi comme on les appelait alors (comme la France, par exemple, a reçu le Cameroun, qui s'écrivait jusque-là Kamerun).
Alors, on est bien d'accord que, du point de vue des populations indigènes, ces subtilités politiques européennes avaient sans doute un effet qui pouvait ressembler à un envahissement, notamment à travers le fait de devoir changer de langue du jour au lendemain. Cependant, c'est maladroit d'utiliser un terme aussi ambigu du point de vue historique, dans un livre qui se veut quand même quelque peu érudit.
Ce détail étant posé, le reste n'a été qu'enchantement ! L'autrice écrit son livre à la façon d'un conte africain – du moins, à la façon dont on perçoit ce que peut être un conte africain depuis l'Europe. C'est un récit à tiroirs, où la biographie de cette fameuse
Sister Deborah n'est racontée qu'à travers bien des circonvolutions, des anecdotes, etc. En outre, comme je disais plus haut, on a commencé par l'enfance de la narratrice et sa vision de
Sister Deborah, si bien qu'il y a d'inévitables redondances quand on revient à la vie de cette femme à partir de ses débuts en Amérique, mais le point de vue et la façon de conter ces passages-là sont tellement différents, avec en même temps un effet de rappel au lecteur, que ce n'est pas du tout gênant, au contraire : on a même tout à coup l'impression d'être complice d'Ikirezi dans son étude !
Comme je laissais entendre plus haut, aussi,
Scholastique Mukasonga dénonce à travers ce livre tous les excès de la religion, quelle qu'elle soit : j'ai parlé des pères blancs, mais les autres en prennent pour leur grade aussi ! Cela va de la méfiance envers ces pasteurs américains (qui ne parlent donc ni le français devenu obligatoire, ni le kinyrwanda local), qui en plus sont Noirs eux aussi ! et parlent des mêmes concepts que les fameux « padri », mais d'une façon différente et même parfois opposée – on comprend très vite qu'ils ne s'entendent pas entre eux, et accepter le baptême proposé par le pasteur protestant qui accompagne
Sister Deborah, c'est s'attirer les foudres des pères blancs – jusqu'aux dérives sectaires desdits pasteurs protestants, qui promettent monts et merveilles dans un avenir proche, avec en plus l'idée que le Rwanda serait la nouvelle Jérusalem, et le Messie une Femme Noire ! Pourquoi pas après tout ?...
Les seuls qui s'en sortent à peu près bien, finalement, sont les sorciers et plus encore les sorcières attachées aux religions traditionnelles africaines, avec une très belle image d'une mère nourricière qui ne peut que séduire, bien davantage que le dieu sévère barbu des pères blancs ou la femme noire messianique. de plus, même si Ikirezi choisit également de s'en détacher, cette espèce de déesse-mère ne reçoit pas le même traitement quelque peu acide que les padri ou les pasteurs protestants sectaristes.
Inutile de dire que, si la critique avérée passe aussi bien, c'est parce qu'elle est teintée d'un humour, certes discret, mais bien présent, dans cette façon de conter une histoire aussi improbable, avec grand talent, un choix des mots (presque) toujours opportun, et une musicalité évidente dans la langue, que j'ai beaucoup appréciée. Je pense que je lirai avec plaisir (quand ma gigantesque PAL aura un peu baissé, toutefois) un autre livre de l'autrice !