Dans son dernier roman, l'auteure anglo-saxonne
Tracy Chevalier surprend en proposant une construction littéraire qui se joue de la contrainte temporelle.
Par la métaphore du ricochet sur la lagune, elle prend la liberté de narrer le destin d'Orsola, issue d'une lignée de souffleurs de verre sur la célèbre île de Murano, en jouant avec deux échelles temporelles différentes, celle de ses personnages vivant "de ce côté-ci de la lagune" et celle du reste du monde, la « terraferma ». Ainsi, l'histoire court de 1486 à nos jours en un surprenant postulat de départ où deux axes temporels n'avancent pas à la même vitesse.
extrait du prologue:
""Il est étrangement difficile de mesurer la cadence à laquelle le temps passe – de déterminer s'il fuit plus rapidement pour d'autres que pour soi. Comment être sûr, alors, que les horloges d'un endroit donné avancent à la même vitesse qu'ailleurs ? Que les artisans de la Cité des Eaux et de l'île du verre ne vieillissent pas plus lentement que dans le reste du monde ?""
Ce roman original dans sa construction est découpé en 3 parties composées de 8 chapitres au total qui seront l'occasion à chaque fois de faire un bond dans le temps pour nous faire traverser les siècles du début de la Renaissance aux années COVID.
Orsola est la fille d'un maître verrier qui décède accidentellement en travaillant le verre laissant la famille démunie et en grande difficulté financière, les frères aînés n'étant pas encore suffisamment formés pour prendre la succession de leur père. Adolescente au caractère bien trempée, Orsola souffre de ne pouvoir oeuvrer dans l'atelier en raison de son statut de femme.
Marie Barovier, une des premières femmes à pratiquer l'art du verre de Murano initiera pourtant la jeune fille à l'art du verre filé. Commence alors un long apprentissage pour Orsola qui doit lutter pour s'imposer dans ce monde d'hommes. Pugnace et très douée, elle devient une fileuse de verre reconnue, produisant des perles, moins prestigieuses que les carafes lustres et autres miroirs, mais en vogue à l'époque des grands navigateurs qui en font le commerce avec les peuples premiers.
Le ricochet temporel nous fait traverser le temps à plusieurs reprises. Il nous transporte d'abord en 1574 où Orsola fait la rencontre
D Antonio, le pêcheur aux cheveux blonds, l'amour d'une vie. Puis il nous plonge dans les affres d'une terrible épidémie de peste avec mise en quarantaine de l'île.
Au gré des huit chapitres, d'autres obstacles et épreuves relatifs à d'autres époques jalonnent ce récit foisonnant donnant à voir avec habileté tantôt le destin de la famille Rosso tantôt l'arrière-plan des événements mondiaux où le temps défile très vite comme dans un théâtre où le décor change tandis que les comédiens demeurent inchangés sur scène.
Jusqu'aux dernières pages où le temps de la « terraferma" se réajuste à celui de Venise afin de clore l'histoire d'amour d'Orsola, fil rouge du roman symbolisé par un dauphin de verre, on accompagne la famille Rosso…
Cette option temporelle particulière est une trouvaille qui fonctionne très bien, permettant au lecteur d'accompagner tous les personnages de cette histoire de bout en bout, tout en lui permettant de percevoir les changements de plus en plus prégnants que subissent la Sérénissime et sa voisine Murano, au cours des siècles.
Tracy Chevalier est une auteure méticuleuse qui entre véritablement dans les époques et les modes de vie. Sa précision historique permet d'émailler le propos d'une foultitude de détails passionnants qui donne du corps au récit et nous permettent de croiser Casanova,
Joséphine de Beauharnais ou encore l'extravagante Marchesa
Casati. Et j'avoue que j'adore ça… et je me suis totalement laissé téléporter dans l'atelier, la gondole ou au Fondaco dei Tedeschi pour y rencontrer le grossiste Herr Klingenberg et voir Orsola gagner sa place de maîtresse verrière.
Tracy Chevalier est une sacrée conteuse soucieuse de dépeindre l'évolution du monde, de la société des hommes, sachant mettre en perspective les époques pour mieux en souligner l'immuable, mais aussi les dérives aberrantes.
Une lecture franchement recommandable !