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Jules Rouff et Cie [corriger]


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L'Endormeuse (Les Damnées de Paris, Tome 1)

De tous les artisans féroces du roman-feuilleton, il fut le plus grand, le plus vendu, certainement le plus célèbre, même auprès des gens qui ne goûtaient pas ce genre littéraire.

Né en 1851 en banlieue de Charleville-Mézières, dans les Ardennes, Jules Mary se retrouva pris entre deux feux lors de la guerre franco-prussienne de 1870. Incorporé comme franc-tireur, il fit ses premières armes littéraires comme correspondant de guerre pour quelques journaux locaux. Alors que l'armée française était en passe d'être vaincue, Jules Mary choisit de déserter, et monta à Paris, où il savait qu'un camarade d'enfance, lui aussi natif de Charleville, lui aussi féru d'écriture, y mènait une envieuse vie de bohème. le nom de ce jeune homme ? Arthur Rimbaud.

Durant quelques années, Jules Mary et Arthur Rimbaud partagèrent une existence bohème dans le Quartier Latin, alors très populaire et où s'étalait, à côté des étudiants de la Sorbonne, une grande misère qui n'épargna pas les deux jeunes gens, lesquels ne mangaient pas tous les jours et tentaient en vain de vivre de leur plume. Jules Mary, plus tard, parlera de ces « années Rimbaud » avec beaucoup d'amertume.

La rupture entre les deux amis fut probablement due à Jules Mary, qui, tenant à vivre décemment, renonça à la littérature et devint journaliste-rédacteur pour plusieurs organes de presse, d'abord en vendant ses souvenirs de guerre, puis en écrivant sur une très grande variété de sujets.

En 1875, il est embauché comme rédacteur parlementaire au « Petit Moniteur », où il devint feuilletoniste dès 1878, avant d'être débauché par le « Petit Parisien », son employeur définitif, où on lui accorda, à partir de 1880, un contrat annuel à 30 000 francs par an, soit l'équivalent de 114 000€. Une somme absolument phénoménale pour l'époque !

Quel fut donc le secret de cette réussite hors-norme ? D'abord, Jules Mary était un rationaliste et un travailleur méthodique qui, toute sa vie, s'est défié de la fantaisie dans la création. Contrairement à beaucoup de ses confrères, Jules Mary ne se risqua jamais dans le fantastique, la science-fiction ou les aventures exotiques lointaines. Ses romans sont presque tous des récits policiers, avec un crime, - souvent passionnel -, un innocent accusé à tort, une rivalité amoureuse ou adultère, ou un personnage dont quelqu'un souhaite la perte.

La jalousie, la rancoeur, la colère, la misère humaine, le goût du sang, les rivalités familiales, avec ou sans héritage à la clé : voilà les ingrédients de base de la tambouille littéraire de Jules Mary !

À noter cependant que, contrairement au fondateur du roman policier, Émile Gaboriau, Jules Mary n'aimait pas les enquêtes où l'on s'interroge sur l'identité du meurtrier. Il privilégiait l'émotion au suspense. Généralement, on sait tout de suite qui est l'assassin. le véritable enjeu, c'est de parvenir à prouver la culpabilité du meurtrier de manière indubitable, alors qu'un innocent est accusé de son crime.

La recette paraît basique, et certes, Jules Mary n'a pas apporté de l'originalité au genre feuilletonesque, mais outre qu'il mettait un soin extrême à la rédaction de ses romans, laissant peu de place à l'improvisation,et poussant parfois très loin la complexité des intrigues, il donnait volontiers dans des détails sordides, et notamment, se sachant un lectorat majoritairement féminin, il usait et abusait des scènes de viol, avec un sadisme quelque peu malaisé à lire de nos jours, mais qui satisfaisait un public féminin voyeuriste. Cela fait partie des dénis puritains de la société actuelle, laquelle regarde le viol comme un crime sacrilège des valeurs humanistes et morales, mais le viol a toujours été un objet de fantasmes malsains pour bien des femmes introverties, frustrées ou aigries à cause d'un physique peu attirant; soit comme fantasme masochiste dont la lectrice aimerait être la victime, soit comme un supplice que la lectrice voudrait voir infligé à une femme plus belle et/ou plus jeune qu'elle.

La ficelle est connue depuis les tout débuts de la littérature populaire, car les femmes travaillant rarement et sortant peu, au XIXème siècle, elles lisaient bien plus que les hommes, ce qui faisait d'elles une cible commerciale privilégiée. Cela étant dit, il est bon de préciser que Jules Mary a fait un abus manifeste en litérature des viols, comme des meurtres qu'ils induisent par vengeance.

le succès de Jules Mary fut progressif, mais il atteint un premier sommet avec le triptyque « Les Damnées de Paris », publié en 1884  chez Jules Rouff, avec de magnifiques gravures du grand illustrateur belge Alexandre Ferdinandus, qui a véritablement donné le meilleur de lui-même pour ces trois ouvrages.

« Les Damnées de Paris » contient en effet trois romans divisés en deux tomes d'épaisseur différente (le premier contient deux romans, le second un seul) : Ces romans sont : « L'Endormeuse », « L'Outragée » et « La Jolie Boiteuse ». Ce troisième roman est généralement oublié des bibliographies de Jules Mary, car son titre n'est annoncé que sur la première page du deuxième tome, et non pas sur celle du premier.

Comme le titre générique le révèle, « Les Damnées de Paris » voguait sur le succès d'un autre roman sorti dix ans plus tôt chez le même éditeur (Jules Rouff, spécialiste du gros feuilleton en format géant), « Les Amoureuses de Paris » (1875) d'Émile Richebourg, qui fut souvent imité. Il s'agissait d'un portrait caricatural de la mondaine parisienne, croqueuse d'hommes, aussi belle que dangereuse, collectionnant et ruinant ses amants sans le moindre scrupule, et enivrée jusqu'à la démence du pouvoir qu'elle possède sur eux. Ce roman, comme tous ceux qui s'en inspirèrent, rencontra un énorme succès auprès de lectrices provinciales pas mondaines et à la vie intime inexistante.

« Les Damnées de Paris » était censé exploiter cette même veine, mais avec bien plus de liberté, étant deux fois plus épais que le roman d'Émile Richebourg. « L'Endormeuse » et « La Jolie Boiteuse » furent pré-publiés en 1882 dans le « Petit Parisien » dans des versions censurées et plus courtes; « L'Outragée » est directement sorti en volume en 1884, et fut placé en position centrale, afin de servir – très imparfaitement – de mastic entre les deux autres romans, reprenant quelques personnages du premier tome, et faisant apparaître ceux qui se retrouveront dans le troisième. Ce qui n'empêche pas plusieurs incohérences que l'on verra plus tard.



L'action se passe d'abord dans les années 1850. Martial Navarre, un jeune homme de la haute-bourgeoisie, se prépare à épouser la jeune Jeannine Vilmorin, fille d'un éminent professeur veuf. Les fiancés semblent faits l'un pour l'autre, et tout le monde se réjouit de cette union à venir, ou plutôt : presque tout le monde. La baronne Josépha de Nertann, créature provocante, mondaine, autoritaire, mais immensément belle, s'est amourachée de Martial Navarre, et refuse que ce mariage ait lieu. Pourtant, s'il subit comme chaque homme l'incroyable magnétisme de la troublante Josépha, Martial Navarre lui préfère de très loin la belle, douce - et toujours vierge-  Jeannine, qui se fait de l'amour une idée bien plus noble.

Néanmoins, Josépha est persuadée que si elle parvient à l'amener dans son lit, Martial sera totalement soumis à elle, et oubliera Jeannine. Par conséquent, elle insiste, elle supplie, elle mendie presque Martial pour qu'il lui accorde une seule nuit d'amour. Celui-ci, lassé de l'opiniâtreté de la baronne et ne voyant là, comme bien des hommes dans sa situation, qu'un sacrifice peu coûteux qui lui permettra de classer l'affaire, lui offre enfin, un soir, ce qu'elle demande. Seulement le matin, le coït étant consommé, il se rhabille et il s'en va, laissant Josepha outrée de ne pas être parvenue à faire céder ce coeur trop épris d'une autre.

Elle va donc rapporter l'affaire à son mari, tout en arrangeant quelque peu les circonstances à son avantage : Martial l'aurait séduite et abandonnée, en faisant preuve d'une attitude particulièrement humiliante.

Plus âgé que sa femme, le baron de Nertann n'est pas un sensuel, il accepte volontiers que son épouse se fasse lutiner ailleurs, mais c'est tout de même une baronne, et il ne faut pas lui manquer de respect ! Il provoque donc Martial Navarre en duel, et le blesse grièvement, le laissant pour mort. Heureusement, Martial se remet lentement mais doucement de sa blessure, et considérant le litige comme clos, retourne à ses projets de mariage, au grand dam de Josepha qui, fortement émue par la blessure reçue par Martial par sa faute à elle, n'en a mesuré que plus profondément la force de son amour pour lui.

Josepha tente l'impossible pour empêcher ce mariage, va même jusqu'à visiter Jeannine chez elle, pour l'intimider et la menacer. Mais rien n'y fait, rien n'est assez fort pour séparer les deux fiancés.

Alors, Josepha décide de recourir à une solution extrême. Issue du milieu de la pègre avant de rencontrer le baron, elle a gardé comme contact un voyou et amant occasionnel, Negroni, qui se chargera volontiers d'assassiner Jeanne sans laisser d'indices. Mais la haine de Josepha pour sa rivale lui inspire une punition plus abjecte, une véritable souillure pire que la mort. Negroni corrompt l'hypocrite Laurence, la domestique de Jeannine, et il lui ordonne de diluer dans le verre de sa maîtresse une drogue qui plonge Jeannine dans un demi-sommeil comateux et nauséeux, et l'amène à monter dans sa chambre, pour s'allonger sur son lit. Dès que c'est fait, Josepha ordonne à son mari d'aller chez les Vilmorin, afin qu'il viole sauvagement la jeune Jeannine dans son lit.

Pour se donner de l'entrain et un désir qui lui fait défaut au quotidien, le baron de Nertann invite à la bombance une poignée de prostituées ramassées dans la rue, ce qui fait l'objet du seul chapitre vraiment humoristique du roman. Mais au cours de ce repas, sans doute parce qu'il se saoule beaucoup trop, le baron de Nertann ressent brusquement un malaise, qui s'avère n'être que passager.

Se sentant mieux, il reprend son chemin, abandonnant ivres-mortes ses invitées, et pénètre par effraction chez les Vilmorin. Il monte à l'étage, met son masque, et trouve Jeannine livrée à sa merci. Trop fébrile, ellene peut se défendre contre le viol atroce que le baron lui fait subir, mais elle parvient à déchirer la joue de son agresseur avec ses ongles avant de perdre conscience.

Alors que le baron de Nertann rentre chez lui, furieux, en s'épongeant le sang qui lui macule la joue, il est brutalement frappé de ce que l'on appelait alors une crise d'apoplexie, c'est-à-dire un AVC. Secouru et ramené chez lui après quelques heures par des agents de police, il se réveille paralysé, et incapable de parler et de se mouvoir. La blessure de sa joue passe pour une blessure consécutive à sa chute sur le pavé, et le baron reste ainsi, vivant mais diminué, sans que la police fasse un rapprochement avec le viol dans la maison Vilmorin, pour laquelle elle était appelée.

Jeannine est en état de choc, même si Martial, venu en urgence, l'assure de son soutien et de son amour. Hélas, la jeune femme réalise très vite que son violeur l'a mise enceinte. Son père, qui était son seul parent, se suicide face à cette humiliante douleur. Restée seule et ne se jugeant plus digne de Martial, Jeannine se défigure avec du vitriol, puis disparait mystérieusement.

Persuadé que sa fiancée s'est suicidée comme son père, Martial connaît un chagrin immense, mais refuse une fois encore les bras consolateurs et criminels de Josepha, et préfère s'exiler en Amérique.

Quinze ans se passent.

Jeannine Vilmorin n'est pas morte. Elle se cache sous une nouvelle identité, Marie Talbert, et elle est devenue une ouvrière modeste. Défigurée et empâtée, elle n'est plus reconnaissable. Elle a élevé sa fille, Diane, l'enfant du viol, dans l'ignorance de sa vie passée, mais sans jamais cesser de rechercher son violeur pour le tuer. le hasard la met en présence de Laurence, son ancienne domestique, qui, ne la reconnaissant pas, lui raconte avec douleur l'histoire du viol de la fille Vilmorin, dont elle garde un grand remord, et lui révèle que le violeur était le baron de Nertann. Jeannine comprend alors que la jalousie maladive de Josepha est à l'origine de tous ses malheurs.

 Se sachant méconnaissable, et afin d'entrer dans la maison de Nertann pour y accomplir sa vengeance, elle vient y demander du travail. Comme l'infirmière qui s'occupait du baron invalide vient juste de rendre son tablier, Jeannine Vilmorin se retrouve donc engagée comme garde-malade privilégiée de celui qui l'a violée.

C'est désormais un vieillard végétatif et amaigri, dont l'intelligence est restée vive, mais qui est prisonnier pour toujours d'un fauteuil roulant, et incapable de parler. Jeannine Vilmorin lui révèle alors qui elle est, et va lui imposer, pendant trois ans, des tortures physiques et psychologiques d'une cruauté son nom. Elle finit même par obtenir de Josepha l'autorisation d'installer sa fille Diane dans la chambre à côté, car elle tient à ce que le baron sache que sa fille soit pour lui une voisine invisible.

C'est alors que de nouveaux périls menacent les deux femmes. Rentré d'Amérique sans y avoir trouvé la consolation, Martial Navarre est retombé dans les griffes de Josepha et il s'est installé chez elle. Il ne reconnait pas Jeannine en cette garde-malade défigurée, mais elle, elle le reconnait bien, et en souffre atrocement, car il est resté beau et juvénile. Par contre, Martial remarque la jeune Diane Talbert, qui ressemble énormément à Jeannine Vilmorin quand elle était jeune, et il en tombe follement amoureux, malgré la différence d'âge. 

Josepha aussi s'émeut de cette ressemblance, mais pas de la même manière, et quand elle comprend que Martial est à nouveau amoureux d'une autre femme, considérant que les mêmes problèmes ne peuvent se résoudre que par les mêmes solutions, Josepha ressort sa drogue d'endormissement et décide de faire violer Diane exactement comme l'a été sa mère, mais cette fois-ci par Negroni.

Heureusement, le baron de Nertann, que la jeune Diane est allée visiter parfois en cachette de sa mère, sans savoir qu'il s'agissait de son père, apprend le terrible péril qui attend Diane, qui a eveillé son coeur de père, et dans un effort miraculeux, il parvient à se lever de son fauteuil et court avertir Jeannine du viol qui va être perpétré sur sa fille.

Jeannine Vilmorin/Marie Talbert s'empare alors d'un long poignard, et en quelques minutes, elle va se livrer à un véritable massacre !!!

Les inspecteurs Ledrut et Corentin, chargés de l'affaire, vont s'arracher les cheveux à essayer de comprendre ce qui s'est exactement passé dans la maison de Nertann…



On n'en fera pas mystère : « L'Endormeuse » est un des romans les plus sordides de Jules Mary, l'auteur y ajoutant même nombre de détails horrifiques et de raffinements de cruauté qui n'étaient pas inclus dans la version du « Petit Parisien ». le pire, c'est que cet amoncellement de détails sordides n'a pas vraiment d'autre finalité que de noircir du papier pour augmenter d'une bonne centaine de pages un récit qui aurait gagné à être plus court et plus sobre. Cette dilution se voit beaucoup, même si elle inspire à Jules Mary quelques scènes ifort réussies, comme le scandaleux dîner du baron de Nertann avec des prostituées aux surnoms argotiques, qui n'aurait certes pas pu passer dans « Le Petit Parisien ».

L'influence des « Amoureuses de Paris » est ici particulièrement tangible, la baronne Josepha n'étant ni plus ni moins que la copie conforme de la perverse Impéria d'Émile Richebourg. Cette parenté sera heureusement beaucoup moins écrasante, dans les deux tomes suivants.

Reste que si Jules Mary se complait dans le morbide et le malsain, son intrigue a le mérite d'être imaginative et assez labyrinthique, fascinante même par les sentiments obsessionnels qui animent tous les personnages, et les ramènent irrémédiablement les uns vers les autres jusqu'au bain de sang final.

Celui-ci fera l'objet d'une longue et passionnante enquête, destinée à démêler judiciairement l'écheveau de cette histoire abracadabrante, que le lecteur connait déjà parfaitement, mais qui lui permet ainsi d'assister à la procédure en observateur instruit. Pour l'époque, l'idée était indéniablement originale, et contre toute attente, on ne ressort pas aussi mécontent qu'on le devrait de cette étrange prélude au Grand-Guignol.
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