14/02/2016
Vous est-il déjà arrivé de vous sentir stupide?
Cela m'arrive très souvent.
Les méchantes langues (je pourrais en être) diront qu'il y a de quoi, l'étonnant c'est que ces éclairs de lucidité soient entrecoupés de moments où je n'ai plus aucune conscience des réalités!
Bref, le dernier épisode en date, s'est passé il y a deux ou trois semaines.
J'ai rencontré
Emmanuel Carrère.
Je ne connaissais que son nom, et encore faut-il préciser qu'il m'était moins connu que celui de sa mère. Quand je dis, j'ai rencontré, c'est assez largement exagéré, je l'ai croisé serait plus proche de la réalité. Et, j'ai croisé le journaliste qu'il est, plus vrai encore. Il préparait un article pour la revue XXI et nous sommes plusieurs à l'avoir croisé à Calais.
Il m'a fasciné.
Il émane de lui une infinie curiosité pour l'être humain, une capacité à l'immersion, ainsi qu'une faculté à saisir l'impalpable. Enfin, la lecture de «
Il est avantageux d'avoir où aller » qu'il vient de faire paraître chez
P.O.L. et que je suis en train de lire, l'illustre parfaitement.
La fascination m'a poussé à acheter ses « romans », je ne sais d'ailleurs si roman est le terme qui convient, ses écrits sont plutôt des espaces autobiographiques entrecoupés de réalités extérieures. J'ai donc acheté «
Limonov », «
d'autres vies que la mienne » et «
un roman russe ». Alors que
Marie-Claire lisait et était captivée, horrifiée parfois, par «
Limonov » j'ai attaqué «
Un roman russe ».
Et c'est de celui-là que je voudrais parler.
Il m'a impressionné, au vrai sens du terme, il laisse sur moi « une impression » terrible.
Plus qu'une histoire, c'est un roman autobiographique (à quel point?), le roman d'un cheminement, une quête de soi et des enseignements du passé, la volonté de prendre au piège quelque chose qui mine l'auteur. Cela tient à son origine, à l'histoire de sa famille, à ce que cette histoire laisse en lui.
Tout au long de ma lecture, j'avais l'impression qu'
Emmanuel écrivait contre sa mère ou pour sa mère, impression d'ailleurs confirmée par les dernières pages, absolument sublimes et violentes.
Chaque famille recèle ses zones d'ombres, avec lesquelles il faut souvent se battre, pour les dépasser.
Hélène Carrère d'Encausse (eh oui, nous sommes dans la vraie vie) ne voulait pas qu'il parle de ce grand-père (son père à elle) émigré géorgien débarqué en
France au lendemain de la révolution russe et installé à Bordeaux, à l'équilibre mental précaire, et à la trajectoire française plus que douteuse. Il aura été collabo lors de la dernière guerre et l'aura probablement payé de sa vie.
Le grand-père dont
Emmanuel dit justement qu'il est « un homme dont la mort incertaine a pesé sur ma vie »
Hélène, qu'il a profondément aimé, qu'il aime profondément (comme pour confirmer
Freud, l'épouse d'
Emmanuel se prénomme aussi
Hélène) mais à qui pourtant il doit « désobéir » pour exorciser ce passé accablant.
Je crois qu'
Emmanuel Carrère était arrivé à un point de sa vie, un tournant, dirais-je de manière un peu ampoulée.
Il fallait qu'il se penche sur ce passé.
Alors, on se sent parfois comme le psy devant son patient sur le divan, on a l'impression qu'
Emmanuel Carrère se sert de ce livre, se sert de nous pour une analyse psychanalytique, il nous contraint à une intimité oppressante.
Son récit semble suivre une trace chronologique, un espace-temps défini, sur les traces d'un soldat hongrois, arrêté en 1944 par l'Armée rouge et enfermé pendant plus de cinquante ans dans un hôpital psychiatrique soviétique.
Celui aussi le temps d'un apprentissage insurmontable du russe (et de la vodka) ou de la construction de ce qui sera un film-reportage ou du temps que durera une aventure amoureuse, sexuelle, volcanique et condamnée.
Cette aventure amoureuse, commencée dans la folie d'un érotisme torride et prémédité (pour le coup, si j'ose dire,
Emmanuel est un maître en la matière) et qui se poursuivra de manière effrayante, terrifiante, éprouvante, dans un torrent de folie qui va dévaster tout sur son passage.
J'aime profondément le style d'
Emmanuel Carrère, son écriture évidente, sa franchise, sa lucidité, son cynisme aussi parfois. Il ne s'y donne pas le beau rôle, il est parfois haïssable dans son snobisme, dans son bien être de caste, ses certitudes de mâle dominant, mais si vulnérable pourtant.
C'est un roman passionnant, émouvant, parfois burlesque, mais dangereux.
Et comme on l'écrirait sur un paquet de cigarettes, attention, cela pourrait nuire à votre équilibre mental, il pourrait faire vaciller vos certitudes.
« En regagnant mon wagon, je croise une dame assez âgée, élégante, avec un beau visage ouvert, qui me demande si je ne suis pas
Emmanuel Carrère. Je dis non, elle sourit et dit: bravo quand même! »