Prologue de Maria Zambrano à la seconde édition (1973)
Ecrire dans la solitude, sans but, sans projet, parce que, parce que c'est comme ça, peut sembler être un acte transcendantal que nous ne pouvons appeler sacré que parce qu'il s'agit d'un acte très humain. Mais il y a quelque chose du rite, de la conjuration et, plus encore, de l'offrande, de l'acceptation : celle de l'inéluctable présent du temps, celle de passer dans le temps, d'aller à sa rencontre, comme il le fait, lui, qui ne nous abandonne pas. Et, finalement, comme le temps est mouvement, il met en mouvement l'être humain ; être en mouvement, c'est faire, faire vraiment quelque chose, tout simplement. Faire la vérité, même si c'est en écrivant.
Dionysos, en pénétrant l'âme humaine, la sort d'elle-même, la fait danser dans une métamorphose libératrice ; il lui donne, en somme, le don de l'expression, de l'ivresse -- furie et oubli -- pour qu'elle ose s'exprimer. Telle est la vertu curative de Dionysos et l'origine sacrée de la médecine la plus humaine, de celle qui aujourd'hui tombe sous l'empire de la psychiatrie, comme à d'autres époques sous celui de la magie et de l'exorcisme religieux ; la guérison radicale de toutes les perturbations qui affectent un être humain à cause de ce qu'on appelle aujourd'hui ses "inhibitions" et, en d'autres temps, la possession démoniaque. p 72
L'apparition des dieux homériques produit, plus que celle d'aucun autre dieu, un impression de légèreté, en même temps que d'éternité, propre à l'aurore. Et comme l'aube, ils sont annonciation et réalité. Apparition d'une lumière pleine de promesses qui survient après une longue attente angoissée et qui semble apporter avec elle un royaume impérissable. Les instants qui précèdent le lever du soleil révèlent mieux la lumière, de leur faible clarté, que l'apparition de l'astre roi qui trouve déjà l'atmosphère préparée, l'obscurité vaincue. C'est la subtile, la légère clarté de l'aube, sa timide lumière, encore vacillante, qui triomphe des ombres dans une lutte sans aucune violence, où la simple apparition de la lumière en sa vibration la plus ténue suffit à rejeter les ténèbres dans le passé, en les faisant non seulement disparaître mais oublier ; leur souvenir viendra plus tard, avec l'agonie de la dense lumière solaire. (Des dieux grecs) p 58
Incorporelle, la clarté du matin danse. Comment ne pas voir dans la clarté du matin, dans sa danse parfaite qui est métamorphose, une pluralité de formes qui, tissées et détissées, ne prennent pas corps, se transforment inlassablement ? Elles naissent et se défont ; elles s'enlacent et se retirent ; elles se cachent pour réapparaître, comme le fait l'homme quand il est enfant et qu'il joue, ou quand il joue à ces jeux où s'éternise l'enfance : la musique, la poésie. p 60
En réalité, la polémique, le différend entre philosophes et poètes a lieu sur fond de sacré, de rapport aux dieux et à la piété. La divergence, l'abîme qui les sépare, vient de la différence d'attitude qu'ils ont par rapport au sacré. Schématiquement, on peut dire que la poésie a produit les formes et les récits des dieux sans s'immerger préalablement dans ce fond obscur de l'apeiron, présent cependant dans la poésie tragique pour laquelle l'apeiron s'avère clairement insuffisant, puisqu'il s'agit du fond, non pas sacré mais divin, laissé intact par les dieux, celui du Dieu inconnu. La poésie lyrique sera le sentir, le sentir irréductible du temps et de l'amour qui court sa chance. Tandis que la philosophie, qui découvre la réalité sacrée dans l'apeiron n'aura de cesse qu'elle n'en ait extrait le divin Unitaire, l'idée de Dieu.
Émission "Une Vie, une Œuvre", par Jacques Munier, diffusée le 17 septembre 1982 sur France Culture. Invités : Marie Laffranque, Nelly Lhermillier, Michèle Le Doeuff, Edison Simons, Rafaël Tomero et Claude Mettra.