Considéré comme le plus grand des romans russes de son auteur - il en est également le dernier :
Nabokov écrira désormais dans sa langue d'adoption, l'anglais -
le Don n'en est pas moins un livre singulier et plutôt déroutant. Sa structure s'organise autour de cinq chapitres qui forment presque des romans autonomes - rarement les chapitres d'un livre auront eu une allure aussi différente qu'ici - et pourtant profondément mais subtilement reliés les uns aux autres, avec une admirable maîtrise narrative.
L'ensemb
le donne plutôt l'impression d'avoir à faire à une pièce en cinq actes. Cinq actes qui scandent l'évolution littéraire du personnage principal, Fiodor, un jeune écrivain russe émigré à Berlin : dans le premier chapitre, il vient de faire paraître son premier recueil de vers, tandis que dans le deuxième il s'attelle à la description de la vie de son père, explorateur et naturaliste qui sillonna l'Asie centrale, à laquelle l'acte IV fait pendant en offrant au lecteur, in extenso, le deuxième ouvrage publié de Fiodor : une Vie de Tchernychevski, écrivain et philosophe russe du XIX° siècle, inspirateur de la jeunesse révolutionnaire. Dans l'acte III, au centre de la composition, fait irruption Zina, la figure féminine du livre qui vivra avec Fiodor un amour réciproque ; le chapitre V, splendide, stylisé et rutilant, clôt le livre le temps d'une journée d'été, où Fiodor caresse le projet d'un nouveau roman, « classique, avec des personnages "typiques", l'amour, le destin, des conversations et des descriptions de la nature ».
Ce roman, qui n'existe encore que dans l'imagination de Fiodor, c'est en fait, naturellement,
le Don lui-même, qui regorge de personnages "typiques" parfaitement croqués, qui est aussi une histoire d'amour (avec Zina, avec les mots et avec la littérature), dont le destin est un motif récurrent, riche en conversations (réelles ou imaginaires), et encore plus riche en "descriptions de la nature" d'une rare beauté. *
Le Don* est donc une sorte d'"art poétique", de mise en abyme de la création littéraire : les opinions développées par Fiodor dans sa Vie de Tchernychevski, chef d'oeuvre d'ironie et d'érudition parodique, sont celles que
Nabokov met lui-même en pratique dans son roman. Ainsi Tchernychevski, qui fait fi du style et assigne à l'art et à la littérature un but utilitariste, est tourné en ridicule, présenté comme une figure pathétique, un piètre écrivain dont le destin s'est joué. Bref, un contre-modèle : Fiodor et
Nabokov ne s'engagent que par la pureté de leur art.
Alors, bien sûr, l'un des personnages centraux du livre étant la littérature russe, le récit (particulièrement le chapitre IV) est truffé de références à
Pouchkine et
Gogol, aux poètes modernistes russes, aux farouches opposants de
Nabokov au sein du milieu littéraire des émigrés russes. Autant de références que je ne maîtrisais pas. Cela ne m'a pas particulièrement gêné dans la lecture, bien qu'un certain nombre d'allusions soient restées opaques - et toute une facette du livre m'est ainsi demeurée inaccessible. Ayant lu
le Don dans la collection de la Pléiade, l'appareil critique est très fourni et vient combler ces lacunes ; je ne sais pas ce qu'il en est de l'édition poche.
A mesure que défilaient les chapitres, j'ai parfois eu le sentiment d'être mené par l'auteur dans une direction floue, de ne pas bien comprendre où il voulait en venir. Mais parallèlement, la structure du livre se laissait peu à peu deviner, et la métaphore employée par un des critique fictifs à propos de la Vie de Tchernychevski, qu'il compare à un tableau impressionniste, convient en fait parfaitement au Don : avec un peu de recul le tableau prend forme. Mais
Nabokov ne sacrifie rien à la structure : son art est un art du détail, de la note colorée, du jeu fugace de la lumière, tandis que les jeux de miroirs, les échos d'un chapitre à un autre et l'ironie, constamment présente, confèrent à l'oeuvre sa profondeur enchanteresse.
Et ce "don", quel est-il, alors ? Celui de la création littéraire, sans doute, mais aussi
le don de la vie : "Où mettrai-je tous ces dons que le matin d'été m'offre en récompense - à moi seul ?" s'interroge soudain Fiodor dans le chapitre V. Car l'art de
Nabokov est, assurément, tout entier du côté de la beauté, de la vie et des sens, loin des prisons sibériennes où ratiocinent Tchernychevski et les siens.