Petite précision, n'ayant eu la patience d'attendre sa sortie en France, j'ai décidé de lire cet ouvrage en italien. A sa sortie française - prévue le 2 mai prochain - ce sera avec plaisir, que je me mettrai, à nouveau, dans les foulées de cette auteure.
Je dis foulées, car
Andrea Marcolongo s'est lancée un défi de taille : un marathon et pas n'importe lequel, LE Marathon, d'Athènes, elle a choisi de mettre ses foulées dans celles des Anciens, et au premier chef dans celles de Phidippidès le messager qui après avoir couru 41.8km et prononcé la seule phrase : " Nous avons gagné ! " s'est écroulé, terrassé par son effort.
41.8km car en réalité, la distance géographique qui sépare la ville d'Athènes, du village de Marathon ne correspond pas à celle des marathons modernes. "Les 42,195 km actuellement convoités n'ont en effet fait leur première apparition que lors des Jeux olympiques de 1908 à Londres où, au gré du prince de Galles, le départ de l'épreuve a commencé dans les jardins du château de Windsor et pour s'assurer que les nobles puissent regarder la course confortablement, à l'aise et à l'ombre, donc depuis, les coureurs sont obligés d'enchaîner près de 400 mètres supplémentaires ».
Revenons au livre avec
Andrea Marcolongo la préparation d'un marathon devient tant une épreuve physique, qu'un réflexion philosophique.
On y retrouve ce qui le charme de son écriture, c'est stimulant, poétique, lyrique, et toujours érudit.
La preuve, quand elle évoque
Dante :
" « Maître, quel est le poids qui les fait se plaindre si fort ? » demande
Dante à
Virgile (Enfer, III, 43-44), horrifié par les gémissements qu'il entend venant de l'antichambre de l'enfer. Ce sont des gens qui courent, leur guide répond promptement : ce sont les sans méfiance, ceux qui dans la vie ne savaient pas prendre position et prendre le parti du bien ou du mal et qui maintenant, dans l'anti-enfer, sont condamnés à jamais à courir en vain derrière un drap blanc, symbole de leur lâche indécision.
La course est la première punition que le lecteur de
la Divine Comédie rencontre en enfer : les « coureurs de l'au-delà » apparaissent à
Dante si désespérés qu'on les appelle des gens « qui sont ces gens si défaits de souffrance » (ibid., 33). Ceux qui, dans la vie, étaient « sans infamie et sans louange » (ibid., 36) sont obligés de courir sans fin, nus, sans but, tandis que les guêpes et les mouches les piquent dans la chair et que d'horribles vers se nourrissent de leur sang et de leurs larmes. Ces esprits neutres et lâches, sont si insupportables dans leur course que même Satan ne veut pas qu'ils soient en enfer (« Les cieux les chassent, pour n'être pas moins beaux, et le profond enfer ne veut pas d'eux,car les damnés en auraient plus de gloire.» (ibid., n. 40) , et même
Virgile avertit
Dante : «ne parlons pas d'eux, mais regarde et passe. » (ibid., n. 51).
Filet des insectes haineux et avec l'ajout de quelques centimètres de tissu, cette scène de la Comédie n'est pas si différente du spectacle glaçant offert par un marathon contemporain. Pour ceux qui ne pratiquent pas la course à pied, assister à un marathon en dehors du contexte olympique rappelle directement le suicide collectif – une apocalypse de l'humanité dans laquelle paradoxalement les participants, épuisés et dépassés, poursuivent volontairement leur propre souffrance."
A l'époque de la sortie de son premier livre le Monde des Livres écrivait : "La jeune et talentueuse helléniste italienne a inventé un genre littéraire inédit : le journal intime érudit."
Et ce livre n'y déroge pas.
Ce marathon est pour elle une prise de conscience d'avoir "vécu" dans la « tête » des Grecs, s'efforçant de comprendre leur langue, leur poésie, leur philosophie et tout le catalogue des merveilles créées par leurs neurones porteurs. Mais elle avait oublié qu'eux aussi avaient un corps, fait de chair, de sang, d'impulsions, de désir et de besoin de bouger. le cerveau doit être bien entraîné, les muscles ne peuvent pas l'être moins – et peut-être que pour écrire un poème épique, l'inspiration de la Muse ne suffit pas, les Grecs avait également besoin de jambes rapides et de chevilles robustes.
Au passage, sont égratignés le marketing qui fait de la course à pied une activité "tendance", les applications mobiles et autres gadgets ces "outils" qui "aident" à améliorer les performances et qui font que les coureurs contemporains, équipés de tous les gadgets technologiques possibles, semblent maintenant plus semblables aux protagonistes d'un film dystopique qu'aux athlètes de la Grèce antique, qui s'entraînaient nus et équipés de rien d'autre que de la force de leurs muscles. Dans la Grèce antique, la seule donnée mesurable et contrôlable était celle, très évidente, de souffle, court ou long : « La limite de la force de l'exercice est le changement de respiration ; il s'ensuit que les mouvements qui ne provoquent pas de variations dans la respiration ne méritent pas le nom d'exercices », a écrit le médecin Galien en ignorant toujours la différence entre l'exercice aérobique et anaérobie.
Elle convoque également
Platon qui dans Timée écrivait : "ne mouvoir ni l'âme sans le corps, ni le corps sans l'âme, pour que, se défendant l'une contre l'autre, ces deux parties préservent leur équilibre et restent en santé. Il faut donc que le mathématicien ou quiconque applique intensément son esprit à quelque étude donne aussi en compensation du mouvement à son corps, en pratiquant la gymnastique, et que, inversement, celui qui accorde le plus clair de ses soins à façonner son corps fournisse à son âme des mouvements compensatoires, en s'adonnant à la musique et à tout ce qui touche à la philosophie, s'il veut que, à juste titre, on dise qu'il est à la fois bon et beau"
Mais aussi sur des réflexions qu'il pourrait avoir face à la folie au fait que nous essayons aujourd'hui de mettre dans nos plats, et donc en circulation dans notre corps, des aliments biologiques, c'est-à-dire des produits sans l'utilisation de produits chimiques tels que des pesticides et d'autres poisons.
La folie est plutôt d'avoir longtemps pensé le contraire, c'est-à-dire que la façon dont les champs, les mers, les montagnes, les rivières nous offrent naturellement leurs cadeaux était contournable, modifiable (comme si elle n'était pas déjà plus que parfaite comme ça) grâce à la technologie et à une arrogance sans bornes.
L'auteure de nous rappeler qu'en grec ancien, le mot "régime" ne signifiait pas restriction alimentaire ou sacrifice pour perdre du poids : le terme díaita, en fait, indiquait un mode de vie visant à préserver la santé dans tous ses composants, de la nourriture au sommeil, de l'exercice physique au bien-être mental.
Et de penser, de manière évidente, que courir est l'acte le plus contemplatif qui soit – et autrefois considéré comme quelque chose de mystique sous forme de pèlerinage. Enfin soustrait – libéré – des mille distractions quotidiennes, il n'y a que deux panoramas possibles à contempler : l'intérieur, fait d'émotions et de sensations physiques, et l'extérieur, fait de routes, d'arbres, de rivières, et pour les chanceux des montagnes et de la mer.
Il ne s'agit pas seulement d'arbres et de paysages à admirer, mais aussi de sens à éveiller et à entraîner : de plus en plus prisonniers du confort des murs de la maison et des écrans bleus des smartphones, il arrive que nous ne sachions plus quoi faire de notre audition coincée dans des écouteurs avec filtre antibruit, de notre sens de l'odorat asphyxié par des déodorants artificiels, de notre toucher anesthésié par des crèmes et des protections.
Depuis
le Banquet de
Platon, l'homme est l'être désirant par définition – tant qu'il est mortel, aucun bonheur ne sera assez grand pour le convaincre de ne pas en vouloir encore plus.
"Avec l'effondrement des grands idéaux collectifs, des partis à la religion en passant par toutes les structures intermédiaires de l'engagement civique, aujourd'hui ce bonheur est devenu si privé – et vendu déjà privatisé à un prix élevé – que nous pourrions aussi bien essayer de le fabriquer nous-mêmes, en devenant nos propres juges et nos propres tyrans. D'où l'obligation de performer en permanence, de se défier les uns les autres chaque matin saint pour pouvoir dire le soir que nous avons gagné – que ce soit contre nous-mêmes, l'agenda, le regard des autres ou le chronomètre au poignet, peu importe – ressentir au moins ce peu de satisfaction qui nous rappelle d'être en vie, qui nous permet de nous dire par nous-mêmes « Bravo ! »"
Et bien je dis à
Andrea Marcolongo : BRAVO et MERCI pour ce nouveau livre c'est toujours un plaisir de la retrouver.
Et résumons en une phrase son nouvel ouvrage, qu'elle prononce elle-même : "Je sors courir pour pouvoir écrire, et j'écris pour pouvoir courir"
Et bien le 2 mai, je courrai chez mon libraire pour que sa version française rejoigne son homologue italienne sur l'étagère de ma bibliothèque... Et tout cas je suis déjà dans les starting-blocks (même si dans le cas d'un marathon ils ne servent à rien...)