Gaspar Ruiz

Gaspar Ruiz :
Une nouvelle parfaite pour faire connaissance avec Conrad : maîtrise accomplie du récit et de la narration (alternance des discours, direct et indirect), exotisme du contexte (les Révolutions sud-américaines, le Chili et ses indiens Araucan), poésie et idéalisme des caractères (la nouvelle sous-titrée : Un récit romantique confronte une force de la nature, entre Atlas et Jean Valjean, à son égérie assoiffée de vengeance et assume avec superbe leurs amours hors-normes) et génie d'un style tout à la fois sobre et fulgurant.

Comment ne pas dévorer avec avidité ce récit de la transsubstantiation d'un " pícaro" à grosse tête en flamboyant héros renégat grâce à l'amour et à la haine d'une femme éperdument idolâtrée ? La sombre et fanatique Erminia et l'ingénu Gaspar Ruiz y forment un couple mémorable et cette histoire de feu et de sang chatoie d'un noir et coruscant éclat dans la geste conradienne.

Le Mouchard :
Rendez-vous avec X... Cette courte nouvelle consigne un mystérieux entretien entre un collectionneur d'objets précieux et un spécimen rare d'anarchiste ou comment le second est parvenu à dénicher un misérable sycophante dans un nid d'affidés à la cause libertaire...

Ce n'est pas du grand Conrad mais cette resucée de L'Agent secret est plaisante. On s'attend presque à entendre l'accorte voix de Patrick Pesnot et celle intrigante du fascinant Monsieur X.

La Brute :
Qui est cette créature de l'Enfer, cette fille perdue qui attire les hommes pour mieux les perdre, possède trois châteaux et a fini le crâne fracassé par son dernier amant ? Le narrateur de cette courte histoire, témoin discret d'une conversation au bar des Trois Corbeaux, comprend rapidement qu"il est victime d'un quiproquo : point de femme fatale dans cette affaire mais un navire, un tueur des mers...

Allégorie maritime dans laquelle la Femme (maîtresse, amante, séductrice et corruptrice) est réifiée en bateau, La Brute (le navire en question, l'Apse Family, est un succédané marin de la Lison de Zola) est une formidable nouvelle.

Un anarchiste :
Cette courte relation de la débâcle d'un jeune ouvrier pris dans le bourbier d'un groupuscule anarchiste n'aurait que peu d'intérêt si elle n'était sauvée par une première partie étincelante de malice. Joseph Conrad y règle son sort à la B.O.S., consortium fictif d'exploitation de viande bovine (on pense à Liebig), esclavagiste sans scrupule et machiavélique concepteur de publicités bêtifiantes : c'est méchamment drôle !

Le Duel :
Durant une vingtaine d'année, deux militaires de la Grande Armée, d'abord simples lieutenants puis au terme de l'histoire, généraux, se livrent à des duels chroniques à l'épée ou au pistolet, à pieds ou à cheval. L'origine de cet antagonisme vivace ? une vanité puérile ou une bêtise abyssale, je ne trancherai pas plus que ne semble le faire Conrad.

Deux adversaires donc, un brun fiévreux et irascible d'un côté, Féraud, un blond altier et pondéré de l'autre, d'Hubert : le motif de leur querelle se perdra petit à petit dans les brumes de l'Histoire, celle qui vit un Aigle bouleverser tout un continent.

Balzacien en diable, ce récit se dévore à belles dents : Conrad affine le portrait de ses protagonistes à mesure qu'ils vieillissent, croque des seconds couteaux avec esprit (Fouché, un vieil Émigré, des débris de la Vieille Garde...), fait preuve d'une grande subtilité psychologique et trempe sa plume d'une alacrité bon enfant. La pirouette qui parachève Le Duel met un tendre point final à un récit plein de suspens.

Formidable !

Il Conde :
Simple illustration du dicton "Vedi Napoli e poi mori", cette courte nouvelle est la moins réussie des six. L'aventure "très, très -comment dire?- abominable" arrivée à un vieil homme élégant (tous l'appelent il Conde) lors d'une balade nocturne dans des jardins napolitains va le contraindre à s'éloigner de la seule ville bénéfique à sa santé...

Sous la version "officielle", on subodorera un drame plus "déshonorant" : celui vécu par un dragueur vieillissant parti à la chasse à l'éphèbe et qui, humilié, fera comme les oiseaux de Collen McCullough.

Un petit quelque chose de Quentin Crisp dans la chanson de Sting... mais en (mauvaise) Campanie !

Comprend les nouvelles suivantes:

Gaspard Ruiz
Le mouchard
La brute
Un anarchiste
Le duel
Il conde
 
Ecrites entre 1904 et 1907, ces nouvelles paraissent d'abord dans des revues, avant d'être rassemblées et publiées dans un recueil en 1908. Une des raisons pour lesquelles Conrad écrivait des nouvelles était pécuniaire : connaissant de graves difficultés financières, il appréciait l'apport d'une vente à une ou des revues, avant une publication en volume. Mais ces considérations matérielles sont à mon sens secondaires: le talent de Conrad s'épanouit parfaitement dans la durée d'une nouvelle, pour certains de ces récits, c'est visiblement la forme idéal. D'autant plus qu'à chaque fois, la longueur du récit s'adapte à la logique du récit, d'où une très grande différence entre les textes.

Ce qui frappe dans ce recueil, c'est la diversité de l'inspiration de l'auteur. Chacune des six nouvelles se passe dans un cadre différent, une seule relève de récit de marin, "La brute".

La nouvelle la plus longue, et aussi ma préférée est "Le duel", il s'agit d'un récit qui se déroule pendant les guerres napoléoniennes et qui raconte l'histoire d'une série de duels récurrents entre deux officiers français. le contexte des guerres napoléoniennes était familier à l'auteur: son grand-oncle fût officier dans cette armée, et il a eu droit dans son enfance à des récits concernant cette époque. Mais le cadre historique reste à l'arrière plan, ce qui est premier, c'est cette relation étrange qui se met en place entre les deux hommes, et qui fait que pendant de très longues années ils vont essayer de se tuer. Rien n'y fera, ni l'entraide qu'il s'apporteront pendant la retraite de Russie, ni les défaites de Napoléon. Or ces duels à répétition n'ont au départ aucune raison véritable, mais simplement une fois le processus enclenché, il semble impossible à arrêter. Ces duels semblent créer entre les deux adversaires une sorte de lien terriblement fort, impossible à défaire. Cela nous ramène à la folie, enfin ce qui est très troublant ici, c'est que cette folie ne se manifeste que de cette façon et elle n'empêche pas les deux adversaires de réussir par exemple une brillante carrière militaire. (Certains reconnaîtront peut être cette histoire, Ridley Scott l'a mis en scène, c'était je crois son premier film; il s'appelait "Les duellistes".)

Pour résumer, un recueil de nouvelles passionnant, dans lequel Conrad est vraiment au sommet de son art.

Cité dans un de mes romans fétiches, Martin Eden de Jack London, j'avais très envie de découvrir la plume de Joseph Conrad. Ces récits de voyage sont souvent ancrés dans l'univers marin.

Débutons l'oeuvre de Joseph Conrad par un recueil de 6 nouvelles « A set of Six » écrites entre 1904 et 1907, période où la créativité littéraire de l'écrivain était foisonnante.

Nous débutons la plongée dans son univers avec Gaspar Ruiz, colosse au coeur tendre épris de la sombre et énigmatique, Erminia. Cette passion amoureuse entraine le narrateur au coeur de la guerre d'indépendance chilienne. Mélange de force et de courage, le personnage de Gaspar Ruiz est particulièrement envoûtant.

L'indicateur, entretien entre un collectionneur d'oeuvres précieuses et un anarchiste. La traque afin de débusquer le traite d'un groupuscule anarchiste est tissée avec ingéniosité par Conrad dans cette courte nouvelle.

La brute, ce navire fatale et maudit qui provoque morts et tragédies sur sa route. «Famille Apse », ce bateau énigmatique est magnifiquement bien décrit par Conrad. J'ai trouvé dans cette allégorie maritime, l'écriture que j'imaginais. Compteur marin, Conrad nous transporte avec brio.

Un arnachiste, cette nouvelle dresse le portrait d'un forçat enfui de Cayenne dit « l'anarchiste ». Ce bagnard trouve refuge dans une colonie et devient esclave. Cette nouvelle particulièrement cynique est machiavélique.

Le Duel, sans aucun doute, ma nouvelle préférée de ce recueil. Elle nous transporte dans une joute épique opposant deux hussards napoléoniens. Leur duel grotesque les poursuit durant de longues années et les renvoie inlassablement l'un vers l'autre.

Il conte, cette courte nouvelle raconte l'aventure d'un comte dans un Naples fascinant représentant avec perspicacité le dicton napolitain « Vedi Napoli e poi mori », « Voir Naples et puis mourir »

Joseph Conrad dresse des portraits multiples et plonge le lecteur dans des univers variés. Pourtant, une ligne directrice semble réunir ce recueil : les personnages sont tous aux prises avec leur propre force qui les plonge peu à peu vers une forme de fatalité tragique.

J'ai apprécié découvrir la plume de Conrad. Ce recueil est une première approche plaisante et j'envisage de me plonger avec délice dans ses romans…
Lien : https://memoiresdelivres.wor..

Bien inégal, ce recueil. Si le Duel et Gaspar Ruiz tirent leur épingle du jeu, le reste des six nouvelles sont tout à fait secondaires dans l'Oeuvre de Conrad... sans doute cette compilation (d'écrits parus dans la presse séparément et que son auteur rassembla par la suite) a-t-elle surtout le mérite de conjuguer à la fois des thèmes chers au premier Conrad (la mer, l'extrême-orient, l'honneur, la force morale et physique qui s'épuisent face à l'adversité...) et au second (l'Amérique latine, l'anarchisme, la politique...)
Le Duel, tiré d'une histoire vraie, qui sera lui-même adapté en film (sous le titre "les Duellistes") est sans doute le texte le plus intéressant des six.