Eric Reihnart signe un nouveau roman magistral, Une histoire hors norme, menée tambour battant, aucune fausse note, tout retranscrit avec dextérité, sensibilité et poésie Il faillait oser écrire sur un tel sujet , qui m'a littéralement scotchée. L'auteur manipule les mots, écrit ses textes en usant d'un vocabulaire élaboré, qui peut rendre la lecture longue, lourde pour certains lecteurs, mais un conseil, il faut perdurer, trouver la bonne porte pour rentrée dans son monde littéraire,
Sarah suite à un cancer du sein et en état rémission, se rend compte que sa vie, n'est pas on 'est plus comme avant. Elle veut mettre par écrit avec l'aide d'un écrivain, l'histoire d'une partie de sa vie, Sarah devient Suzanne, Suzanne est la narratrice, elle extériorise les désillusions de sa vie de femme, de mère. Elle ne ressent plus les mêmes sentiments vis à vis de sa familles, elle s'aperçoit que son mari, ce dernier possède 75 pour cent des parts du mobilier, un gouffre s'installe entre eux Au fil de la lecture, Suzanne et Sarah sont deux âmes soeurs, il faut se reconnecter pour redéfinir le rôle de chacune dans cette histoire complexe , Suzanne décide de quitter son domicile, pour un laps de temps, à ce moment, des moments douloureux refont surface, une femme manipuler reléguer au rôle de mère au foyer, cette manipulation psychologique, un emprise extrême, l'exploitation financière, cette tomber dans les méandres de la folie, et essayer de refaire surface, reprendre le cours de sa vie, L'auteur s'approprie cette histoire d'une façon remarquable, du début jusqu'au final, déroutant,
Laissez vous transporter, dans l'histoire de Sarah Suzanne et l'écrivain, vous ne le regrettez pas
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(Les premières pages du livre)
Sarah lui demanda comment il imaginait Susanne Stadler, puisque c’était le nom qu’il lui avait choisi. Qui est cette femme, finalement ? lui demanda-t-elle.
Il lui répondit qu’elle avait le même âge qu’elle, quarante-quatre ans au moment des faits, il n’avait pas modifié la date de naissance. Elle était brune et grande elle aussi, mariée et mère de deux enfants, Luigi et Paloma, de dix-sept et vingt et un ans. Les vrais prénoms, comme elle le lui avait demandé, n’avaient pas été conservés. Il avait également changé la ville. Susanne Stadler habitait Dijon.
Elle lui demanda pourquoi Dijon. Plutôt que Lens, Toulouse, Nancy, Clermont-Ferrand, que sais-je encore…
Il lui répondit qu’initialement, il avait voulu situer cette histoire dans le ventre du territoire français (si l’on peut dire), pour activer une sorte de métonymie. L’idée de l’isolement par ce point géométrique où l’on est le plus éloigné des pourtours, c’est ce que lui évoquait la situation de son héroïne et il avait cherché la ville qui par sa position géographique accentuerait cette impression. Il avait tapé France sur Google, il avait ouvert la carte, il avait posé son curseur sur la zone où il lui semblait que devait se dérouler cette histoire, il avait cliqué dessus et le nom d’une ville était apparu : 63610 Besse-et-Saint-Anastaise. Il s’y était rendu. Il avait visité les environs. Il était parti en quête d’autres villes. Il voulait multiplier les hypothèses. On ne choisit pas une ville à la légère. Il était allé en repérages à Bourges, il était allé en repérages à Nevers, il était allé en repérages à Vichy, il était allé en repérages à Clermont-Ferrand. Il avait arpenté leurs rues, repéré des quartiers où Susanne Stadler pourrait habiter. Dans ces différentes villes, il avait localisé des immeubles répondant aux besoins de la situation telle que Sarah la lui avait décrite. Il avait noté leurs adresses, pris des photographies des façades, spéculé sur la disposition des pièces. L’appartement où logerait la famille de Susanne Stadler devait compter de grandes et de nombreuses fenêtres, afin que l’on puisse suivre de l’une à l’autre depuis la rue l’évolution des habitants dans leur logement, avec suffisamment de recul et sans trop s’exposer aux regards, comme Sarah en avait elle-même fait l’expérience. Il avait hésité entre plusieurs villes. Cela avait duré longtemps. Plusieurs mois. Il était du genre indécis. Il l’avait toujours été. Pas elle ?
Si. Sarah lui répondit qu’elle aussi.
À Bourges, un soir de novembre, une image attrapée au cours d’une promenade l’avait porté à croire que c’était bien par ce couloir mental qu’il devait s’introduire dans l’histoire qu’il se proposait d’écrire, celle de Sarah, celle de Susanne Stadler. Cette image : une jeune femme qui au fond d’un magasin de livres d’occasion, grimpée sur un escabeau, dos à la vitrine, loin du froid du dehors, mettait de l’ordre sur des étagères. Son magasin était fermé. Elle se dressait sous un ruissellement de lumière blanche provenant d’antiques néons accrochés aux solives brunes à proximité de la bibliothèque. Le reste du local était non seulement dans un désordre épouvantable, encombré de cartons, de casiers, de piles de livres, mais plongé dans la pénombre, seuls les néons du fond ayant été allumés par la jeune femme pour lui permettre de ranger ses spacieux rayonnages, en vue sans doute de la prochaine réouverture de son commerce.
Ce tableau format marine perçait de sa clarté la nuit froide et luisante de novembre. Il était resté longtemps devant la vitrine, abrité par son parapluie. La scène se donnait à savourer de l’autre côté d’une mystérieuse frontière, en lisière du réel, comme si cette femme évoluait dans un monde imaginaire, dans un rêve. Comme si déjà elle était dans un livre, dans le livre qu’il désirait écrire et pour les besoins duquel il était justement là, en bordure de cette scène illuminée, à l’épier, à la contempler. Ou comme dans le passé. Il se disait que Susanne Stadler, s’il décidait de faire de Bourges sa ville de résidence, serait une amie de cette libraire, il écrirait une scène où attirée par un livre exposé en vitrine elle passerait la porte de la boutique, pour pouvoir le feuilleter.
Sarah lui demanda pourquoi l’histoire ne se situait pas à Bourges, alors.
Il avait laissé passer du temps sans pouvoir se décider. Finalement, il était retourné à Dijon par hasard et même si cette ville déplaçait l’histoire de Susanne Stadler vers les pourtours de l’Hexagone, dans l’arrondi de la cage thoracique, la décentrant, abolissant la métonymie, Dijon s’était imposée comme une évidence, il ne saurait pas dire pourquoi. Certes, le fait qu’il se soit rendu dans cette ville une première fois lorsqu’il avait vingt ans lui procurait cette sensation de profondeur et d’intériorité qu’il recherchait. Il avait l’impression que le personnage qu’il s’apprêtait à créer venait s’enfouir ou prendre naissance dans les ténèbres de son passé à lui, à la source même de son désir d’être écrivain. Dijon était une ville située non pas seulement en Bourgogne, mais aux confins de sa mémoire, de son imaginaire. En écrivant l’histoire de cette femme, Susanne Stadler, il circulait aussi dans la sienne.
Il y manquera l’océan. Sarah lui fit observer qu’elle avait beaucoup marché, toutes ces années, au bord de l’océan, sur le chemin des douaniers, à quelques kilomètres de sa maison. C’est pendant ces promenades qu’elle avait le plus réfléchi à ses projets d’architecture, tous orientés, après sa rémission, comme il le savait, vers la contemplation, une forme d’ascèse, le rapport au paysage, le désir obsessionnel de voir.
Il le savait. En revanche, il y aura des collines. Sans promenade au bord de l’océan, certes, Sarah avait raison, mais au milieu des vignes, autour de Dijon, sur les coteaux de Marsannay-la-Côte, Gevrey-Chambertin, du Clos de Vougeot, de Nuits-Saint-Georges, jusqu’à Saint-Romain les jours où elle avait le courage de rouler. Sarah connaissait-elle Saint-Romain ? C’est un village parfait perché sur une colline, duquel la vue est admirable, où assise sur un banc dont on jurerait que c’est vous, Sarah, qui l’avez installé là, en ce point précis, tellement ce point est exact, Susanne Stadler se laissera absorber par le paysage. Là, sur ce banc exact, en plus de regarder, elle prendra des notes dans un carnet. Elle réfléchira aux romans qu’elle désirait écrire. Il y aura aussi un tableau. Sarah verra. Un tableau que Susanne Stadler aura envie d’acheter.
Sarah lui demanda s’il ne trouvait pas que ça sonnait un peu trop Duras, Susanne Stadler. Non ? Susanne Stadler. Susanne Stadler. Qu’en pensait-il ? Elle n’était pas fan de ce nom.
Ce n’était pas faux. Il s’en était fait la remarque plusieurs fois. Il avait d’autres noms dans son carnet. Il avait pensé, par exemple, à Susanne Sonneur.
Susanne Sonneur. Susanne Sonneur. C’est bien, Susanne Sonneur. Je préfère Susanne Sonneur.
Alors parfait, optons pour Susanne Sonneur.
Sarah lui demanda quel métier il avait attribué, donc, à Susanne Sonneur, puisque tel est son nom désormais.
Généalogiste. Mais, après sa rémission, elle n’avait jamais repris son activité. L’art et la beauté l’avaient sauvée, elle pensait qu’elle pouvait le formuler de cette façon, c’est pourquoi elle avait voulu, une fois tirée d’affaire, y consacrer sa vie – si tant est que l’on puisse se considérer comme tirée d’affaire quand la tumeur a été éradiquée et que l’oncologiste vous déclare, cruellement réticent, non pas guérie, on ne l’est jamais vraiment, mais seulement en rémission, comme si l’on restait en sursis, à la merci constante d’une récidive. La beauté l’avait sauvée : au début de sa maladie, une voisine prof d’arts plastiques (décédée l’année dernière) lui avait offert une monographie de Nicolas de Staël à laquelle elle s’était raccrochée comme en haute mer un naufragé à un rondin providentiel. Tant de beauté méritait qu’elle vive un peu plus longtemps mais surtout, du moins y veillerait-elle, plus voracement, de façon plus attentive, c’est ce que ne cessaient de lui crier ces tableaux, leurs couleurs, leurs visions, leur équilibre miraculeux entre abstraction et figuration, là même où elle se promettait, dans sa propre vie, de se tenir, si elle en réchappait – on devrait toujours se tenir entre abstraction et figuration, dans cette zone équivoque et troublante qui fait se rencontrer poésie, rêves, intuitions, vie matérielle. Susanne Sonneur avait acheté l’éblouissante correspondance de Nicolas de Staël, un recueil de textes de Louise Bourgeois, un livre sur l’œuvre de Nicolas Poussin, un autre encore sur celle de Chardin. Ces livres l’avaient portée, nourrie et transcendée. Ils l’avaient déplacée. Elle avait commencé à dessiner, elle qui n’avait jamais dessiné. Sa voisine l’avait encouragée. Elle s’était découvert une passion pour le stylo bille. Puisque la beauté lui avait donné la force de se battre contre la maladie et qu’aussi bien elle pourrait rechuter dans quelques mois et en mourir, à quoi bon se dilapider dans une activité certes stimulante et lucrative, mais vaine dans le fond, non essentielle ? De même que Sarah, après sa rémission, avait vendu ses parts de leur agence d’architecture à celui avec qui elle l’avait montée, pour créer une structure plus expérimentale, presque artistique, réduite à sa seule personne, de même Susanne Sonneur avait abandonné à son associée le cabinet de généalogie qu’elles avaient lancé dix ans plus tôt. Elle avait voulu mettre sa vie en accord avec les exigences – inédites, intransigeantes – apparues à la faveur de son cancer. Tout comme vous, Sarah, exactement pareil.
En reprenant sa liberté, Sarah s’était affranchie des lois et des contraintes du marché de l’immobilier. Elle s’était installé un bureau dans une pièce au dernier étage de leur maison et avait commencé à réfléchir différemment à son activité. Guidée par une longue phrase du poète
L'arrière-saison. La beauté déchirante du concept d'arrière-saison. J'ai adoré survenir à Paris un mois après la rentrée, quand la machine tournait déjà à plein régime, et me glisser à pas de loup dans le spectacle déjà commencé, me trouvant un siège libre d'où tout observer, à l'écart, affranchi des injonc- tions raisonnables, des contraintes du devoir. Cet écart-là, la perception de ce décalage entre soi et les autres, entre soi et la ville, entre soi et la réalité sociale et sa tempora- lité conventionnelle, ce n'est rien d'autre que l'espace qui rend possible la vie poétique.
Eh, toi, le Polonais derrière qui je lambine depuis au moins cinq minutes ! qu’est-ce que t’en dis du fait que j’ai mis six mois de ton misérable salaire dans un tableau ancien avec dessus deux religieuses ? hein ?… tu peux me le dire au lieu d’essayer de doubler ton collègue tchécoslovaque, cet abruti, alors que t’en as même pas la puissance ?… S’il y a bien un truc que je ne comprends pas c’est les camions qui se doublent entre eux alors qu’ils roulent exactement à la même vitesse… ça fait bien cinq minutes que le Polonais est en train de doubler le Tchécoslovaque, à quoi ils jouent ces cons, c’est à croire que le Tchécoslovaque se sent attaqué dans sa virilité et qu’il va tout faire pour empêcher le Polonais de lui passer devant… putain, l’être humain, c’est quand même un drôle de truc… tu vas voir que dans trois minutes le Polonais va renoncer à son exploit et se remettre derrière le Tchécoslovaque… Non, ce qu’il faut, tu vois ma Susanne, ce qu’il faut c’est s’efforcer de ne surtout pas laisser flotter à la surface de ta conscience cette somme effarante de dix mille euros… voilà… c’est ça qu’on va faire… écoute-moi bien Susanne… cette somme effarante de dix mille euros doit être oblitérée, cette somme effarante de dix mille euros doit être torpillée comme un navire ennemi et maintenue engloutie dans les profondeurs de cette journée à oublier, pour n’en garder que le précieux butin… oui… voilà… pour n’en garder que le précieux butin, comme s’il était tombé du ciel… genre génération spontanée, genre Immaculée Conception… le tableau qui pousse à même le cuir de l’Audi, le tableau qui fleurit sur la banquette arrière de l’Audi comme une poire sur sa branche… il faut impérativement empêcher cette notion polonaise des dix mille euros de doubler ma détermination tchécoslovaque à rester obstinément devant, quitte à accélérer sournoisement toutes les fois que je sentirai que le Polonais essaie de me repasser devant avec sa pensée humiliante des dix mille euros… Le principal c’est le butin…
- Comme quoi ? intéressant… Je ne sais pas… Qu’il fasse plus attention à moi et aux enfants. Juste ça. Il nous aime, mais il ne nous voit plus. Il ne me regarde plus. Je suis transparente. Il est gentil, serviable, attentif tout ce que tu veux, mais il ne nous regarde plus. C’est de l’indifférence en fait. À laquelle on aurait enfilé, je ne sais pas, une jolie robe, la robe de l’excellente éducation bourgeoise, mais de l’indifférence malgré tout. Il est poli et indifférent. (p.90)
[…]
C’est alors que son mari, avant même que n’arrivent les desserts, se leva. C’est dire si leur échange avait été synthétique. Il s’inclina poliment, raide et emprunté, tolstoïen, officier russe, salua le maître d’hôtel que cette apparence de départ impromptu avait fait accourir, franchit la porte du restaurant et disparut dans la nuit dijonnaise, laissant Susanne seule à sa table. Les deux desserts arrivèrent en cet instant, telle une morbide et ironique nature more, allégorie de nos dérisoires existences.
Sarah n’a pas le souvenir d’avoir jamais reçu autant de violence que ce soir-là. La violence du silence. La violence du refus d’échanger. La violence de l’absentement, si elle pouvait s’exprimer ainsi. La violence de ce visage métamorphosé en absolu belligérant, l’espace d’un bref instant. La violence de la vitesse à laquelle Sarah s’était sentie répudiée, devenir une étrangère. La violence de son abandon au milieu du restaurant, en plein repas, sous le regard de toute la salle. (p.137)