Il fut une fois : le quinzième numéro de La Moitié du Fourbi. Beauté et malice étaient bien de la partie.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2024/03/29/note-de-lecture-la-moitie-du-fourbi-15-une-fois/
En ce mois d’octobre 2023, une joie particulière nous attendait : un nouveau numéro de La Moitié du Fourbi (le quinzième, déjà !). Celles et ceux qui fréquentent un peu ce blog savent l’affection et l’admiration que j’éprouve pour cette revue résolument « pas comme les autres », qui œuvre dans un interstice rare de la littérature, proposant une forme de traitement poétique de la non-fiction, une synthèse enjouée, malicieuse ou rêveuse des possibilités d’approche critique multi-disciplinaire, et une curiosité qui ne s’interdit ni étonnement sincère ni sourire en coin.
« Une fois », double mot-clé de ce nouveau numéro, se prêtait à de multiples interprétations ou bifurcations, et une fois de plus (que l’on se souvienne ainsi de « Écrire petit », de « Lieux artificiels », de « Vite », de « Rouge » ou de « X », pour ne citer que quelques-uns des quatorze numéros précédents – parmi lesquels il faut rappeler que le n°11, « Dehors », né d’un certain confinement, est toujours disponible gratuitement en ligne sur le site de la revue) il était impossible d’être déçu : l’inventivité des autrices et des auteurs s’est déchaînée.
C’est ainsi qu’Aliona Gloukhova (« Une fois, des bifurcations ») interroge mine de rien le hasard et la nécessité des temporalités différentes et des directions qu’elles induisent, que Didier da Silva (dont le souvenir ému de son « Dormeur » nous habite encore et toujours) réalise en un un tour de force endiablé une biographie express du compositeur américain Charles Griffes (1884-1920) avec « Clouds and Men », que Clément Vuillier (dont on avait eu la chance d’admirer de fort près le travail sur le roman graphique « Terre rare », exposé aux murs de la librairie Charybde, un mois durant en 2022) fait d’un astre inhabité le protagoniste de son thriller géologique (selon la superbe formule de Hugues Leroy), avec des extraits de « Terre rare », précisément, qu’Anthony Poiraudeau (« Vies et morts de Jeanne d’Arc après le bûcher ») mobilise avec humour et érudition la dite Pucelle d’Orléans pour nous montrer ce qui peut se cacher derrière la formule consacrée « On ne meurt que deux fois » ou sa contraposée « On ne vit que deux fois », qu’Ursula W. Child (chez qui l’on ne saura naturellement pas distinguer la part de Nina Leger et celle de Patrice Blouin) mêle en un tourbillon halluciné une morphologie du conte digne de Vladimir Propp avec une variante de la preuve ornithologique de l’existence de Dieu chère à Jorge Luis Borges, en jouant et se jouant du sens anglais du mot « once », avec « La pesée », qu’Hugues Leroy mesure avec une extraordinaire élégance sous contrainte l’impact d’une régate enfuie depuis longtemps (d’« une fois » où la victoire était à portée, faut-il le rappeler) sur un licenciement – et sur le pot d’adieu qui l’accompagne néanmoins – avec « Un prince quand même », que Sébastien Berlendis (« Fare il bagno ») nous plonge au cœur de la Basilicate et de l’emprise troglodyte potentielle, par le truchement d’un établissement de bain et d’un usage alerte de la signature linguistique italienne, qu’Antoine Gautier (« En suivant les jambes de Maria Nieves ») réinvente la vie à travers le tango et l’une de ses plus brillantes étoiles, ou encore que Zoé Balthus (« Un futon au milieu du Pacifique »), toujours aussi infatigable voyageuse et défricheuse, nous entraîne au milieu du néant ou presque – car il y a bien « refuge dans la lecture d’exquis waka de courtisanes nippones » – en installant son futon sur une île de l’archipel Ogasawara, par ailleurs si cher à Furukawa Hideo, dont nous entretenait Noëlle Rollet dans le numéro précédent de la revue – monde petit des correspondances insensées.
Il faut encore mentionner le plaisir de retrouver Ian Monk (« Il était une fois dans le 16e… »), dont le talent oulipien d’origine britannique nous régale ici tout particulièrement (« L’Œil de l’Oulipo » est la seule rubrique régulière de la revue), en télescopant Georges Brassens et les rares passages bourgeois du 16e arrondissement parisien pour une lumineuse et hilarante leçon express de géographie politique – mais pas seulement.
Il faut rappeler la qualité du graphisme échafaudé par Christophe Burine, et les trouvailles visuelles incessantes qui rehaussent, discrètement ou non selon les besoins, les assemblages du texte – tandis que l’iconographie augmente, pour notre grand bonheur, depuis quelques numéros, semble-t-il.
Signaler absolument que la conversation conduite par la rédaction de la revue avec Anouchka Vasak, historienne hautement atypique par son sens de la poésie et de l’incongruité pouvant nicher au coeur des données, est diablement passionnante. Son dernier ouvrage en date, « 1797 – Pour une histoire météore », est paru chez Anamosa en 2022.
Et dire aussi et encore le bonheur de retrouver ici Yoko Tawada, plaçant ses mots à l’unisson des images de Delphine Parodi pour tracer la perte ambiguë (en exergue de l’ouvrage, soulignée par Noëlle Rollet dans son beau texte d’accompagnement) qui nimbe désormais Fukushima (« Out of Sight »), aux côtés de Claude Favre (« Basses fréquences (fragments ») dont la poésie acérée m’avait tant impressionné, dans son « crever les toits, etc. » comme dans son plus récent « Ceux qui vont par les étranges terres les étranges aventures quérant ») et de Mathieu Larnaudie (« De sursis que le temps de le dire »), que l’on a bien sûr plus besoin de présenter – sur ce blog encore moins qu’ailleurs – (sachant que parmi ses superbes textes, « Les effondrés » garde pour tout un tas de raisons une petite place particulière dans mon cœur), et qui, le temps d’un étrange parcours mémoriel, confronte une enfance à ce qu’elle est devenue – à travers les mots -, de Noëlle Rollet (« Toujours ou jamais, entre romance et hapax ») qui profite de son autre métier, celui de correctrice, pour interroger malicieusement la romance, Flaubert, Super Mario et Nietzsche – entre autres -, sous le signe d’un introuvable hapax, justement, de Frédéric Fiolof (« Un papillon sous la chaussure ») qui, en soumettant l’image la plus forte de la célèbre nouvelle de Ray Bradbury, « Un coup de tonnerre », à un magnifique feu roulant de dérives et de conditions, invente un statut aux faisceaux d’effacements et d’invisibilités dont nous sommes pourtant bien tissés, et d’Hélène Gaudy (« Nous n’avons qu’à faire des souhaits »), dont, connaissant son talent rare pour nous faire véritablement entrer dans certaines géographies hautement spécifiques (songez à « Une île, une forteresse » ou à « Grands lieux », par exemple), il semblait naturel qu’elle prenne en charge la localisation – et un peu la datation carbone – de l’expression même « Il était une fois » chez Charles Perrault, et de ses implications poétiques et psycho-politiques, déjà.
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