Drôle de cas que cet écrivain. Après quelques romans étranges (
La moustache), tristes et beaux (
La classe de neige), Emmanuel Carrère a construit une oeuvre moitié autobiographique - moitié enquête sur le réel, dont notamment le magnifique et effrayant
l'Adversaire autour de l'affaire Jean-Claude Romand. Il y conte ainsi d'autres vies que la sienne (titre d'un autre de ses livres) mêlées à sa propre histoire.
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Emmanuel Carrère revient alors à suivre un récit et, comme une mise en abîme, le récit parallèle de sa fabrication. le sujet joue sur la vie de l'auteur tandis que la vie de l'auteur joue sur le sujet. Un procédé intéressant, un peu exhibitionniste, mais doté d'un véritable sens, permettant de décortiquer un cheminement autant que le sujet lui même.
Ainsi, il n'y a plus de fiction dans les livres de Carrère, il n'y a que la réalité du monde (souvent noire) et comment l'auteur se débrouille avec. Ses livres sont des carnets de bord, des confessions, des journaux, des enquêtes, plus vraiment des romans.
Un roman russe fait partie de cette veine. Paru il y a quelques années, il promet une enquête autour du grand-père du romancier, arrêté à la Libération dans des circonstances étranges et qui n'est jamais revenu. Un poids pour la famille, une terrible énigme, un peu honteuse également car liée à des affaires de collaboration. Mais la promesse n'est pas tenue. Quelques pages suffisent pour évacuer le sujet et là où enquête il devait avoir, il n'y a plus qu'
Emmanuel Carrère se décrivant lui même. Ses problèmes de couple, ses errances dans un petit bled en Russie où il est censé faire un documentaire mais n'y arrive pas, son rapport à ce pays de ses origines et à sa langue…
Le récit met finalement assez mal à l'aise. L'auteur s'y dévoile sans pudeur et il y semble particulièrement triste et à la dérive dans sa vie d'homme, de père, de fils, d'amant. Ainsi, s'il a perdu son sujet en route, c'est qu'il se perd lui même dans ses propres problèmes et angoisses. Au lieu d'une enquête,
Un roman russe devient le récit d'un homme qui va mal.
On est heureux, en le lisant, de ne pas être un proche de l'auteur. J'ai tremblé à plusieurs reprises pour lui, afin qu'il n'aille pas trop me raconter, à moi, parfait inconnu, des choses sur sa famille, ses amis, sa femme, qui ne me regarde pas et en imaginant les dégâts que cela pourrait causer dans sa vie.
Egalement, le problème de l'exhibitionniste, c'est qu'il transforme l'autre en voyeur. J'ai, à plusieurs reprises, eu la sensation d'être dans cette position un peu minable et ai été mal à l'aise de m'y retrouver.
On peut saluer un telle volonté de vérité ou se sentir gêné d'avoir à la lire, sans le filtre de la fiction. On dit souvent qu'écrire un livre c'est se mettre à nu en portant un masque sur le visage. Là,
Emmanuel Carrère n'a pas de masque et c'est nu qu'il se présente, ainsi que ses proches. C'est courageux, suicidaire peut-être (d'ailleurs on s'inquiète réellement pour lui à certains moments du livre), mais aussi assez déstabilisant pour le lecteur et parfois malsain.
Pourtant, le livre marche, c'est à dire qu'il emporte. L'écriture fluide, alerte et sans fioriture de l'auteur est d'une réelle efficacité et sert à merveille la véracité du propos.
Un Roman russe se lit à la vitesse grand V, avec un véritable plaisir, malgré son sujet non-romanesque. Cette prouesse est à saluer.
La très belle lettre de l'auteur à sa mère (
Hélène Carrère d'Encausse, pour les fameux voyeurs) en conclusion du livre est très émouvante ainsi que l'épilogue autour de sa tentative de reportage en Russie et méritent à eux seuls que l'on se penche sur ce livre.
Une oeuvre nombriliste d'un homme qui a mal à son nombril, mais qui sait le traduire avec un grand talent.
Tom la Patate
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