Je retiens cette idée terrible d'une nouvelle colonisation. A l'image de toutes celles où les colonisateurs ont tout détruit sur leur passage, envahissant et pillant tout ce qui leur tombait sous la main. Faire de cette nouvelle colonie un monde à leur image. Bradbury a tout compris de l'Homme. Je suis sûr que si on envahissait une nouvelle planète, habitée par des gens accueillants comme ceux des Caraïbes au XVe siècle, le même carnage se répéterait.
Sur la forme, c'est parfait, efficace. Et même une certaine poésie se dégage de la description de ce monde de cristal qui tombe sous les coups des envahisseurs humains.
A méditer, pour essayer de changer quelque chose.
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Dans ce classique de la science-fiction qui laisse déjà transparaître le génie d'un jeune auteur, Bradbury met toute son inspiration à profit de la littérature en entreprenant de retracer la colonisation de Mars dans un style décalé, à travers des nouvelles fantastiques qui forment les Chroniques Martiennes. Dans ce tourbillon de créativité, d'émotions et de critiques à l'encontre de la stupidité humaine, on retrouve notamment les prémisses de l'histoire qui inspirera le chef-d'oeuvre Farenheit 451, écrit trois ans plus tard.
La force du livre vient d'abord de son excentricité dans le style d'écriture qui le différencie des récits habituels de science-fiction. Bradbury le dit lui-même en début d'ouvrage: il ne considère pas les Chroniques Martiennes comme appartenant au genre de la science-fiction mais comme un livre regroupant des « fables » et des « mythes ». Cela illustre bien mieux le ton décalé et parfois absurde de ses nouvelles. Elles n'ont rien d'ordinaire et cela offre au lecteur de nouveaux horizons de lecture, lui faisant presque découvrir un tout nouveau style de nouvelles.
Le style unique de Bradbury illustre la diversité des formes que peut prendre la science-fiction et témoigne de la richesse de ses sous-genres. Dans le cas de Chroniques Martiennes, la fiction prend une place prépondérante dans le récit laissant de côté la science. Bradbury use d’une écriture très poétique, très subtile, très peu descriptive, avec plus d’implicites et des dialogues rigoureusement dosés, évoquant plus la dimension fantastique d’une fable que d’une véritable nouvelle de science-fiction. Il ne s'attarde pas sur des enjeux politiques, économiques, scientifiques ou sociaux, et préfère l’émotion que l’on peut tirer du récit au prix de quelques incohérences narratives dues à des imprécisions ou plus à la volonté de ne pas s’attarder sur des détails superflus.
Bradbury décrit la colonisation future de Mars à travers plusieurs histoires indépendantes mais qui se rejoignent, mettant en scène un florilège de personnages, et s'étalant sur plusieurs années voir décennies. Il offre au lecteur la vision d'un décor tout à fait exceptionnel et lui fait découvrir le visage de Mars et de ses habitants d'un angle tout à fait peu ordinaire. Malgré le peu de crédibilité scientifique du récit, et quelques passages peu compréhensibles, Bradbury fait jouer tout son talent et se montre parfois poète. On se plait à lire les descriptions qu'ils nous fait de la vie paisible qui règne sur Mars, mais cela jusqu'au jour où l'homme intervient.
C'est là que transparaît la dimension critique de l'oeuvre, une dénonciation sous-jacente à l'histoire principale, qui se fait à l'encontre de l'homme, qui partout où il passe ne sème que son ignorance, laissant derrière lui les traces de ses pires vices. Seuls quelques individus tentent de s'opposer à la décadence mais ils sont pris pour des fous par les autres. Les Martiens sont anéantis, dépouillés de leur planète, que les Terriens s'approprient mais qui n'est pas la leur. Même la Terre finit par sombrer dans la guerre, une guerre nucléaire annihilatrice, car, tendit qu'il s'enlise dans les abysses d'une société entièrement formatée, sans livre, sans fantaisie, sans imagination, l'homme semble n'être porteur que de destruction partout où il passe.
Mars qui était vue comme une terre d'espoir, une nouvelle Amérique, où les hommes pouvait fuir la décadence de la Terre, se révèle n'être qu'un mince échappatoire, car rien n'échappe aux griffes de la décadence. En effet la créativité des individus est menacée partout où elle est, même lorsqu'elle pense être en sécurité. Les hommes croyaient assurer la pérennité de l'humanité en colonisant Mars, mais la stupidité leur a fait tout perdre: La Terre et Mars. Il s'en est fallut de peu pour que la civilisation humaine s'éteigne, mais une fois encore elle est sauvée par un mince groupe de personnes sensées qui se font les gardiens de l'humanité, et qui à eux seuls font avancer le progrès.
Mais les hommes sont incorrigibles car c'est ce même progrès qui se veut être le garant de l'humanité, qui aux mains de l'homme, irresponsable, le fait courir à sa propre perte.
Les nouvelles restent néanmoins très divertissantes, caractérisées par leur ton humoristique, décalé et parfois absurde, donnant du rythme à la narration. le livre est très agréable à lire grâce à un style remarquable et Bradbury réussit à ne pas rendre le récit trop sérieux, malgré tout les messages qu'il souhaite faire passer. On y retrouve un certain coté émotionnel même, le récit étant parfois dominé par les sentiments. Et Bradbury réussit à nous attacher à ses personnages et surtout à ses Martiens, si fascinants et si tendres, qui par-dessus tout autres raisons, nous font aimer Chroniques Martiennes.
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"Comment ai-je pu penser que vous connaissiez ce cher Mr. Poe ? Il y a une éternité qu'il est mort - avant Lincoln. Tous ses livres ont été brûlés dans le Grand Incendie. Il y a trente ans de cela en 2006.
- Ah, fit Mr Bigelow d'un air entendu. Il faisait partie du lot !
- Oui, du lot en question, Mr Bigelow. En compagnie de Lovecraft, Hawthorne, Ambrose Pierce, de tous les contes fantastiques et de terreur et, tant qu'on y était, de tous les récits de science-fiction, il a été brûlé. Sans pitié. Au nom de la loi votée pour la circonstance. Oh, ça a commencé en douceur. En 1999, ce n'était qu'un grain de sable. On s'est mis à censurer les dessins humoristiques, puis les romans policiers, et naturellement, les films d'une façon ou d'une autre, sous la pression de tel ou tel groupe, au nom de telle orientation politique, tels préjugés religieux, telles revendications particulières ; il y avait toujours une minorité qui redoutait quelque chose, et une grande majorité ayant peur du noir, peur du futur, peur du passé, peur du présent, peur d'elle-même et de son ombre.
- Je vois.
- Peur du mot "politique" (qui était, paraît-il, redevenu synonyme de "communisme" dans les milieux les plus réactionnaires, un mot qu'on ne pouvait employer qu'au péril de sa vie). Et avec un tour de vis par-ci, un resserrage de boulon par là, une pression, une traction, une éradication, l'art et la littérature sont devenus une immense coulée de caramel mou, un méli-mélo de tresses et de noeuds lancés dans toutes les directions, jusqu'à en perdre toute élasticité et toute saveur. Ensuite les caméras ont cessé de tourner, les salles de spectacle se sont éteintes, et les imprimeries d'où sortait un flot niagaresque de lecture n'ont plus distillé qu'un filet inoffensif de produits "épurés". Oh, le mot "évasion" aussi était extrémiste, faites-moi confiance.
- Vraiment ?
- Et comment ! Chacun, disait-on, devait regarder la réalité en face. Se concentrer sur l'Ici et le Maintenant ! Tout ce qui ne s'y conformait pas devait disparaître. Tous les beaux mensonges littéraires, tous les transports de l'imagination devaient être abattus en plein vol ! Alors on les a alignés contre un mur de bibliothèque un dimanche matin de 2006 ; on les a tous alignés, le père Noël, le Cavalier sans Tête, Blanche-Neige, le Petit Poucet, Ma Mère l'Oie - oh, quelles lamentations ! - et on les a abattus. On a brûlé les châteaux en papier, les grenouilles enchantées, les vieux rois, tous ceux qui "vécurent toujours heureux" (car naturellement, il était bien connu que personne ne vivait toujours heureux !) et "Il était une fois" est devenu "Plus jamais". On a dispersé les cendres de Rickshaw le Fantôme ainsi que les décombres du pays d'Oz ; on a désossé Glinda la Bonne et Ozma, fait voler la polychromie en éclats dans un spectroscope, et meringué Jack Tête de Citrouille pour le servir au bal des biologistes ! La tige du haricot magique est morte étouffée sous les ronces de la bureaucratie ! La Belle au Bois dormant s'est réveillée au baiser d'un scientifique pour expirer sous la piqûre fatale de sa seringue. Ils ont fait boire à Alice une potion qui l'a fait rapetisser au point qu'elle ne pouvait plus s'écrier : "De plus-t-en plus curieux", et d'un coup de marteau ils ont fracassé le Miroir et chassé tous les Rois rouges et toutes les Huîtres !"
Il serra les poings. Dieu ! c'était encore tellement près ! Le visage congestionné, il s'efforçait de reprendre sa respiration.
(pages 210 à 212 de la nouvelle Usher II)
Août 2033 - Rencontre nocturne
Il y avait dans l’air comme un odeur de Temps. Il sourit et retourna cette drôle d’idée dans sa tête. Il y avait là quelque chose à creuser. A quoi pouvait bien ressembler l’odeur du Temps? A celle de la poussière, des horloges et des gens. Et si on se demandait quel sorte de bruit faisait le Temps, ce ne pouvait qu’être celui de l’eau ruisselant dans une grotte obscure, des pleurs, de la terre tombant sur des couvercles de boîtes aux échos caverneux, de la pluie. Et en allant plus loin, quel aspect présentait le Temps?
Je m’appelle Tomas Gomez.
- Je m’appelle Muhe Ca. ”
Ni l’un ni l’autre ne comprit, mais ils avaient accompagné leurs paroles d’une petite tape sur leur poitrine et tout devint clair.
Alors le Martien éclata de rire. “Attendez!” Tomas eut l’impression qu’on lui touchait la tête, mais nulle main ne l’avait touché. “Là! dit le Martien dans la langue de Tomas. C’est mieux comme ça!
- Avec quelle vitesse vous avez appris ma langue!
- Un jeu d’enfant!”
Gênés par un nouveau silence, ils regardèrent le café qui n’avait pas quitté la main de Tomas.
“Nouveau?” dit le martien en lorgnant Tomas et le café – et en se référant peut-être aux deux.
“Puis-je vous offrir quelque chose à boire? proposa Tomas.
- Volontiers.”
Le Martien glissa à bas de sa machine.
Une deuxième tasse fut produite et remplie de café fumant. Tomas la tendit.
Leurs mains se rencontrèrent et – comme de la brume – se traversèrent.
“Bon sang!” s’écria Tomas. Et il lâcha la tasse.
“Par tous les dieux! s’exclama le Martien dans sa propre langue.
- Vous avez vu ça? ” murmurèrent-ils ensemble.
Ils étaient soudain glacés de terreur.
Le martien se baissa pour toucher la tasse mais n’y parvint pas.
“Sapristi! fit Tomas.
- C’est le mot.” Le Martien essaya encore et encore de saisir la tasse. Peine perdue. Il se redressa, réfléchit un moment, puis tira un couteau de sa ceinture.
“Hé là!” cria Tomas.
- Vous vous méprenez, attrapez!” Et le Martien lui lança le couteau. Tomas mit ses mains en coupe. Le couteau tomba à travers la chair et heurta le sol. Tomas se baissa pour le ramasser, mais il ne parvint pas à le toucher. Il recula, parcouru de frissons.
Il regarda alors le Martien qui se découpait sur le ciel.
“Les étoiles! dit-il.
- Les étoiles!” dit le Martien en regardant Tomas à son tour.
Les étoiles étaient visibles, nettes et blanches, à travers la chair du Martien, dans laquelle elles semblaient cousues telles des paillettes en suspension dans la fine membrane phosphorescente de quelque créature marine gélatineuse. On les voyait scintiller comme des yeux violets dans le ventre et la poitrine du Martien et comme des bijoux à travers ses poignets.
“Je vois à travers vous! dit Tomas.
- Et moi à travers vous!” dit le Martien en reculant d’un pas.
Tomas tâta son propre corps et, percevant sa chaleur, se sentit rassuré. Je suis bien réel, se dit-il.
Le Martien se toucha le nez et les lèvres. “Je sens ma chair, dit-il presque à haute voix. Je suis vivant.”
Tomas regarda fixement l’étranger. “Et si je suis réel, c’est que vous devez être mort.
- Non, vous!
- Un spectre!
- Un fantôme!”
Ils se désignèrent mutuellement du doigt, la lumière des étoiles constellant leurs membres comme autant de dagues, de glaçons et de lucioles. Puis ils se remirent à examiner leur corps, et chacun de se trouver intact, brûlant, en émoi, stupéfait, intimidé, alors que l’autre – ah oui, cet autre, là – était dépourvu de réalité, ne pouvait être qu’un prisme fantomatique réfléchissant la lumière accumulée de mondes lointains.
Je suis ivre, se dit Tomas. Ne surtout pas parler de tout ça à quelqu’un demain, oh, non!
C'est l'histoire de la colonisation, du dépeuplement, de l'abandon et de la recolonisation de la la planète rouge par les hommes.
Le roman se présente sous forme de vingt-six chroniques, les unes assez longues, d'autres fort brèves, la plupart rattachées les unes aux autres par des liens assez lâches.
Certaines sont de purs chefs-d'oeuvre d'humour ("les hommes de la terre" qui relate la façon étrange dont lmes martiens accueillent les premiers terriens), de terreur macabre ("la troisième expédition" qui décrit le sort réservé à d'autres astronautes), de révolte contre la civilisation moderne ("et la lune toujours brillant
e" où l'on voit un des conquérants de l'espace devenir l'allié des martiens morts), de satire cruelle sur le sort des noirs américains ("à travers les airs"), ou, enfin, d'horreur sardonique ("Usher II").
J'arrête là l'énumération car il me faudrait citer presque tout le livre.
Comme dans la plupart de ses ouvrages, Bradbury, écrivain amer, cingle vigoureusement la culture de notre siècle et s'élève avec force contre les tabous venant du sommet de la pyramide.
N'imagine-t-il pas, dans un chapitre, que le gouvernement américain de la fin du XXème siècle a interdit les oeuvres de Poe, les contes de fées et même les populaires "nursery-rhymes" ?
Sous ce rapport, il est proche d'un George Orwell, ce qui lui a valu parfois des piques de la part de certains critiques orthodoxes d'outre-Atlantique.
C'est d'ailleurs une forte tête, un non-conformiste intégral qui, dans un pays de dictature connaîtrait le camp de concentration.
En formulant l'espoir qu'il ne lui arrive rien de tel, je ne puis que vous recommander ces "chroniques martiennes", spécimen parfait d'une SF intelligente, imaginative et admirablement contée.
(extrait de "Ici, on désintègre" la revue des livres - chronique du sixième numéro de la revue Fiction signée Igor B. Maslowski paru en mai 1954)
Quelques citations/extraits du livre Chroniques martiennes (1950) de Ray Bradbury (Edition Denoël, 1997)
• « Lui et des milliers de ses semblables, s’ils avaient le moindre sens commun, partiraient pour Mars. Pensez donc ! Échapper aux guerres, à la censure, à l’étatisme, à la conscription, au contrôle gouvernemental de ceci et de cela, de l’art et de la science ! La Terre, vous pouviez vous la garder ! Lui, il offrait sa main droite, son cœur, sa tête pour avoir l’occasion d’aller sur Mars ! » p. 63
• « — Je crois à ce qui a été accompli, et bien des choses l’ont été sur Mars, les preuves sont là. Il y a des rues et des maisons, il y a des livres, j’imagine, de grands canaux, des horloges et des endroits pour abriter sinon des chevaux, du moins des animaux domestiques quelconques, à douze pattes si ça se trouve, qui sait ? Où que je tourne les yeux, je vois des choses qui ont servi. Qui ont été touchées et maniées pendant des siècles. « Demandez-moi donc si je crois à l’esprit des choses dans la mesure où elles ont servi, et je répondrai oui. Elles sont toutes là. Toutes les choses qui avaient une fonction. Toutes les montagnes qui avaient un nom. Et nous ne pourrons jamais nous en servir sans éprouver un sentiment de gêne. Et d’une façon ou d’une autre, les montagnes ne sonneront jamais juste à nos oreilles ; nous leur donnerons de nouveaux noms, mais les anciens noms sont là, quelque part dans le temps, et ces montagnes ont été modelées et contemplées sous ces noms-là. Les noms que nous donnerons aux canaux, aux montagnes, aux cités glisseront dessus comme l’eau sur les plumes d’un canard. Peu importe la façon dont nous y toucherons, nous ne toucherons jamais Mars. Alors ça nous mettra en rage contre cette planète, et savez-vous ce que nous ferons ? Nous la dépècerons, la dépiauterons et la transformerons à notre convenance. » (Spender à Wilder dans …Et la lune qui luit - Juin 2032) p. 95.
• « Spender emplissait les rues de son regard et de son imagination. Des gens se déplaçaient comme des lueurs vaporeuses, bleuâtres, dans les avenues pavées ; de vagues murmures se faisaient entendre ; d’étranges animaux détalaient à travers les étendues de sable gris-roux. À chaque fenêtre se penchait quelqu’un qui saluait lentement de la main, comme sous une eau intemporelle, une forme mouvante dans les abîmes d’espace au pied des tours baignées de lune. Une musique jouait sur quelque oreille interne, et Spender imaginait la forme des instruments qui pouvaient produire une telle musique. Ce pays était hanté. » (Spender lorsqu’il marche dans des vestiges d’une ville martienne dans …Et la lune qui luit - Juin 2032) p. 98-99.
• « Là, nous avons assez bien réussi. Nous avons perdu la foi et sommes allés nous demandant quel était le but de la vie. Si l’art n’était rien de plus que l’expression d’un désir frustré, si la religion n’était qu’aveuglement, quel était l’intérêt de la vie ? La foi avait toujours donné réponse à tout. Mais elle a été reléguée aux oubliettes avec Freud et Darwin. Nous étions et sommes encore des hommes perdus.
— Et ces Martiens se seraient trouvés ?
— Oui. Ils savaient marier science et religion de façon que l’une et l’autre s’épaulent, s’enrichissent mutuellement au lieu de se nier.
— L’idéal ! » (Spender à Wilder dans …Et la lune qui luit - Juin 2032) p. 112.
• « Et ce mal avait pour nom l’Isolement. Car en voyant sa ville natale rapetisser jusqu’à atteindre la grosseur du poing, puis d’un citron vert, puis d’une tête d’épingle, pour s’évanouir dans le sillage de feu, on avait l’impression de n’être jamais né, il n’y avait plus de ville, on n’était nulle part, perdu dans l’espace, sans points de repère, sans autre compagnie que des étrangers. Et quand l’Illinois, l’Iowa, le Missouri ou le Montana disparaissait dans des mers de nuages, et que, pour comble, les États-Unis se réduisaient à un îlot brumeux et toute la planète Terre à une balle de base-ball boueuse expédiée au loin, c’était là que l’on se sentait vraiment seul, errant dans les plaines de l’espace, en route pour un endroit inimaginable. » (Les pionniers - Août 2032) p. 121-122.
• « Il y avait dans l’air comme une odeur de Temps. Il sourit et retourna cette drôle d’idée dans sa tête. Il y avait là quelque chose à creuser. À quoi pouvait bien ressembler l’odeur du Temps ? À celle de la poussière, des horloges et des gens. Et si on se demandait quelle sorte de bruit faisait le Temps, ce ne pouvait qu’être celui de l’eau ruisselant dans une grotte obscure, des pleurs, de la terre tombant sur des couvercles de boîtes aux échos caverneux, de la pluie. Et en allant plus loin, quel aspect présentait temps ? Le temps était de la neige en train de tomber silencieusement dans une pièce plongée dans le noir, ou un film muet dans un cinéma d’autrefois, des milliards de visages dégringolant comme ces ballons du Nouvel An, sombrant, s’abîmant dans le néant. Tels étaient l’odeur, le bruit et l’aspect du Temps. Et ce soir – Tomás plongea une main dans le vent à l’extérieur de la camionnette –, ce soir, on pouvait presque toucher le Temps. » (Tomás avant de rencontrer le Martien venant d’un autre espace-temps dans Rencontre nocturne - Août 2033) p. 134.
• « Seigneur Dieu, quel rêve », soupira Tomás, les mains sur le volant, songeant aux fusées, aux femmes, au bon whisky artisanal, aux danses de Virginie, à la fête. Quelle étrange vision, se disait le Martien lancé à toute vitesse, songeant au festival, aux canaux, aux bateaux, aux femmes aux yeux d’or, aux chansons. La nuit était sombre. Les lunes s’étaient couchées. Les étoiles scintillaient sur la route vide où il n’y avait plus un bruit, plus de voiture, plus personne, plus rien. Et qui demeura ainsi, dans le noir et la froidure, tout le reste de la nuit. » (Rencontre nocturne - Août 2032) p. 142.
• « Et là-haut, là-haut, toujours plus haut dans les constellations de la douce nuit d’été, les Ballons de Feu dérivaient, tandis que des yeux bleu-blanc-rouge les suivaient, sans un mot, des terrasses familiales. Là-bas, au fin fond de l’Illinois, au-dessus des rivières enténébrées et des demeures endormies, les Ballons de Feu rapetissaient avant de disparaître à jamais... Père Peregrine sentit ses yeux s’embuer de larmes. Au-dessus de lui planaient les Martiens, non pas un mais, semblait-il, un millier de Ballons de Feu chuchotants. D’un instant à l’autre, il allait trouver son cher grand-père depuis longtemps disparu à ses côtés, les yeux levés vers la Beauté. » (Père Peregrine lorsqu’il voit pour la première fois les Martiens en forme de sphère dans Les ballons de feu - Novembre 2033) p. 154.
• « Ils descendirent des collines en file indienne au coucher du soleil. Père Peregrine jeta un coup d’œil en arrière et vit les feux bleus. Non, songea-t-il, nous ne pouvions pas bâtir une église pour des êtres tels que vous. Vous êtes la Beauté même. Quelle église pourrait rivaliser avec les feux d’artifice de l’âme dans toute sa pureté ? » (Les ballons de feu - Novembre 2033) p. 168.
• « J’ai l’impression d’être morte, songea Janice, d’être au cimetière par une nuit de printemps : tout est en vie sauf moi, tout le monde bouge et s’apprête à ce que la vie continue sans moi. C’est ce que je ressentais chaque printemps, quand j’étais toute jeune : je passais devant le cimetière et je pleurais sur tous ceux qui étaient là parce qu’ils étaient morts et que ça me semblait injuste, par des soirs aussi doux que celui-ci, d’être vivante. Je me sentais coupable d’être en vie. Et là, ce soir, j’ai l’impression qu’on m’a retirée du cimetière pour me laisser survoler la ville une dernière fois et voir ce que c’est d’être vivant, d’être une ville avec des gens dedans, avant qu’on ne rabatte le noir couvercle sur moi. » (Janice lorsqu’elle part de la Terre dans un vaisseau dans Les grands espaces - Mai 2034) p. 182
• « Je crois qu’ils ont tous deviné, mais ils n’ont pas posé de questions. On ne questionne pas la Providence. Si on ne peut pas avoir la réalité, autant se réfugier dans le rêve. » (Le martien a Lafarge lorsque ce dernier tente de retrouver ce dernier qui prenait la forme de son fils décédé dans Le Martien - Septembre 2036) p. 242.
• « — C’est comme quand j’étais gosse. On entendait parler de guerres en Asie. Mais on n’arrivait pas à y croire. C’était trop loin. Et il y avait trop de monde qui mourait. C’était impossible. Même en voyant les reportages filmés, on n’y croyait pas. Eh bien, aujourd’hui c’est la même chose. La Terre est notre Asie. Tellement loin qu’on n’arrive pas à y croire. Elle n’existe pas. On ne peut pas la toucher. On ne peut même pas la voir. Tout ce qu’on voit, c’est une lumière verte. Deux milliards de personnes vivraient sur cette lumière ? Incroyable ! La guerre ? On n’entend même pas les explosions ! » (Peregrine au marchand de bagage dans Le marchand de bagages -Novembre 2036) p. 248.
• « Au coucher du soleil, après une éprouvante journée de route, il s’arrêta sur le bas-côté, se débarrassa de ses chaussures trop serrées, se laissa aller dans son siège et rabattit son feutre gris sur ses yeux fatigués. Sa respiration se fit lente et régulière. Le vent soufflait et les étoiles brillaient tendrement au-dessus de lui dans le crépuscule. Les montagnes martiennes s’étendaient alentour, vieilles de millions d’années. La clarté des étoiles se reflétait sur les tours d’une petite ville martienne, pas plus grande qu’un jeu d’échecs, nichée dans les collines bleues. Il gisait dans cet état incertain entre la veille et le sommeil. » (Walter après avoir fait la route pour trouver Genevieve Les villes muettes - Décembre 2036) p. 276-277.
Pour la première fois, la tension de cette journée se relâchait. Il pouvait enfin refaire appel à la logique. Tout n'avait été jusque là qu'émotion. L'orchestre, les visages familiers... Mais maintenant (...) Il reconsidéra les diverses théories émises dans l'excitation première de l'atterrissage par Hinskston et Lustig. (...) Maman. Papa. Edward. Mars. La Terre. Mars. Les martiens.
Qui vivait ici, sur mars, mille ans plus tôt ? Les martiens ?
Ou la situation avait-elle toujours été identique à celle qui se présentait aujourd'hui ? Les martiens.
Il répétait le mot dans sa tête paresseusement. Puis il faillit rire tout haut.
Il avait brusquement envisagé la théorie la plus absurde.
Il éprouva comme un frisson.
En fait, elle ne valait même pas un examen sommaire. Plus qu'improbable. Stupide. A écarter. Ridicule.
Et pourtant, admettons... Admettons que Mars soit habitée par des martiens et qu'en voyant arriver notre fusée et nous apercevant à l'intérieur, ils se soient pris de haine pour nous. Admettons ensuite, idée purement gratuite, qu'ils veuillent nous détruire comme indésirables, envahisseurs, et ceci de la façon la plus habile en nous prenant par surprise.
Quelle serait alors la meilleure arme au service des martiens contre des terriens munis d'armes atomiques ?
La réponse était intéressante. Télépathie, hypnose, mémoire, imagination...
Si toutes ces maisons, ce lit, n'avaient aucune réalité qu'il ne s'agisse que de résidus de mon imagination, matérialisés par le pouvoir télépathique et hypnotique des martiens pensait le Capitaine John Black ; si toutes ces maison avaient, en fait, une autre forme, un style martien, mais qu'en jouant sur mes désirs et mes besoins, ces martiens leur aient donné l'aspect de ma ville natale pour écarter mes moindres soupçons ?
Peut-on trouver meilleur moyen de berner un individu que de se servir de ses propres parents comme appât ?
Chronique de Nyx Pathfinder consacrée à "L'arbre d'Halloween" de Ray Bradbury