Chloé Benjamin propose avec
Les Immortalistes une saga familiale, aux accents dramatiques, et au scénario original.
A la fin des années soixante, au cours d'un été chaud ou tous les jours se ressemblent, quatre frères et soeurs décident - afin de tromper l'ennui - d'aller consulter "la voyante de Hester Street".
A tour de rôle, la diseuse de bonne aventure reçoit Simon, Klara, Daniel et Varya. Sans accepter aucune contrepartie financière, elle leur annonce la date à laquelle ils vont mourir.
Affabulations sordides ou don de voyance véritable ? Ce qui est certain, en tout cas, c'est que les enfants ont été fortement marqués par cette rencontre, et vont devoir vivre avec ces prédictions...
L'autrice scinde son roman en quatre parties, chacune étant dédiée à l'un des enfants, et à ses choix de vie.
* Simon - Carpe Diem !
Simon est celui à qui la femme de Hester Street a prédit la mort la plus proche : vingt ans.
Benjamin de la famille, il voit ses frères et soeurs choisir leurs voies et prendre leur envol : Varya entame de longues études en biologie, Daniel veut devenir médecin, Klara rêve de devenir magicienne et prévient qu'elle quittera la maison dès que possible.
A la suite du brusque décès du père ; tout le monde s'attend naturellement à ce que Simon soit celui qui reste d'une part, pour reprendre l'entreprise familiale, et d'autre part, pour s'occuper de leur mère éplorée. Mais personne ne s'est vraiment intéressé à ce que lui, souhaite, réellement.
Poussé par son impétueuse soeur Klara, avec qui il a toujours été très complice, il décide impulsivement de partir, avec elle, a San Francisco. Tant pis pour les attentes des uns et des autres.
Ce choix est jugé égoïste par Varya et Daniel, obligés de revenir s'occuper de leur mère, au détriment de leurs études.
Pour Simon, c'est le début d'une nouvelle vie, une vie à fond la caisse. Plus téméraire que jamais, il trouve un travail en tant que danseur de nuit dans la boîte homo au dessus de laquelle se trouve son appartement. Sur les conseils de son patron, il s'inscrit à des cours de danse classique et parvient à devenir un danseur accompli. Il assume son homosexualité et laisse libre court à sa sexualité.
Les choses échappent parfois à son contrôle, comme lorsqu'il se trouve mêlé à une bagarre, et est emmené au poste de police. Il est assez sévèrement rudoyé par l'un d'eux, mais Klara vient prendre sa défense.
Malgré ses mésaventures, Simon aime cette vie, il aime se donner à fond, que ce soit dans l'euphorie du club, ou dans l'exigence de la danse classique. Il tombe amoureux De Robert, s'installe avec lui ; tout semble aller pour le mieux.
Mais Simon sombre dans l'excès, l'excès d'alcool, et l'excès d'amants avec qui il trompe Robert...
Il contracte le sida. A cette époque cette maladie inconnue n'a même pas encore de nom. Simon meurt tragiquement à vingt ans.
Sur son lit de mort, avec Klara à son chevet, il remercie la voyante, affirmant que sans sa révélation, jamais il n'aurait eu l'impulsion de quitter la maison, il n'aurait jamais fait de danse classique, il n'aurait jamais rencontré Robert.
* Klara - Rendre la vie plus belle, créer l'émerveillement
Klara, enfant, sort en pleure de chez la voyante, cette dernière lui ayant prédit une mort précoce, dans la trentaine.
A la mort de Simon, elle est particulièrement bouleversée, et terrifiée, car, dans ses dernières jours, son frère lui a confié la date prédit par la voyante... Elle constate, donc, que la tragique prophétie s'est réalisée.
Klara n'a jamais été dans les codes, n'a jamais voulu faire des études, n'a jamais cherché ni la facilité, ni la stabilité. Klara a cultivé un rêve : devenir magicienne, faire naître dans le regard des autres l'émerveillement, créer un échappatoire à cette réalité, créer de la beauté. Dès l'adolescence, elle s'entraîne à faire des tours de magie. Alors que ses proches pensaient qu'il ne s'agissait que d'une lubie qui passerait avec le temps ; Klara leur démontre le contraire. Elle a coeur de prouver aux autres ce dont elle est capable, et - en tant que femme - à se faire une place dans ce milieu d'hommes.
Ses débuts à San Francisco sont compliqués, mais Klara persévère : elle continue de travailler ses tours le soir et prend un travail alimentaire la journée.
Enfin, après avoir économisé suffisamment, elle monte sur scène.
Eddie, le policier qui avait arrêté son frère, assiste à plusieurs de ses spectacles, et un soir, a le courage de l'aborder. Hélas pour lui, Klara en est toute retournée, elle n'a toujours pas pardonné à ce policier ses dures paroles envers son frère, mort si jeune et si injustement.
A l'inverse, sa rencontre avec Raj, qui deviendra son associé professionnel et son compagnon, constitue un tournant. Bien qu'elle n'en ait aucune envie, elle finit par accepter l'idée de Raj de partir à Las Vegas, en quête de meilleure fortune.
Klara, Raj et leur bébé, Ruby, vivent dans une caravane. Les temps sont durs, l'avenir incertain, les économies s'amenuisent, le moral de Klara flanche. Elle recommence à boire.
Le soir de "la grande première" à Vegas coïncide avec le jour de la prédiction de la voyante. Klara le sait, elle va mourir.
Après avoir mis Ruby à la garderie, elle se suicide dans sa loge.
* Daniel - Choix de raison et vie de regrets
Daniel, marqué par tous ces drames familiaux, a réussi néanmoins à construire une vie stable. Il est médecin pour l'armée, chargé de déterminer si les hommes sont aptes à devenir soldat. Il a une femme, Mira, qu'il aime.
Daniel, néanmoins, est plein de regret.
Mira ne peut et ne veut pas avoir d'enfant. Lorsque Raj et Ruby, alors adolescente, sont invités chez eux pour Thanksgiving ; Daniel réalise combien il aurait voulu être père.
Daniel regrette également la distance qui s'est créé avec Simon, et Klara, avant qu'ils ne disparaissent ; de même, il voudrait être plus proche de Varya - pourtant toujours distante.
Daniel est sur le point d'être suspendu, ses supérieurs estimant qu'il n'envoie pas assez d'hommes au casse-pipe. Pour garder son travail, il doit rentrer dans le rang, et renoncer à son pouvoir décisionnaire ainsi qu'à sa déontologie médicale.
Il traverse, donc, une mauvaise passe, tant sur le plan personnel que sur le plan professionnel. C'est dans ce contexte qu'il rencontre le policier Eddie. Loin d'être une rencontre fortuite, Eddie souhaite interroger Daniel pour le bien de son enquête.
Lorsqu'il lui montre des photos, Daniel reconnaît immédiatement " la voyante de Hester Street". Elle est soupçonnée d'avoir causé indirectement une dizaine de suicides, dont celui de Klara.
Pour Daniel, tout s'explique.
Si Simon a vécu si égoïstement dans l'excès, c'est parce qu'il avait toujours su qu'il partirai tôt.
Si Klara a mis fin à ses jours, c'est sous l'influence de la prophétie.
Si lui-même s'est contenté d'une vie faite de renoncements et de résignations, c'est parce qu'il a du mûrir vite, et se montrer raisonnable pour compenser l'attitude de son frère et de sa soeur.
Il en veut plus que jamais à la voyante. Alors, quand Eddie lui annonce que les charges sont abandonnées, il s'y refuse. Mu par une volonté de justice, il prend son pistolet, retrouve la femme de Hester Street, et la confronte.
Entre temps, Mira, inquiète, informe Eddie de la disparition de Daniel.
La troisième prédiction de la voyante se réalise, lorsque le coup de feu d'Eddie, frappe fatalement Daniel.
* Varya - Privation et longévité
Depuis son enfance, Varya a développé des tocs. Elle ne supporte pas d'être touché, craint toujours d'attraper des maladies, se lave les mains à outrance... Cela explique qu'elle ait choisi de vivre seule, toute sa vie durant.
Varya s'est plongée corps et âme dans les études, puis dans son travail de chercheuse. Elle a longtemps cherché à accroitre la durée de vie de certaines molécules.
A travers son travail, elle voyait une possibilité de combler sa dette envers la société, et surtout, envers la vie. Elle a mis sa propre vie entre parenthèse, à force de vouloir se protéger de mille maux irrationnels, s'enfermant, restant seule, vivant dans un laboratoire.
Dans la cinquantaine, elle accepte de sortir de sa zone de confort en intégrant un laboratoire qui mène des expériences sur des macaques. Pour elle, qui redoute le moindre contact avec d'autres individus, c'est un défi. Mais cela en vaut la chandelle, car l'objectif de l'étude est de trouver un moyen d'améliorer la longévité de l'Homme.
Contre toute attente, elle se prend d'affection pour Frida, un macaque rhésus recueilli bébé - c'est - on peut le dire - son seul lien affectif, avec sa mère Gertie.
A mi-chemin de l'étude, un journaliste vient passer une semaine au laboratoire. Il semble s'intéresser autant à Varya qu'à son étude... En effet, journaliste imposteur, il s'agit en réalité de son fils, ce fils qu'elle a mis au monde et abandonné il y a bien longtemps. Par ce subterfuge, il voulait, enfin, connaitre sa mère biologique.
Et que découvre-t-il? Une femme angoissée, qui n'a ni compagnon, ni enfant, ni passé, ni présent. Une femme qui prive les singes de nourriture, pour prouver que cela augmentera leurs espérances de vie. Une femme qui applique à elle-même ce régime strict, qui se prive de tout, qui ne boit pas, qui ne sort pas, qui va même jusqu'à prétexter travailler plutôt que de fêter Thanksgiving en famille.
Varya ne supporte pas d'être ainsi mise face à elle-même, et chasse son fils de sa vie.
De retour au laboratoire, elle constate que Frida est à l'isolement, car elle a recommencé à se mordre, à se déchiqueter la peau, à se mutiler.
C'est la prise de conscience pour Varya : la pauvre Frida, n'en peut plus de cette vie de privation, à quoi bon vivre plus longtemps si c'est pour être si malheureux, si c'est pour sombrer dans la folie ?
Elle ruine dix ans d'étude en donnant de la nourriture à Frida, rompant son régime alimentaire. Par suite, elle est forcée de démissionner. Elle reprend contact avec son fils, va voir une psy, et comprend - enfin - qu'elle doit vivre.
* Mon avis :
* Une invitation à l'introspection :
Le roman de
Chloé Benjamin invite chacun d'entre nous à s'interroger sur la vie, sur nos attentes, et sur les regrets qui risquent de nous venir dans nos derniers instants. Elle nous rappelle comme la vie est courte, et surtout, fragile. Nous avons tendance à vivre sans trop se soucier du lendemain, en se disant "je pourrais le faire plus tard". Pour
Simon, Klara, Daniel et Saul, la vie s'est arrêtée de façon abrupte. le message est, donc, clair : il faut profiter de la vie, poursuivre ses rêves, et ne pas attendre.
* Les personnages :
J'ai trouvé les parties de Simon et de Klara plus touchantes - probablement en raison de leur caractère tout feu tout flamme - et de l'injustice de leur destin. Simon a une telle soif de vie, Klara une telle rage de vaincre. Ils dénotent, ils sont des électrons libres, ils représentent la minorité d'entre nous qui fonce - en prenant le risque de se brûler les ailes.
La partie de Daniel est celle à laquelle il est le plus facile - pour la majorité d'entre nous - de s'identifier : Daniel s'est laissé vivre une vie, confortable, mais sans aventure, et avec beaucoup de renoncement. Des petits sacrifices personnels, qui ne semblent pas peser lourd sur l'instant, mais qui rongent jusqu'à la fin. C'est le choix de la facilité, de la simplicité, de la lâcheté.
Enfin, la vie de Varya est la moins enviable. Bien qu'elle soit celle qui vive le plus longtemps (88 ans), elle a clairement gâché sa vie en angoisses et en restrictions. A l'approche de la soixantaine, elle a enfin le déclic et essaie de changer.
L'autrice termine son livre avec le personnage de Ruby. Seule descendante de cette fratrie, Ruby représente l'avenir. Elle est aussi volontaire que sa mère, et pleine de rêves. Il s'agit, donc, d'une fin optimiste, "la vie continue" avec Ruby.
* Destin ou libre arbitre ?
Parmi les thèmes de réflexion abordés, figure la question du destin - particulièrement développée dans la partie de Daniel. Tout est-il écrit d'avance, où bien pouvons-nous tracer notre propre voie ?
La voyante a réussi à prédire les dates de décès de Simon, Klara et Daniel. Faut-il en déduire qu'il existe un destin intangible écrit d'avance pour chacun d'entre nous ?
La question n'est pas vraiment tranchée par le roman : dans la partie de Varya, cette dernière raconte - enfin - à sa mère ce qu'il s'est passé cet été là. Gertie et Ruby se demandent comment les quatre ont pu être aussi bêtes pour y croire.
En tout état de cause, le roman crée d'avantages de questions qu'il n'offre de réponse, invitant à la réflexion.
En conclusion,
Chloé Benjamin propose une saga familiale pleine de surprises. En partageant les vies de Simon, Klara, Daniel et Varya, elle emmène le lecteur dans un voyage introspectif à la recherche de soi-même. Elle nous rappelle comme la vie est fragile, comment la mort peut venir de manière impromptue ; elle nous rappelle comme il est simple de se laisser bercer par une vie sans encombre, mais comme s'alourdissent les regrets au fur et à mesure des années. Ode à la vie - malgré un ton la plupart du temps dramatique - le message est, en fin de compte, plein d'optimisme. Vivons, sans attendre, vivons nos rêves.