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sur 696 notes
La critique présente le dernier livre de Laurent Mauvignier « Des hommes » comme l'une des rares « prises en charge » narrative de la guerre d'Algérie. le cinéma à pourtant, me semble-t-il, largement contribué à ce travail de mise à jour. Il faut se souvenir du très beau film de Bertrand Tavernier «La guerre sans nom» ou du plus récemment long métrage de Florent Emilio Siri «L'ennemi intime». le silence a été brisé, la violence indicible montrée dans les salles obscures depuis quelques temps déjà. Certes, cette guerre est peu présente dans la littérature et c'est un vrai soulagement d'échapper au roman narcissique à la française. Mais l'essentiel n'est pas là. Les questions de la violence, du refoulement, de l'incompréhension sont ici posées avec beaucoup d'originalité et de justesse, «le roman c'est l'art de reformuler les questions » nous dit l'auteur.

Laurent Mauvignier a écrit une tragédie en quatre actes : « Après-midi », « Soir », « Nuit » et « Matin ». C'est un récit apparent de 24 heures où le temps et la durée sont parfaitement maîtrisés. Un acte de violence va faire basculer l'histoire et, à l'arrivée de la nuit, un flash-back va s'amorcer. Avec une grande virtuosité, l'auteur va engager un changement géographique, temporel, stylistique et narratif. C'est là la véritable réussite de ce roman.

Le narrateur unique dans le présent de la première partie du livre est le dénommé Rabut. de jeunes paysans ont été appelés en Algérie. Bernard, Rabut son cousin et Février ont été de cela. Ils n'ont rien dit, ils ont vécu. Quarante ans se sont écoulés et les «Evènements» - comme on les nomme pudiquement - sont restés enfouis au fond du court de leur vie. Un remous a inexplicablement fait resurgir le passé à la conscience de ceux qui ont cru pouvoir le nier mais aussi à la vue de ceux qui ne voulaient pas (ne pouvaient pas) le comprendre. Demi clochard et pochard à part entière, Bernard a en effet, déclenchant tout, offert, pour l'anniversaire de sa soeur Solange, une broche de haut prix. le miséreux, l'assisté, le méchant a dérogé au rôle qui lui était impérativement assigné. Cette affirmation d'humanité lui a été immédiatement déniée et a généré une cascade d'événements violents : altercation et agression d'une famille algérienne parfaitement intégrée. Ce que « démonte », me semble-t-il, Laurent Mauvignier c'est un mécanisme de racisme apparent tel qu'il est mis à jour dans « La misère du monde » par Pierre Bourdieu. Cette agression ignoble de Chefraoui c'est pour Bernard une façon peu convaincante d'affirmer qu'il n'est pas le dernier, l'inférieur de l'ennemi d'hier, l'Algérien. Il revendique ainsi pour lui-même l'intégration, une intériorité et de la reconnaissance.
Cette première partie du livre a beaucoup à voir avec la littérature d'avant-garde du XXe siècle. Elle en a malheureusement quelques-uns des travers. Elle passe par la voix intérieure d'un narrateur non omniscient. Ses hésitations, ses non-dits créent un peu de la tension du début. Mais Rabut, à mon sens, doute parfois sans raison, cache souvent sans discernement. C'est la seule réserve que je ferai à ce texte, cette construction a un peu vieilli, elle montre décidément trop ses ficelles.

Dans la deuxième partie, Rabut n'est plus le narrateur unique, il y a emboîtement des versions. La narration omnisciente, extérieure de la nuit fait ainsi apparaître de nombreux personnages : Châtel lâche et pacifiste, Nivelle l'assassin d'enfant, Abdelmalik et Idir les harkis… le récit est ici plus traditionnel, c'est une littérature plus affirmative.
Les personnages arrivent dans une guerre commencée et hyper violente où l'attitude des appelés ne peut donc s'expliquer comme une réaction à la violence algérienne. C'est un rapport frontal avec une barbarie inouïe qui nous est montré, sans bon ni mauvais coté. Des appelés sont abattus, le médecin du bataillon est supplicié, des villages sont investis, des fellagas sont torturés, des enfants sont assassinés… C'est un défilé d'horreurs sans nom que viennent seulement tempérer quelques moments heureux de permissions en ville. C'est comme cela que le très catholique Bernard, contrairement à toute attente, rencontrera Mireille si différente de lui. Il rêvera d'un garage, d'un autre milieu, d'une autre vie. Ce beau rêve se transformera en un travail harassant à la chaîne, un HLM et une famille qu'il finira par abandonner.
Dans ce roman, il y a toujours un lien puissant entre le passé et le présent. Un rapport de cause à effet entre ce qui se passe dans le petit village et ce qui s'est passé il y a quarante ans. Ainsi, entre Rabut et Bernard il y a un destin partagé, des secrets de famille et de la jalousie. C'est à la lumière du passé que l'on peut pardonner à Bernard l'insulte faite à l'une de ses soeurs sur son lit de mort. C'est aussi à la lumière du passé que l'on comprend les rapports d'argent qu'il a avec sa mère.
L'ennemi est invisible tout au long de ses pages algériennes. Elles se terminent par les réjouissances d'un peuple libéré et jusqu'alors mué, par l'abandon des Harkis. le contraste est saisissant et sans ambiguïté. La sensation pour les personnages est d'être du mauvais côté, d'avoir perdu une guerre injuste. C'est le sentiment de honte qui est le plus fort et qui expliquera le mutisme futur. Si proche de la dernière guerre mondiale, l'un des personnages ne dit-il pas « les Allemands c'est nous ».
« Des hommes » est un livre pour aujourd'hui. La guerre d'Algérie n'est peut être pas terminée ? « Rien n'est résolu, aucun conflit n'est réglé, et remettre en mémoire ne veut pas dire remiser dans la mémoire. Ce qui s'est passé, s'est passé. Mais le fait que ce soit passé ne peut être pris à la légère. Je m'insurge contre mon passé, contre l'histoire, contre un présent qui permet l'Inconcevable soit historiquement gelé et dès lors scandaleusement falsifié. Rien n'est cicatrisé et la plaie qui (…) était peut être sur le point de se guérir se rouvre et suppure. L'effet de l'émotion ? Soit ! Où est-il écrit que l'attitude éclairée doive renoncer à l'émotion ? C'est le contraire qui me semble vrai. » (Jean Améry « Par-delà le crime et le châtiment. Essais pour surmonter l'insurmontable. Préface à la nouvelle édition de 1967).
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Il s'appelle Bernard mais tout le monde en ville le surnomme Feu-de-Bois, tellement l'odeur âcre du charbon, du tabac, de la crasse, de l'alcool et de la négligence ont imprégné son grand corps d'homme à la dérive.
Ici, tous se méfient de lui, de son regard mauvais, de ses gestes erratiques d'alcoolique notoire, de ses accès d'humeur et ses débordements.
Trop brutal, trop rustre, trop sale, solitaire et taciturne, voilà ce qu'est Feu-de-Bois, cet homme de 63 ans vivant comme un clochard, aux crochets des uns et des autres, et voilà pourquoi on se défie de lui tout en le craignant, l'évite tout en le tolérant.
Pourtant, le soir de l'anniversaire de sa soeur Solange, il a fait un effort.
Tous l'ont vu entrer dans la salle des fêtes et ont pu constater que, pour une fois, il ne sentait pas trop mauvais et avait l'air sobre.
Dans son gros poing serré, Feu-de Bois tenait une petite boîte de velours bleu, un cadeau pour sa soeur. Un présent, source de drames, qui va attiser les curiosités, délier les langues, raviver les vieilles rancoeurs et faire resurgir un passé qu'on croyait à jamais enfoui.
Un temps depuis longtemps révolu que Feu-de Bois n'a pourtant jamais oublié, à l'instar de tous ceux qui ont fait l'expérience de la guerre.
Un passé qui a gravé sa marque dans les chairs, le coeur et l'âme du jeune homme qu'il était alors, lorsqu'il s'appelait Bernard…. il y a plus de 40 ans, sous le ciel d'Algérie…

Au fil d'ouvrages remarqués, forts et profonds, Laurent Mauvignier a construit une oeuvre riche et dense et fait désormais partie des auteurs français avec lesquels il faut compter.
Dans « Apprendre à fuir », couronné par le Prix Inter 2001, « Loin d'eux » ou « Dans la foule », l'auteur avait déjà pleinement manifesté une sensibilité à fleur de peau, s'inscrivant dans une langue singulière, chaotique, étonnamment puissante et évocatrice.
Ce septième roman de l'auteur, s'il prend pour cadre la guerre d'Algérie, n'est pas pour autant un ouvrage sur la guerre, mais plutôt un livre sur le pouvoir destructeur, les blessures secrètes et les marques indélébiles que la guerre laisse dans les consciences des hommes. Ces hommes qui « pleurent dans la nuit parce qu'un jour, ils ont été marqués par des images tellement atroces qu'ils ne savent pas se les dire à eux-mêmes »
Les mots de Mauvignier jaillissent comme des jets de pierre, heurtés, bousculés, à la façon de pensées fulgurantes qu'on tenterait de mettre en ordre.
Un flot rapide et saccadé, haletant, précipité…souffle rauque de l'urgence dessinant les contours de drames anciens jamais occultés ; qui dit à flux tendu, les choses horribles qui se devinent au fond des yeux embués d'alcool. Fantômes et spectres qui hantent les consciences et qui finiront par surgir, sourds et mugissants, souvenirs traumatiques trop longtemps contenus.
Ce sont ces douleurs anciennes, réprimées, serrées, grossissantes que Laurent Mauvignier, de son écriture hachée, syncopée comme un coeur qui s'emballe, donne à voir, à palper, à toucher avec cette impression d'arme froide et lourde entre les mains et le sentiment d'être sans cesse sur la corde raide, surplombant l'abîme que l'on sait pourtant inéluctable.
Cette atmosphère contractée à l'extrême, cette tension survoltée, électrique, annonciatrice de tragédies, si elle est souvent oppressante et vous coupe parfois le souffle, n'en est pas moins puissamment suggestive des traumas que peut causer la guerre…qu'elle soit d'Algérie…ou d'ailleurs.
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Critiquer un livre sans même avoir réussi à le terminer serait bien prétentieux de ma part. Alors je dirai simplement que cette écriture fiévreuse m'a rebutée dès les premiers chapitres et... voilà, fait rare au cours de mes lectures, j'ai laissé tomber avant la fin.


Lien : http://minimalyks.tumblr.com/
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« Un passé qui ne passe pas »

Une fête de famille fait ressurgir le passé douloureux de trois hommes appelés en Algérie pour y combattre l'insurgé, Bernard dit Feu-de-bois, Rabut et Février.

Des hommes est conçu sur le modèle d'une tragédie. Laurent Mauvignier s'intéresse à des individus réunis par l'horreur de l'Histoire. Il s'agit, de montrer que le passé est une forme de présent, que la ligne de partage entre ces deux temporalités est loin d'être évidente, que la première parasite incessamment la seconde. L'auteur ausculte les plaies indélébiles laissées par la guerre sur ses personnages, les ravages à l'oeuvre quarante ans après et qui se traduisent par la haine de soi et des autres.

Si le conflit algérien est au coeur Des hommes, il est ici aussi question de regrets, de culpabilité, de rachat, d'amour. S'il fallait réduire cette tragédie en quatre actes (Après-midi, Soir, Nuit, Matin) à un seul terme, ce serait le "silence". Les personnages de Mauvignier, ni bons ni mauvais, sont des taiseux ; on dissimule les vérités, petites ou grandes.

Rarement, ces dernières années, un écrivain français - n'ayant, de surcroît, pas vécu les événements - aura su si bien raconter toutes les angoisses de l'homme en armes, et l'implacable machine à détruire les êtres, bien après le conflit. Laurent Mauvignier réussit à retranscrire des faits, à raconter le passé de ces hommes, tout en restant neutre et juste. La morale de ce roman peut se résumer par cette phrase : "La guerre c'est toujours des salauds qui la font à des types bien ; là il n'y en avait pas, c'était des hommes, c'est tout."

Sur un sujet sensible, Des hommes est un roman profondément tragique, profondément humain, un roman remarquable, pour ce qu'il dit et pour la manière dont il le dit.. D'une plume délicate mais affirmée, l''auteur extériorise aussi son principal questionnement : est-ce cette horreur insurmontable qui a poussé son propre père à se suicider ?
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Magistral! Un livre choc sur la guerre d'Algérie qui n'est pas celle des livres d'histoire, ni celle relatée par euphémisme dans les journaux de l'époque, mais celle restée enkystée dans le coeur et le corps des revenus quarante ans après et encore traumatisés à vie.
Avec sa manière si personnelle de raconter l'histoire d'une famille, Laurent Mauvignier livre les intrusions du passé des "événements de 1960" qui surgissent lors d'un anniversaire.
Il décortique avec une précision de psychologue -chirurgien le retour du refoulé dans les actes incompréhensibles d'un pauvre diable appelé avec bien des jeunes de l'époque et qui a échappé au massacre de sa troupe en commettant une faute passible de prison .
Le poids d'une famille qui empêche tout avenir autre que celui de paysan, le manque de communication vraie et de soutien, la perte de la fiancée qui n'a pas attendu, l'impossibilité de parler de ce qu'on a vécu dans les horreurs de la guerre, tout cela mène à une tragédie annoncée dès les premières pages.
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Bernard offre à sa soeur pour ses 60 ans et son départ à la retraite une belle broche, achetée chez le bijoutier, dans une petite boîte bleue nuit. Lui qui est sans le sou, qui vit de l'aide des autres, comment peut-il faire un si beau cadeau à sa soeur ?
Le livre commence ainsi, par ce repas dans la salle des fêtes. Bernard sera accusé par certains d'avoir dépouillé sa mère. Soûl, comme à son habitude, et courroucé, il s'en prendra à Chefraoui, un collègue de sa soeur, et le traitera de bougnoule. Jeté dehors, il partira mais ne trouvera rien de mieux qu'aller agresser la famille de Chefraoui.
Ce n'est qu'en lisant les parties suivantes du livre que l'on comprendra pourquoi Bernard en est arrivé à cette existence. Appelé dans les années soixantes pour aller combattre en Algérie, il sera confronté à une guerre particulière et devra revenir de ce cauchemar avec des images de viols, de tortures, de massacres pleins la tête. Les traumatismes vécus laisseront des traces indélébiles chez tous les rescapés, et pour la plupart, ils seront dans l'incapacité de parler de cette période de leur vie.
Surprise au début de ma lecture par le style particulier, les phrases hachées, j'ai finalement enchaîné par une deuxième lecture du livre voulant relire la première partie en connaissant le passé.
C'est un livre poignant sur la guerre d'Algérie, ainsi que sur les secrets de famille et les regrets ou la culpabilité qui peuvent en découler.
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Il a suffit d'un incident lors d'un anniversaire pour qu'un homme se souvienne. Non pas qu'il ait jamais oublié, plutôt qu'il ait fait "comme si" c'était possible. Mais il a fallut ce grain de sable dans le rouage de l'oubli pour que l'Algérie se rappelle à lui...Sur un rythme saccadé,oppressant,Laurent Mauvignier fait naître chez le lecteur un mal être de plus en plus envahissant. Si je ne me suis pas forcemment identifiée aux personnages, je me suis imprégnée de leur souffrance.J'ai souvent eu besoin de revenir à la page précédente "qu'est-ce qui m'a échappé?" "qu'est-ce que je n'ai pas compris?"; puis finalement le constat qu'il n'y a pas grand chose à comprendre, qu'on ne peut pas comprendre...La confusion est distillée avec préméditation! Une façon de faire partager au lecteur le cheminement de ces hommes, Bernard, son cousin et tous les autres appellés en Algérie en 1960. Il y a laquestion du sens de la présence des français là bas, puis plus subtilement la remise en question de ce qui serait juste de combattre, puis l'abandon de la réflexion pour ne plus être habité que de la violence, de la peur....Pour ajouter à ce mal-être L.Mauvignier mèle l'histoire familiale de Bernard à celle de l'Algérie: d'où lui vient cette violence? en est-il l'acteur ou la victime? l'Algérie en est-elle la cause ou la conséquence? Des Hommes est un roman qui ne peut pas laissé indifférent et dont l'écriture est parfaitement maitrisée pour construire la géne et le malaise chez le lecteur...Un livre qui fait réfléchir mais qui plombe le moral!
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Premier roman que je lis de Laurent Mauvigner, auteur qu'on m'a beaucoup conseillé et dont j'étais content d'enfin (!) lire un roman.

Rien que l'intrigue du livre m'a paru passionnante : ce n'est pas seulement un roman sur la guerre d'Algérie (bien qu'une grande partie de l'histoire s'y déroule), mais aussi et surtout sur l'Après, sur les réminiscences, sur les cauchemars, sur ce que deviennent ces hommes des dizaines d'années après la guerre, marqués à vie, le passé refaisant brutalement surface au détour d'un trois fois rien.

Avec une écriture plutôt simple, ou du moins, disons, dénuée de fioritures, Mauvigner dépeint magistralement à la fois ce moment où les fantômes resurgissent et où soudainement tout dérape, bascule ; et également de très belles (mais glaçantes) pages sur la guerre d'Algérie et sur son horreur. Montrant bien comment de jeunes soldats français pouvaient être victimes d'attaques et surtout n'avoir pas choisi de participer à cette guerre tout en commettant pour certains les pires atrocités. Mauvigner montre bien cette double facette ; à l'opposé du manichéisme en somme.

"Des hommes est vraiment une belle découverte et je me demande ce que donne le film qui en a récemment été tiré...
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C'est l'histoire d'un homme, Bernard, soixante-trois ans, dit «Feu-de-Bois» qui commet un acte odieux en s'attaquant à la famille d'un maghrébin après une fête familiale particulièrement humiliante pour lui. Scène banale du racisme ordinaire de la France profonde ? Ce n'est pas si simple que ça. Au fil des pages, le narrateur, l'un des cousins de « Feu-de-Bois », remonte le temps et raconte leurs vingt ans, là-bas, en Algérie, pendant une guerre qui à l'époque n'avait pas de nom et pour laquelle on partait sans donner son avis. C'est d'anciens appelés du contingent dont il s'agit. Des hommes partis, avec leur naïveté printanière, maintenir l'ordre, comme on disait, et revenus, certes physiquement intacts, mais minés et lacérés de l'intérieur.

Des blessures secrètes sur lesquelles aucune psychanalyse nationale ne s'est penchée. Des blessures secrètes dont la France, celle des Trente glorieuses, du twist, des yé-yé, de Salut les Copains et des crédits à la consommation, ne voulait absolument pas entendre parler. Des meurtrissures qui ont saccagé des familles, influencé des comportements et pourri des vies comme celle de Bernard, fringuant appelé, devenu quelques décennies plus tard ce repoussant «Feu-de-Bois», cette homme fait de « crasse et d'odeur de vin », les « cheveux jaunes et gris à cause du tabac et du charbon de bois », ressassant à l'envi sa colère, sa haine des autres en général et des arabes en particulier.

Toute une génération, celle dont les filles et fils ont aujourd'hui entre quarante et cinquante ans, est passée par l'Algérie. Ces gens, ces anciens appelés ont une « histoire algérienne » dont ils ont très peu parlé contrairement à ceux qui, au nord de la Méditerranée, assument la leur et la mettent même en avant, qu'ils aient été militaires de carrière, pieds-noirs, partisans de l'Algérie française ou porteurs de valises. A travers la fiction, et le destin de quelques personnages-c'est là la force de la littérature-Laurent Mauvignier restitue ainsi à la perfection ce que fut le destin de nombre d'appelés en Algérie.

Certains d'entre eux quittaient leur village pour la première fois de leur vie (la France était encore un pays rural). Ils débarquaient du bateau à Alger ou Oran et ne tardaient pas à se rendre compte de la réalité sordide d'une terre où régnait un ordre colonial implacable.

le roman restitue bien leur dépaysement, leur détachement, leur gouaille forcée et puis, petit à petit, leur peur face aux «fell'», leur insignifiance face à l'immensité du bled, leur hantise d'y laisser la peau avant la quille, et, souvent aussi, leur sympathie pour ceux que l'on désignait alors par indigènes, arabes ou musulmans car ils n'avaient pas le droit d'être appelés algériens.

Et puis, survenait ce que les témoignages d'appelés, notamment ceux recensés par Bertrand Tavernier et Patrick Rotman dans «La Guerre sans nom», mentionnent presque toujours. Un jour, une nuit, l'embuscade, l'attaque sanglante, le copain passé au fil du poignard, et la naissance de la haine, de la violence pour la vengeance, de la volonté de tuer, de la sauvagerie. Et au final, le retour sans gloire ni reconnaissance en France. Un retour en et dans le silence. Rideau.

Des milliers d'appelés ont alors tus leurs fêlures, ne les partageant même pas avec leurs entourages familiaux. Fin de leur histoire algérienne ? En apparence.

Après la parution de son livre, Laurent Mauvignier a expliqué que son père avait été soldat en Algérie et qu'il en était revenu traumatisé mais silencieux. Au début des années 1980, cet homme s'est suicidé et son fils, devenu écrivain, se demande aujourd'hui encore quelle part de responsabilité a eu cette guerre devenue lointaine dans ce geste désespéré. En France, en cherchant bien, on trouve toujours une histoire algérienne cachée derrière la personne qui vous parle...

Dans le roman, il est aussi question de retour de mémoire et de ces catalyseurs qui font remonter haines et peurs à la surface. Voici un extrait qui décrit bien ce qu'ont dû éprouver d'anciens appelés lorsqu'ils ont vu arriver dans leur pays des migrants venus d'Algérie : « Oui, les premiers jours, les premiers mois, cette drôle de découverte et de curiosité. Et puis, pour nous autres, ça avait été comme de revoir surgir des morts ou des ombres comme elles savent parfois revenir, la nuit, même si on ne le raconte pas, on le sait bien, tous, à voir les autres, des anciens d'Algérie et leur façon de ne pas en parler, de ça comme du reste. »
On se dira, la lecture terminée, que rien ne vaut la littérature quand il s'agit d'explorer un passé douloureux et de le mettre à jour.
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Sacré livre !
Ce livre montre si bien toute l'atrocité d'une guerre, pas seulement pour les militaires, et le temps de cette guerre.
Les conséquences (surtout les blessures intimes) sont presque sans limites...
J'ai adoré ce livre.... même s'il fait mal.
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