À table ! J'ai désormais décidé depuis hier de commencer tous mes billets par ce cri de ralliement, un peu comme un rituel familier. Ici ce sera facile puisque ce recueil de nouvelles,
Mangue amère, offre une large place à la gourmandise, vient titiller nos papilles gustatives et ne parle que de festins et de femmes. Aïe ! Je vois déjà se dresser les étendards des ligues féministes les plus farouches qui vont lancer vers moi leurs amazones pour venir me tirer les oreilles. Oh oui ! Mesdames ! Tirez-moi les oreilles et même pire, mais je vous en prie écoutez-moi un peu avant, sachez bien que nous sommes ici en Inde, pays de traditions ancestrales, soumis au poids des coutumes.
À la faveur de la cérémonie d'anniversaire des funérailles de Bhannai Jog, Badibua et quelques autres femmes parmi ses amies sont affairées dans la cuisine, à éplucher les légumes pour les plats qui seront servis lors de la cérémonie qui va suivre.
Brusquement l'une d'elles, Malarani, évoque le souvenir d'une pauvre fille malheureuse, ce qui lui est arrivée comme malheur à cause de son mariage...
« Les femmes savaient qu'une histoire allait commencer et s'installèrent pour écouter. Elles étendirent leurs jambes pour être plus à l'aise, sans pour autant cesser de découper et de nettoyer. C'était la première histoire de la matinée et elles espéraient toutes qu'elle ne serait pas trop triste. Plus tard il y en aurait des tristes, des douces, d'amères et de furieuses. Chaque femme raconterait la sienne.
Cinq histoires pendant qu'elles découpaient les légumes, une pendant qu'elles décortiqueraient le riz, et peut-être deux pendant qu'elles remueraient le beurre clarifié. Il y avait parfois assez de temps pour une dernière après le repas, quand toute la maison était endormie. Personne ne pouvait savoir avec certitude combien d'histoires une journée pouvait renfermer. »
Bien sûr, ici nous parlons de poulet au curry, de chutney de mangue, du doux parfum du basilic, celui de la coriandre et du gingembre...
Vous me connaissez, vous connaissez ma discrétion légendaire, je me suis glissé dans cette cuisine avec la discrétion qui me sied et je me suis senti parmi toutes ces femmes comme un poisson dans l'eau. Aussi je vous narre mon ressenti de tout ceci.
Des odeurs, des saveurs, des voix aussi, des coeurs qui palpitent, des froissements de sari... L'Inde que j'aime venait à moi, celle découverte à la faveur d'un voyage en 1989, traversant le nord du pays, du Penjab au Cachemire, de Delhi à Bénarès en passant par la mystique Agra où je me suis fait prendre en otage par des Sikhs durant tout un après-midi... Je vous raconterai cette histoire plus tard. Il a d'ailleurs fallu que je me mette à table...
Je me souviens de ces odeurs, elles me sont revenues comme si c'était hier, les odeurs de la rue, des quartiers, des arrière-cuisines, des boutiques, des restaurants... Je me souviens de la première fois que j'ai goûté un plat indien là-bas, de la première bouchée qui m'a incendié l'oesophage, transformé le visage en celui d'un gecko...
L'Inde m'est revenue ici comme un voyage intérieur à défaut d'y retourner un jour, ce pays qui m'avait fortement bousculé et je crois bien qu'il n'y a pas un jour, ou presque, sans que j'y pense encore...
Ici ce sont des voix de femmes qui racontent des histoires d'autres femmes, ce sont des femmes qui parlent, qui écoutent, elles sont entre elles dans ce moment intime, protégé du regard des hommes. Il y a cette belle sororité qui résonne dans cette polyphonie. Elles s'appellent Maya, Jamini, Hema, Gita, Soni, Shashi, Nanni, Badibua, Sharada... Elles me sont devenues comme des soeurs...
Ces nouvelles nous font pénétrer dans des univers qui évoquent de jeunes femmes mariées, mal mariées le plus souvent, de gré ou de force, souvent de force, bousculées dans leur nouvelle vie, parfois exilées, trompées, bafouées, bannies et tout ceci souvent au nom de la sacrosainte tradition, où les hommes se taillent la plus belle part du gâteau...
Ici ce sont des histoires qui parlent d'humiliation, de jalousie, de rebuffades, de vengeance, de douleurs aussi...
Cependant, malgré le poids des coutumes, des convenances, ce sont des femmes qui parlent des autres femmes, celles qui luttent chaque jour contre la violence qu'on leur inflige. Souvent la belle-famille de ces femmes est là dans l'ombre du mari, avec ces regards hypocrites qui renforcent encore plus le poids de cette soumission...
Le propos de l'autrice,
Bulbul Sharma, est plutôt léger, s'emparant de situations dramatiques avec dérision. Il n'empêche que...
L'écriture est fluide, généreuse, on pardonnera quelques maladresses dans la construction narrative...
J'ai aimé ce voyage épicé en compagnie de ces femmes indiennes qui ne l'étaient pas moins. Leurs voix me parlent encore...