Livre traduit de l'allemand.
Philipp Perlmann a organisé un colloque de cinq semaines en Italie, du côté de Gênes, dans un luxueux hôtel en bord de mer. A ce moment, il était prévu que Agnès, sa femme, l'accompagnerait pour faire des photos. Mais sa femme se tue dans un accident de voiture et Perlmann se retrouve seul au bord de l'Adriatique dans un cadre enchanteur où il se demande ce qu'il va bien pouvoir trouver à présenter comme sujet d'intervention. Vide, il est vide, sans aucune substance intellectuelle et même ses propres travaux, à la relecture, lui semblent ne plus lui appartenir. Il a entre les mains le tiré à part rédigé en russe d'un chercheur qui ne viendra pas. Son thème, langage et mémoire, l'interpelle, lui qui semb
le avoir vidé sa mémoire comme on vide celle d'un ordinateur.
Perlmann se protège des autres en changeant de chambre, dans une aile quasi désaffectée du palace, il prend ses dîners dans une trattoria médiocre où il instaure des habitudes et lit inlassablement la « Chronique » des années passées. Il entretient des relations difficiles avec ses collègues et suscite leur étonnement. On attend de lui une prestation magistra
le alors qu'il peine à traduire le texte russe de son confrère et repousse le plus possible la date de son intervention. Il s'attire des regards surpris voire ironiques et des appréciations mordantes notamment de la part de l'Américain Brian Millar, cet homme jeune qui a tous les talents et un vrai charisme, bref, l'ennemi à abattre. Ce qui devrait être possible en le prenant en défaut, avec des documents émaillés de fautes, une erreur fatale dans une formule mais surtout un aplomb insensé qui fait affirmer au savant américain qu'il joue un morceau quasi inconnu de Bach, qu'il a trouvé hors les partitions enregistrées du musicien. L'occasion pour Perlmann de le moucher en démontrant combien il se trompe, combien il se vante ! Il court à Gênes pour rapporter le CD contenant ce morceau et prouver à Millar qu'il n'est qu'un fat prétentieux.
Ce qui pourrait n'être qu'une lutte puérile entre ego auto satisfaits, pour Perlmann tourne à l'aigreur, au doute, à l'analyse du moi pleine de douleur et d'incertitude. Il fait un aller-retour en avion jusqu'à Francfort, chez lui, pour vérifier que ce qu'il va dire, emprunté (plagié?) de
Leskov, il l'avait plus ou moins écrit avant.
Terrifié à l'idée de « n'avoir rien à dire », il alterne café et somnifères et fume comme un pompier, ses nuits sont hantées de cauchemars, il passe des appels téléphoniques nocturnes qui inquiètent sa fil
le au point de la faire venir en stop en Italie !
Dès lors, sa vie s'organise selon un timing implacable, les jours de répit pour écrire sa contribution fondent comme neige au soleil. Il recourt à toutes les stratégies d'évitement possible, mensonge, fuite vers d'autres villes (il laisse en plan le groupe qu'il a lui-même réuni!). A chaque nouvelle possibilité qui jaillit, vient s'opposer un menu événement pour l'annuler, un enfant qui hurle en voyant son ballon partir dans l'eau, un vieillard qui le heurte, une vieille édentée tenant un chat hideux à la fenêtre d'en face.
Il essaie de justifier sa tentative de vol intellectuel, l'argumente en trois points : il est en état de légitime défense face à l'exigence de ses pairs, toujours avides d'idées nouvelles, la thèse de
Leskov, c'est en vérité la sienne, il n'a juste pas eu le temps de l'écrire,
Leskov l'a simplement devancé. du reste, il a fait bien plus que traduire, il a explicité le travail de
Leskov. Et enfin, les textes traduits, volés, annotés, seront détruits sous peu, perdus par les chercheurs et avec eux, l'imposture. Ainsi va la pensée, quand la mauvaise foi s'en mêle...S'emmêle ?
Son angoisse devant le vide sidéral de sa pensée et son incapacité à « rendre » un texte dans les temps le pousse à des réactions non maîtrisées : il s'enfuit en Allemagne, il explose devant des collègues médusés, il s'abrutit de travail nocturne, évite ses collègues les moins hostiles. A l'annonce de l'arrivée de
Leskov, le voilà au bord du gouffre et toutes les solutions sont envisagées : suicide, meurtre, ou les deux à la fois !
Nous sommes, lecteurs, les témoins attentifs et navrés de cette dégringolade et craignons le pire pour cet homme intelligent, cultivé, brillant qui a perdu toute confiance en lui. Avec lui, nous sommes photosensibles, notons avec bonheur ou agacement les lumières du couloir, celles du bar, celles du ciel, nous enregistrons l'absence de couleurs exotiques, sanguine, bleu outremer, rouge anglais, magenta : nous voyons, comme lui, par les yeux, d'Agnès, la photographe en noir et blanc qui l'a quitté. La lumière est présente aussi dans tous ces regards qui pèsent sur Perlmann comme des juges, comme des menaces, regards timides et doux d'Evelyn, ironiques de Millar, suspicieux d'autres collègues, insistants des enfants de l'autobus qui le croise, affectueux et inquiets de sa fille Kristen. Tout converge vers lui et c'est une souffrance indicible.
Le colloque qui réunit les chercheurs est consacré à la linguistique cognitive et s'y retrouvent une spécialiste australienne du langage animal, des cliniciens, des linguistes généralistes. Une part importante du livre aborde la notion de traduction et le jonglage de Perlmann entre l'allemand, sa langue maternelle, l'anglais, langue du colloque, l'italien, langue du lieu d'accueil et le russe, langue du texte traduit et plus qu' « emprunté » par Perlmann. L'obsession linguistique sous-tend le texte de Mercier, lui-même spécialiste de cette science.
Le livre pose des questions intéressantes sur le rapport entre le souvenir et le langage, s'approprier le passé par le récit qu'on en fait, se réinventer des souvenirs juste par le choix des mots employés pour le restituer.
« Le souvenir est en quelque sorte une invention ». « On peut s'approprier le passé en le racontant. »
de la même façon, notre souvenir est altéré par les mots employés et le ton qui les accompagne, a fortiori si c'est dans le cadre d'un rapport affectif fort, ici, c'est la relation père-fils qui est en jeu. le père répète à l'envi à son fils que la « ville de Mestre est laide » et que « la plaine du Pô est morne ». Perlmann, à plus de cinquante ans, règle son fait à son père en faisant exprès le voyage qui démontrera le contraire.
Les mots de son père sont ineffaçables et imprégneront tous ses actes : « Que veux-tu devenir ? Il faut devenir quelque chose. » « Il faut devenir quelqu'un sans quoi on n'est rien. »
Force de frappe des mots..Lui qui aurait voulu être pianiste, aujourd'hui, il aimerait être interprète : ne plus créer, inventer, mais interpréter, dans les deux cas...
Les mots le hantent, tels ceux de son professeur : « L'honnêteté finit toujours par être récompensée, n'est-ce pas Perlmann ? ». Imaginant la scène du meurtre, il la réécrit d'avance, pour la minimiser en construisant de toutes pièces un souvenir réinterprété. Pouvoir des mots sur la mémoire, sur l'émotion.
A contrario, définir le présent comme « quelque chose de fugace par essence, (qui était) maintenu de manière artificielle par la description verbale.[...] le véritable présent, avait-il noté, venait de notre aptitude à nous en remettre sans réserve à la fugacité du vécu. »
P.255, il est question là encore d'un rapport affectif fort, cette fois avec la langue maternelle. Qui de nous n'a jamais été insulté dans une langue étrangère et fait ainsi l'expérience que la même scène nous aurait infiniment plus affecté si el
le avait eu lieu dans notre propre langue ? de la même façon, Perlmann relit des articles rédigés par lui en une autre langue que l'allemand et éprouve de la surprise, voire un refus de paternité, devant ce texte. La relation langage-affect est particulièrement forte.
Petit monde des chercheurs où la règle est « publish or perish », où il faut afficher toujours plus de publications, plus d'étudiants-thésards, plus de fonctions officielles ou honorifiques, plus de présence dans les médias si on ne veut pas passer pour un « bon » chercheur, sans plus. Ce côté salonnard, pédant, est exaspérant. Les petites luttes intestines aussi. Mais réduire les métiers de la recherche à de telles mesquineries serait injuste. Il y a aussi de la passion, de l'entraide, des heures et des heures de travail, des échanges nourris, contradictoires et bienveillants qui font avancer la science, le tout sans espoir d'enrichissement quand il est question de sciences humaines comme ici.
Ce livre est d'une richesse inouïe, on pourrait l'aborder au travers de diverses grilles de lecture et y trouver à chaque fois de nouvelles pistes de réflexion. S'il a pu sembler ardu à certains, c'est peut-être que l'auteur a eu besoin de longs passages pour construire la psychologie de Perlmann, on assiste à un travail méthodique qui engendre et nourrit une réflexion sur la recherche, la mémoire, la notion espace-temps, l'importance des émotions et ce qu'elles engendrent. Pas forcément facile mais excellent ! Une traduction par ailleurs qui « coule » si bien qu'elle doit être de qualité !