Très beau texte, sensible et intelligent, captivant loin au-delà de la gymnastique féminine.
Publié en janvier 2014 chez
Actes Sud, ce texte de
Lola Lafon est le fruit d'un étonnant travail de construction littéraire à partir d'un contenu historique et journalistique, puisqu'il s'agit ici de décrypter la figure emblématique que fut
Nadia Comaneci, qui révolutionna la gymnastique entre ses 14 ans et ses 18 ans, des jeux de Montréal en 1976 à ceux de Moscou en 1980, figure nécessairement choyée et mise en avant par le régime communiste roumain, avant de fuir le pays quelques jours avant la chute de Ceausescu en 1989.
Décrypter le sens et le contenu d'un tel emblème, en acceptant, voire en proposant, les controverses - qui ne manquèrent pas - à l'intéressée elle-même, par courrier électronique ou au cours de nombreuses conversations téléphoniques, une année durant, représentait un défi, que
Lola Lafon parvient à mener à bien, en ne cachant rien de ses émotions, de ses admirations, de ses doutes profonds, en acceptant surtout, avec une intelligente humilité et une belle humanité, de prendre à la fois le risque de questionner parfois rudement
Nadia Comaneci, et celui de l'écouter, réellement, de prendre en compte le poids de ses mots, aussi réticents fussent-ils par moments, et plus encore le poids de ses silences.
Se replonger ainsi dans le triomphe de Montréal (accompagner la lecture en voyant ou revoyant quelques-unes des nombreuses vidéos d'époque disponibles sur le net n'est d'ailleurs ici pas du tout inutile), mesurer la révolution que représenta le débarquement de ce prodige juvénile tout en fragilité apparente, en prise de risque physique jugée parfois insensée et en détermination proprement hors du commun, rappeler l'appropriation du corps exalté par le pouvoir communiste propagandiste (et écouter absolument
Nadia Comaneci lorsque, malgré tout sur la défensive, elle mentionne l'appropriation similaire opérée par le capitalisme publicitaire contemporain), sentir la présence permanente et rayonnante, pour le meilleur et pour le pire, du « coach » Béla Károlyi, percevoir tout le trouble et la gêne des uns et des autres autour de la fuite de 1989 par les champs enneigés de la frontière hongroise, et de l'arrivée spectaculaire et terriblement « ratée » aux États-Unis, avec ses profondes séquelles médiatiques : c'est à un parcours exceptionnel de sensibilité et d'intelligence que nous convie ici
Lola Lafon.
On regrettera peut-être, et ce sera l'unique bémol ici, que les réactions de
Nadia Comaneci soient parfois laissées en points de suspension, peut-être pour ne pas effaroucher un lectorat que l'on peut soupçonner de ne pas être spécialement virulent vis-à-vis des modèles politique et économique de l'Occident (étendu) contemporain, particulièrement lorsqu'elle défend ou minimise la « récupération » dont elle fut l'objet, ou lorsque l'arrivisme forcené de son coach se dévoile. Un peu plus que pour l'anecdote, le visionnage de « Olympic Gold », le reportage sur et avec Mary Lou Retton, la gymnaste américaine propulsée à l'or de Los Angeles par Béla Károlyi, après sa fuite à l'Ouest en 1981, est particulièrement édifiant, tant le triomphalisme cynique et décomplexé de l'athlète américaine et du coach y apparaissent éloignés de la pudeur et de la gêne quelque peu rageuses ou désespérées exprimées par
Nadia Comaneci au long du livre de
Lola Lafon.
On saluera en revanche sans aucune réserve la subtilité et le respect de l'auteur lorsque seront abordées les péripéties sentimentales et terriblement humaines qu'affrontera la jeune prodige en Roumanie auprès de l'entourage de Ceaucescu.
On trouvera aussi ici, discrètement menée mais intense, une interrogation sur le sens du dépassement sportif, qui évoque curieusement, quoique d'un tout autre angle, le «
Mateo » d'
Antoine Bello et son exploration footballistique de la parabole des talents en univers capitaliste occidental.
On y trouvera enfin une magnifique leçon de questionnement des récits, des propagandes et des convictions intimes, dans laquelle l'auteur accepte de se « mettre en danger », en montrant ses propres doutes, ses propres raccourcis ou présupposés : la scène presque finale de l'enquête « sur place », à Bucarest, est un moment particulièrement intense du récit, de ce fait.
Un très beau texte, intelligent, sensible et captivant, y compris et peut-être surtout lorsque l'on n'éprouve pas de passion a priori pour la gymnastique féminine.