"Chien", "gauche", "capitalisme", "espoir"... Lola Lafon est écrivaine, et même quand elle se met dans le rôle de comédienne pour le théâtre, les mots sont le matériau de sa pensée qu'elle déplie comme un abécédaire, dressant "Un état de nos vies", du nom de sa pièce. Elle est l'invité de Géraldine Mosna-Savoye et Nicolas Herbeaux.
#theatre #litterature #livres
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Anne n'œuvrait pas pour la paix. Elle gagnait du temps sur la mort en écrivant sa vie. N'oubliez pas ceci, insiste Laureen Nussbaum : Anne Frank désirait être lue, pas vénérée. Hannah Arendt qualifiait l'adoration dont elle est l'objet de « sentimentalisme bon marché aux dépens d'une immense catastrophe »... Elle n'est pas une sainte. Pas un symbole. Son Journal est l'oeuvre d'une jeune fille victime d'un génocide, perpétré dans l'indifférence absolue de tous ceux qui savaient. N'utilisez pas le mot espoir, s'il vous plaît.
Casser les vitrines des banques et des multinationales est une action symbolique.
On nous accuse de violence ?
Ce qu'on détruit ne sont que des objets inanimés, mais les paysans brésiliens, les rebelles mexicains, les enfants travailleurs de 7 ans, les mers du monde entier sont bien vivant eux, et leurs souffrances bien réelles.
Si des vitrines tremblent vous pleurez.
Vous restez silencieux quand des gens meurent. »
... ce qui compte c’est ce qu’on fait, ce qu’on fabrique, même minuscule. Chercher à. Tenter de. Oh, ça n’est pas une incitation à l’engagement, d’ailleurs ce mot, vous ne l’aimez guère, qui s’applique aux choix des militaires et des bonnes sœurs. Mais qu’elle le sache, Violaine, la résignation coûte cher en amertumes tardives et en regrets.
Les extraits choisis des textes qu’on porte aux nues révèlent ce que nous désirons en retenir. Si nous tenons absolument à ce qu’Anne Frank nous parle de la « bonté innée des hommes », il n’est pas très étonnant que ce paragraphe, écrit le 3 mai 1944, ne soit pas passé à la postérité :
On ne me fera pas croire que la guerre n’est provoquée que par les grands hommes, les gouvernants et les capitalistes, oh non, les petites gens aiment la faire au moins autant, sinon les peuples se seraient révoltés contre elle depuis longtemps ! Il y a tout simplement chez les hommes un besoin de ravager, un besoin de frapper à mort, d’assassiner et de s’enivrer de violence, et tant que l’humanité entière, sans exception n’aura pas subi une grande métamorphose, la guerre fera rage, tout ce qui a été construit, cultivé, tout ce qui s’est développé sera tranché et anéanti, pour recommencer ensuite !
Ce n’est pas ce à quoi on nous oblige qui nous détruit, mais ce à quoi nous consentons qui nous ébrèche ; ces hontes minuscules de consentir à renforcer ce qu’on dénonce : j’achète des objets dont je n’ignore pas qu’ils sont fabriqués par des esclaves, je me rends en vacances dans une dictature aux belles plages ensoleillées. Je vais à l’anniversaire d’un harceleur qui me produit. Nous sommes traversés de ces hontes, un tourbillon qui, peu à peu, nous creuse et nous vide. N’avoir rien dit, rien fait. Avoir dit oui parce qu’on ne savait pas dire non.
Comment raconter la fin d'une histoire sans la clore, si ce n'est en y laissant des silences, comme en musique : une respiration entre deux notes, la promesse d'une suite.
Ils n'ont pas disparu, ils sont là, les absents. Ils persistent et la trace que laisse leur absence est une question.
Que faire d'une seule nuit, il faudrait des années pour y répondre. Il y a si peu de temps, il n'y en aura jamais assez. Il n'y aura jamais assez de vivants pour répondre aux morts.
Qu'elle nous cherche, leur absence, qu'elle ne cesse pas de nous chercher.
Tu ne peux pas rester du côté de ce monde sans colère où tout s’arrange, où l’argent seul doit rester indivis, où le cœur se partage...
Paul Nizan
La Conspiration
La mémoire est un lieu dans lequel se succèdent des portes à entrouvrir ou à ignorer ; la mémoire, écrit Louise Bourgeois, "ne vaut rien si on le sollicite, il faut attendre qu'elle nous assaille".
Avant de rentrer dans la nuit de ce mois d'août 2021, je ne sais rien, sauf ceci : les fantômes, au contraire du mythe qui voudrait qu'ils nous hantent sans pitié, se tiennent sages. Ils nous espèrent, ils ont tout leur temps, celui que nous n'avons pas reçu.
Ils attendent qu'on accepte d'être déroutés. Que nos paupières se dessillent et qu'on devine, au travers du temps, leurs ombres patientes. Alors, on pourra faire place à ceux qu'ont dit avoir "perdus". On les retrouve.
On dit des femmes qui écrivent leur expérience de vie qu'elles « se » racontent, que leur récit est « personnel ». Le journal intime d'un homme, en revanche, semble contenir des vérités universelles. S’atteler au récit du monde a longtemps été l'apanage de ceux qui pouvaient l'arpenter, ces « récits de grands voyageurs ». Aux femmes, on abandonnait l'examen des sentiments, on leur concédait un savoir de l'intime, de l'intérieur, qu'il soit domestique ou sexuel. (p.99)
Relire chaque matin ce qu’on a écrit la veille est semblable à la barre quotidienne d’une danseuse face au miroir : un exercice d’humilité. Votre texte est impitoyable, il vous reflète, il est maladroit, boiteux et désordonné. Mais s’en attrister n’est pas faire preuve de rigueur ; c’est une blessure d’orgueil : on est déçue, on se rêvait plus brillante. Se relire sans complaisance exige peut-être de « se déprendre de soi-même », comme l’écrit Foucault : le texte est plus important que son autrice.