Passionnant et captivant sont les deux mots qui me venaient à l'esprit tandis que je lisais
Mary Barton pour qualifier ce premier roman d'
Elizabeth Gaskell.
Comme dans
Nord et Sud, que j'ai aussi beaucoup aimé, la finesse de l'analyse est remarquable ainsi que la qualité de l'écriture. Comme je n'ai pas lu la version originale mais la traduction de Françoise du Sorbier, cette dernière impression est en grande partie due au travail de la traductrice. le roman date de 1848 mais il aura fallu attendre 2014 pour qu'il y ait en France une véritable traduction, comme l'explique
Françoise du Sorbier dans une note.
Elizabeth Gaskell était l'épouse d'un révérend William
Gaskell. Lorsque son fils meurt de la scarlatine, elle se met à écrire
Mary Barton, qui a pour sous-titre « chronique de Manchester », ville dans laquelle elle s'est établie avec son époux. Dans
Nord et Sud, Margaret était sans doute assez proche de ce que fut
Elizabeth Gaskell en tant que femme et intellectuelle, Margaret appartient à un milieu social similaire.
Mary, fille de
John Barton, un ouvrier, est en revanche très différente. Elle est exposée de plein fouet à la misère, à la maladie, aux affres de la mort, de la privation de nourriture lorsque le travail, et donc le salaire correspondant, viennent à manquer.
Mary est belle. Mais est-ce une chance ou un malheur ? Lorsque Harry Carson, fils d'un patron, vient la courtiser, à la sortie de la boutique où elle est apprentie couturière, elle pense qu'il l'aime et veut l'épouser. Elle se dit qu'elle aiderait ainsi son père à échapper à la misère, elle serait une dame et elle l'installerait dans le manoir des Carson où il ne manquerait plus jamais de rien. le père Carson, avant de faire fortune dans l'industrie, n'était-il pas lui aussi pauvre et son épouse une ancienne ouvrière ?
Mary Barton ne ressemble pas aux filles du Père Goriot de
Balzac. Elle n'envisage pas de renier son père qui lui ferait honte. Elle l'aime de tout son coeur car elle n'est qu'une jeune fille, une adolescente, dirions-nous aujourd'hui, et elle est orpheline de mère depuis ce soir néfaste où Mrs Barton est morte en couche dans sa chambre. Mary est prête à se sacrifier pour son père car, même si Harry est beau, riche, élégant, sûr de lui et de son pouvoir de séduction, elle ne peut s'empêcher de préférer le visage de Jem Wilson, son ami d'enfance, un ouvrier mais aussi un homme intelligent et courageux.
Un meurtre va se produire et de nombreuses péripéties s'enchaîner à un rythme soutenu.
John Barton, devenu membre actif du syndicat, veut informer le gouvernement de la situation intolérable que vivent les ouvriers qui n'ont plus de travail à cause des problèmes économiques. Les patrons se plaignent eux aussi de la situation, prétendent ne plus pouvoir embaucher mais ne réduisent cependant pas leur train de vie alors que les ouvriers meurent de faim. La haine, le mépris entre les deux camps ne cessent de croître, jusqu'au drame...
Elizabeth Gaskell comprend très bien l'économie politique malgré la modestie qu'elle affiche dans la préface. Elle observe la vie à Manchester et devine l'état d'esprit des ouvriers qu'elle a l'occasion de côtoyer en tant qu'épouse de pasteur, elle veut les aider à mieux communiquer avec les patrons et aider les patrons à mieux communiquer avec les ouvriers car ils ont des intérêts communs. Peut-être est-ce ce que l'on appelle aujourd'hui le « dialogue social ».
La religion est très présente dans
Mary Barton mais d'une manière positive. Pour
Elizabeth Gaskell, tous les hommes sont frères et ils ne devraient pas s'entre-tuer, ni faire quoi que ce soit qui puisse donner envie à l'autre de le tuer.
Sur la quatrième de couverture, il est écrit que «
Mary Barton est éloigné de toute subversion ». Je ne suis pas d'accord avec cette analyse.
Elizabeth Gaskell, épouse de pasteur, à travers la parabole qu'est
Mary Barton, dit à messieurs les patrons : attention, si vous continuez à vous comporter comme vous le faites : mépris, arrogance, égoïsme, refus de regarder la réalité en face et d'y apporter des solutions, vous le paierez cher, certains d'entre vous mourront, vous perdrez des êtres que vous aimez. Mais de cette immense souffrance peuvent naître, si ce n'est un monde meilleur, des améliorations de la condition des ouvriers qui ne doivent plus mourir de faim pendant que les patrons les ignorent, à l'abri de leurs manoirs.
Pour avoir eu cette audace, l'écrivaine a dû quitter Manchester. Les patrons d'usine qui écoutaient les sermons de son mari le dimanche ne souhaitaient plus lui parler, ils « prirent fort mal la chose », dit
Françoise du Sorbier, dans sa préface. Dickens l'a accueillie à Londres et
Dostoïevski fit paraître dans une revue une traduction de son roman en 1860.
Mary Barton fut interdit dans les écoles en 1907 en Angleterre à cause de son trop grand impact émotionnel, « hommage paradoxal », nous dit
Françoise du Sorbier qui nous permet enfin, grâce à sa traduction, de découvrir ce texte qui mérite d'être lu.