En mon adolescence, qui remonte maintenant à quelques… lustres, j'ai lu tout
Cronin (en tout cas tout ce qui était paru en
Livre de Poche), et j'ai adoré. de tous ces romans, «
le jardinier espagnol » est celui qui m'a laissé l'impression la plus bizarre : non pas que je n'aie pas aimé, bien au contraire, mais j'ai eu l'impression de ne pas comprendre toutes les implications suggérées par l'auteur, il me semblait nager dans une espèce de flou artistique où j'avais du mal à me diriger. C'est en relisant l'ouvrage, des années après, que j'ai mieux perçu, les intentions de l'écrivain.
C'est effectivement un roman un peu particulier, quand on le compare aux autres romans de
Cronin. D'abord il n'y a pas de médecins (à part un psychiatre un peu dépassé), pas d'Ecossais, rien que des Américains et des Espagnols. le cadre est très loin des landes calédoniennes, puisque nous sommes sous le ciel bleu et le soleil brûlant de la Costa Brava. Et les personnages, ah, les personnages, sont à la fois caricaturaux et torturés, simples à définir et compliqués en même temps, comme si c'était un masque (involontaire) derrière lequel, de temps en temps, le vrai visage (un autre visage, en tous cas) se découvre.
Harrington Brande est un consul américain, en poste sur la Costa Brava. Séparé de sa femme, il vit avec (et pour) son fils Nicolas, enfant chétif et timide. C'est un homme très imbu de sa personne qui entend mener tout son monde à la baguette (il rappelle un peu James Brodie dans «
le Chapelier et son château »). Aveuglé par son amour paternel, il ne se rend pas compte à quel point celui-ci est étouffant pour Nicolas, qui a désespérément besoin d'amitié. L'arrivée de José, le nouveau jardinier, va tout changer. Bien que venant d'un milieu défavorisé, et traînant lui aussi son lot de misères, José va bouleverser la vie de Nicolas, l'éveiller à la vie et au bonheur de vivre. Ce que le consul, dans son égoïsme forcené ne pourra pas, et surtout ne voudra pas comprendre…
C'est une histoire, comme souvent chez
Cronin, qui tire autant vers la tragédie, ou le mélodrame, que vers la comédie, même si quelques moments plus légers, viennent détendre l'atmosphère. Car ici, tout est dans l'atmosphère : lourde et pesante lorsqu'elle est imposée par le père, aérienne et légère quand elle est respirée par José et Nicolas.
Cronin, avec une merveilleuse sensibilité montre l'opposition des caractères, et surtout leur évolution : Brande, dans sa vanité exacerbée et son aveuglement, passe de la méfiance à la haine, et prend José en grippe en le soupçonnant des pires choses. Nicolas, lui passe de l'ombre à la lumière, mais ce n'est pas si facile, car il s'attache à José et il aime profondément son père. José, lui, est le catalyseur de l'histoire.
«
le jardinier espagnol » apporte la preuve que
Cronin est un excellent peintre de l'âme humaine : les sentiments, c'est comme tout, rien n'est jamais tout blanc ou tout noir, l'amour porte en lui son pouvoir de bonté comme son pouvoir de nuisance. Dans cette histoire, en y regardant bien, il n'y a que des victimes. Et ce qui nous révolte, ce n'est pas seulement l'exacerbation du personnage principal (un rien caricatural, mais c'est pour le contraste avec l'angélisme de José), c'est l'injustice créée par ces sentiments injustifiés, et leur incidence sur l'innocence. «
le jardinier espagnol » est un livre dur et subtil en même temps. Il serait écrit aujourd'hui d'une façon tout à fait différente, et certainement plus crue.
Cronin est un merveilleux conteur. Si le style, par la faute du temps, a quelque peu vieilli, la puissance émotionnelle est intacte. Un
Cronin différent, certes, mais pas inférieur à ses autres succès.