Citations sur Méfiez-vous des anges (71)
A cause de ma maladie, je me suis, au fil du temps, détachée des autres. De mes deux frères, d’abord, de mes parents, ensuite… je leur faisais peur. Ils avaient l’impression que je les analysais en permanence. Ce qui, en soi, était vrai. Ils m’ont traînée chez des spécialistes, pour me soigner, « traiter le mal », pour que je devienne enfin cette fille normale dont ils rêvaient. Ne plus craindre chacune de mes réactions quand on allait faire un barbecue chez les voisins. Ne plus me voir m’arracher les cheveux devant tout le monde parce que j’avais trop de choses dans ma tête. Ne plus vivre aux côtés d’une étrangère dans leur propre maison. Mais aucun de ces rendez-vous, de ces traitements n’a marché. J’étais comme ça et ne pourrais changer. Plutôt que de m’accepter, ils ont préféré me mettre de côté. Je suis devenue invisible pour eux. Là sans être là. Une inconnue.
En nous les plus belles promesses, les pires horreurs.
Croire.
Peut-être que l'humanité en a besoin pour oublier combien ce monde n'a aucun sens, combien tout est chaos.
Croire, c'est refuser de se laisser tomber dans ce grand vide qu'est la vie.
L’homme arbore son style et sa tenue iconiques. Une barbe blanche, bien taillée, les cheveux vif-argent qui retombent sur sa nuque. Sa sempiternelle chemise blanche, un pantalon simple et une écharpe bleu clair. Celui que les membres de la Voie appelle Le Guide, dégage quelque chose, un magnétisme unique. J’attrape un exemplaire, en lis un extrait : “Votre dépendance, vos doutes, votre dépression, vos accès de colère, votre violence… tous vos maux proviennent de là, de ses ombres qui se terrent en vous. Vous êtes des écorchés que l’on n'a jamais su soigner…” Pour le coup, j’en suis un sacré d’écorché. Pas assez de tous les pansements du monde pour me rafistoler.
Depuis que je suis gamine, je suis “différente”. Je suis atteinte d’une maladie, l’hypermnésie. Moi, j’appelle ça la Machine. Je retiens tout ce que se passe autour de moi, en permanence. Il n’y a pas de hiérarchie dans mon cerveau. Tout est important. C’est un chaos sans nom. Chaque matin, de retour chez moi, il me faut plusieurs heures avant de trouver le sommeil. Je dois d’abord trier les centaines de données accumulées durant mon service. C’est pour cela que je travaille la nuit, que je porte ces putain de lunettes… Pour limiter au maximum l'afflux de messages que reçoit mon maudit cerveau.
“Mon nom, c’est Paul… Et je suis alcoolique.”
Les autres types, assis sur des chaises en plastique disposées en demi-cercle, me répondent, mollement.
“Bienvenue, Paul.” L’animateur de session, Josh, un jeune gars, au physique de surfeur, avec des cheveux blonds accrochés en catogan, se met à m’applaudir, bientôt rejoint par le reste de l’assemblée. “Bravo à vous, Paul. Le fait que vous soyez ici, que vous ayez fait le premier pas, ça veut déjà dire beaucoup.”
Ma pathologie a la particularité d'être transmissible par voie sanguine. Ce serait mon cadeau. Je leur offrirais ma malédiction. Cette maladie incurable qui me tue à petit feu et qui allait eux aussi les ronger lentement, irrémédiablement. Je savais qu'ils avaient une attirance pour le sang, leurs cerveaux dérangés s'étaient persuadés qu'en boire les faisait gagner en longévité, en vigueur.
Croire. Peut-être que l’humanité en a besoin pour oublier combien ce monde n’a aucun sens, combien tout est chaos.
Encore quelques gorgées. Nous parlons de choses et d’autres. Je lui raconte ma jeunesse, mes envies de devenir actrice envers et contre tous, mes débuts à Los Angeles. Mon premier jour sur un plateau. Je me sens bien. J’ai la tête qui tourne un peu. J’ai dû boire trop vite. Il faudrait que je me rafraîchisse avant que ses amis nous rejoignent. Je demande à Gary où sont les toilettes. Il me montre une porte au fond du studio. Je me lève, ça tangue. Je manque de perdre l’équilibre. Gary me rattrape. Mes yeux se ferment. J’entends sa voix qui me dit : « Laisse-toi aller. »
C’est trouble…
– À toi, Dorothy… À ton avenir.
Je porte le champagne à mes lèvres. Je n’ai pas l’habitude, ça pétille fort.
– Dorothy Lane… Ça sonne bien. C’est ton vrai nom ?
– Oui. Ma mère était une grande fan de l’actrice Dorothy Dandridge. Elle disait que j’avais le même sourire qu’elle.
– Elle avait raison.