Paul Green... Je m'appelle Paul Green. Et je sais qui je suis. Je suis ce gars qui ne lâche jamais. Ce bonhomme qui se fout le monde entier à dos, qui perd tout en route, mais qui, coûte que coûte, va au bout.
Qu'on est comme un barrage et qu'on doit encaisser toute la noirceur du monde pour qu'elle ne se déverse pas sur le reste des vivants, et ne les engloutisse. Un dernier rempart pour protéger le peu d'insouciance er de candeur qui existe encore sur cette planète cramee.
Plus on m'enfonce et plus je creuse.
Dans une bijouterie, un vendeur au sourire éclatant, un torse chargé de colliers, propose une bague hors de prix à une touriste asiatique. Ojai a longtemps été l'un des derniers bastions de la culture hippie. Aujourd'hui, il n'en demeure plus grand-chose, un vague souvenir. Les frusques plutôt que l'âme. Que sont devenus ces rêves de paix, ces envies de révolution, ces musiques qui chavirent le cœur ? Où êtes- vous, Neil Young, Stephen Stills, Joni Mitchell ? Qu'ont ils fait de votre mémoire? On a repassé vos vêtements, mis une étiquette dessus et revendu le tout à prix d'or.
Renfermée sur moi-même, au plus profond. Isolée de tous. Un putain de gilet pare-balles.
Nous roulons à travers le studio. Je tente de saisir ce moment, de le retenir en moi. J’y suis arrivée. Enfin… J’ai débarqué à Los Angeles il y a deux ans. Deux ans de galère, de petits jobs, d’espoirs déçus, de castings à me retrouver face à tant d’autres actrices. Il y en aura toujours une plus belle ou meilleure comédienne que moi. Et cette phrase, chaque fois la même : « On vous rappellera. » Si mes parents et ma sœur me voyaient, là, ce soir. Ils se sont trompés sur toute la ligne. Je ne suis pas devenue « une traînée » à Los Angeles, comme l’avait lâché, un jour, mon paternel, à table. Bientôt, papa, maman, Tracy, vous oublierez tous ces mots jetés à mon visage. Vous vous pointerez avec un grand sourire, en disant à qui veut l’entendre qu’on est de la même famille, vous ramperez pour que je vous pardonne. Mais moi, je n’oublierai rien. Je ne vous permettrai pas d’attraper la poussière d’étoile que je laisserai derrière moi.
- Vous ne le saviez peut-être pas, mais c’est La Voie qui a créé et finance Une main tendue. C’est comme une famille. La plus belle et la plus grande des familles. Et L’Enceinte est son cœur. J’ai eu moi-même la chance d’y passer quelques mois. J’en suis revenu changé à jamais.
Il me lâche un sourire éclatant. Ses dents limées, blanchies, sont à la limite de m’aveugler.
- Je vous crois… vous rayonnez… littéralement. Et où se trouve cette Enceinte ?
- À Ojai… un lieu unique. Il y a quelque chose, là-bas, une spiritualité. C’est comme…
Je ne le laisse pas finir. Pas envie de me farcir son bla-bla New Age.
En vingt ans, La Sombra est devenu l’un des gangs les plus puissants de Los Angeles. La MS-13 et le 18th Street Gang nous craignent et nous respectent. Le sang de mes frères a coulé sur l’asphalte cramé et s’est perdu dans les égouts de la ville. Et je veux faire partie de ça. Mon oncle est un putain de lâche. Pas moi. J’ai peur de rien. Alors, bordel, pourquoi est-ce que je tremble comme ça…
Je note mentalement l’adresse et démarre ma Firebird. Pas besoin de lancer le GPS. Je connais la moindre rue, la moindre ruelle. Ici, c’est chez moi.
Je roule dans la nuit de Los Angeles. Mon royaume. La ville aux mille visages. De chaque côté du boulevard, les affiches pour les prochains shows télé, les futures sorties cinéma, les nouvelles campagnes des marques en vogue. Des noms qui se succèdent, s’entrechoquent : Gucci, Balenciaga, Armani… Des visages de célébrités qui se superposent. Leurs traits démultipliés à l’infini, comme s’ils sortaient tous du même moule. Dents blanchies, cheveux brillants, regards perçants… Corps figés, illusions de désir, âmes éteintes.
"Pour frayer avec le diable, il faut devenir un démon."