Il s'en passe des choses à Kiev, c'est un endroit bien agité, plutôt dangereux, peu recommandable, - je n'ose pas évoquer le bruit et la fureur pour décrire l'ambiance, dans cette capitale ukrainienne que nous évoque
Andreï Kourkov, je parle bien sûr du Kiev de 1919...
Cela vous dirait de venir faire un petit tour là-bas par le truchement de son dernier roman,
L'oreille de Kiev ?
Alors, approchez un peu et venez tendre l'oreille...
Kiev en 1919 est la capitale d'une toute jeune et fragile République. Elle est alors occupée par l'Armée rouge. Cette jeune République populaire, qui est la première République indépendante d'Ukraine, vacille sous les assauts du régime bolchévique qui devra s'y reprendre à quatre fois pour la faire tomber dans sa besace. On connaît la suite...
Pour l'heure, c'est la guerre civile. Des combats insurrectionnels d'une rare violence opposent blancs et rouges, anarchistes et nationalistes...
Il est d'ailleurs dangereux de traverser la rue pour rejoindre son tailleur qui vous a préparé un vêtement sur-mesure, on peut se faire fendre le crâne en deux à coup de sabre par un Cosaque, ou bien trancher l'oreille, comme ça d'un seul coup d'un seul.
C'est ce qui arrive au père de Samson Koletchko.
Le jeune homme, étudiant, qui accompagne ce jour-là son père, aura plus de chance...
Le récit démarre par cette agression sidérante et nous happe totalement dès les premières pages, j'ai trouvé cette immersion saisissante...
« En ce mardi 11 mars 1919, sa vie passée venait d'être rayée d'un trait. »
Orphelin déjà de sa mère, c'est un peu comme s'il se retrouvait désormais seul au monde dans le très grand appartement familial, très vite réquisitionné par des soldats de l'Armée rouge qui s'incrustent et établissent leur campement comme s'ils étaient chez eux...
Et puis il y a cette fameuse oreille détachée d'un coup de sabre, celle du jeune homme que celui-ci a eu la présence d'esprit de ramasser au sol comme on ramasse un objet précieux, - il l'est du reste, objet perdu comme s'il était tombé de sa poche, qu'il garde désormais secrètement dans une boîte à bonbons...
On avance dans le récit et on est immédiatement plongé dans un réel palpable. On découvre un monde gouverné par la suspicion, la corruption, les pillages, la menace et la peur, la répression... Un monde sans foi ni loi dans lequel le jeune Samson Koletchko se retrouve enrôlé dans la police bolchévique...
C'est alors une enquête policière qui prend le pas sur le fracas de la rue et les bouleversements de l'Histoire...
L'oreille de Kiev est un étrange roman qui nous invite à entrer dans le vertige d'un récit historique par cette petite touche absurde comme sait le faire
Andreï Kourkov, ici c'est une oreille... Il suffirait de pas grand-chose pour que cette oreille prenne la main sur le récit et c'est un peu dommage qu'il n'en est pas été ainsi... J'aurais tant aimé qu'elle devienne le personnage principal du récit.
Le personnage principal du récit, parlons-en, c'est la ville de Kiev avant toute chose, c'est la rue qui bouge, qui vit, qui se convulse dans le changement qui est en train de s'accomplir et ce, dans une violence omniprésente comme celle que l'on rencontre dans tous les soubresauts de l'Histoire, l'histoire avec une grande hache, ou parfois à coup de sabre.
Il y a cette rue qui crépite dans les pages du roman, on l'entend presque venir jusqu'à nos oreilles bien collées et c'est la force de la narration de savoir nous planter un décor et une atmosphère, celui d'un quotidien en temps de guerre. J'ai eu l'impression de saisir un vieil album un peu poussiéreux de photos sépia, de l'ouvrir et d'entrer dans la vie quotidienne de Kiev en 1919, ses rues dont certaines n'ont peut-être pas changé, un tramway passe au milieu des calèches et des passants, il y a toute une vie grouillante faite d'artisans, de bourgeois, d'ouvriers, de policiers, de soldats, de concierges entremetteuses, les témoins de cet ancien régime, qui vont devenir peu à peu, malgré eux ou parce qu'ils en ont envie, acteurs de ce destin grandiose.
Le jeune Samson Koletchko est ainsi entraîné dans ce mouvement irrémédiable pour lequel il n'était sans doute pas préparé... Mais l'Histoire est faite aussi de gens ordinaires qui deviennent des héros en cherchant simplement à survivre, sauver leur peau...
Et puis ce régime bolchévique qui emporte tout sur son passage, n'est peut-être pas pire qu'autre chose, n'est-ce pas un monde nouveau qui tend les bras comme une belle utopie avec des valeurs de partage et de de solidarité, qui sait... ?
J'ai aimé les personnages du roman, comme celui de Samson et de la douce et énigmatique Nadejda Trofimovna...
La force de ce roman, c'est aussi de dépeindre ces personnages principaux ou secondaires avec beaucoup de nuances dans les traits, ce ne sont pas ici les blancs contre les rouges, les changements de société qui s'accomplissent se font toujours dans l'entrelacement et le bousculement de relations complexes...
Samson ressemble au roman, il ressemble à
L Histoire en train de se faire, il tâtonne, il grandit. Il est en devenir, lui petit étudiant bourgeois menant une vie ordinaire, qui traverse la rue un jour pour changer de paysage à sa vie...
C'est un roman d'émancipation.
Et puis contre toute attente, ce jeune Samson m'a entraîné dans une enquête policière un peu obscure et ennuyeuse à mon goût. Il m'a arraché aux bruits de la rue où je commençais à me plaire.
Bon, si je reste sur ma faim, c'est peut-être qu'à la toute fin du roman une suite est déjà annoncée.
L'oreille de Kiev nous invite peut-être déjà aux magnifiques prémices d'une trilogie où nous n'avons pas fini de retrouver Samson et Nadejda, leur histoire qui naît dans le fracas du monde...
11 mars 1919... Et puis il y eut un certain 24 février 2022... La guerre qui fait rage aujourd'hui en Ukraine depuis bientôt un an, forcément me fait penser aux convulsions de l'Histoire ukrainienne. Comparaison ne serait pas raison, car
Andreï Kourkov ne s'en saisit à aucun moment pour en faire un récit partisan... Cependant le trait absurde qui se promène dans le roman pourrait être le miroir en contrepoint de deux tragiques périodes où ce sont souvent les gens de la rue, les gens ordinaires, ceux qui n'ont rien demandé, qui paient le plus lourd tribut...
Gardons une oreille attentive pour la suite...
Je remercie mes compagnes de route pour cette lecture commune qui fut une très belle aventure avec des regards croisés très inspirants : Delphine (@Mouche307) et Gwénaëlle (@Gwen21).