Incarner un imaginaire de Jérôme Bosch dans un récit contemporain baroque, hirsute, horrifiant, hilarant et dangereusement poétique, aux marges signifiantes de l'irréel : un pari fou et pleinement réussi.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/06/26/note-de-lecture-
le-domaine-des-douves-benjamin-planchon/
«
le domaine des Douves », publié en mars 2022 chez Mialet-Barrault, un peu plus de trois ans après l'impressionnant «
Capsules » paru chez Antidata, commence doucement, mais par un drame pourtant, déjà : un peintre copiste contemporain renommé (qui estime toutefois n'avoir pas suffisamment de talent pour être artiste à part entière – et cela nous sera expliqué le moment venu), vivant et travaillant à Paris, apprend que sa grand-mère, qui vivait seule désormais sur la lointaine propriété familiale, est brutalement décédée dans l'incendie de sa demeure, et qu'il doit se rendre sur place, à
Saint-Loup, pour l'identification du corps.
Alors que Clovis Cardinaud se dirige en voiture vers le domaine de famille et vers des souvenirs d'enfance soigneusement tenus à l'écart jusque là, le réel tel que nous le connaissons semble se déliter, presque tranquillement, du même mouvement, laissant s'infiltrer des mots et, par là, des objets et des concepts, qui ne sauraient pourtant être familiers : noms de constellations inconnues, falaises molles pouvant gigoter, chenilles-centaures aux poils crépus, pins siffleurs, pêchers venimeux, fauteuils Henri IX, officier de police se déplaçant accompagné de deux cerfs blancs, tulipes furtives, lait de tique géante, et tant d'autres témoignant au fur et à mesure d'une rare inventivité langagière et imagée. Peu à peu, une hilarante inquiétude gagne la lectrice ou le lecteur, en commençant à subodorer peut-être (très parcellairement, bien entendu) vers quoi pourraient bien nous entraîner ces mémoires enfouies émergeant peu à peu.
Ce n'est bien entendu certainement pas par hasard que la toile sur laquelle travaille Clovis, dans les premières pages du roman, soit une étude de Jérôme Bosch réalisée en préparation de son Circus Neantis. Campant, en quelques flèches d'autant plus acérées qu'elles ont d'abord l'air patelines, un décor provincial propice à la montée en mythologie (on songera sans doute au
Jérôme Lafargue de «
L'ami Butler » ou de «
le temps est à l'orage »),
Benjamin Planchon parvient très vite à mêler indissociablement une étrangeté insidieuse – mais pourtant acceptée de toutes et tous comme pleinement naturelle – digne de celle des « Saisons » de
Maurice Pons, une verve rabelaisienne renvoyant sans ambiguïtés à un foisonnement tout bakhtinien, mais en lorgnant du côté du décalage spécifique pratiqué par le Mathias Énard du « Banquet annuel de la Confrérie des Fossoyeurs » ou par le
Pierre Senges de « Cendres – Des hommes et des bulletins » (où Bruegel se serait substitué à Bosch en guise de carburant secret), une omniprésence des odeurs comme marqueurs et passages, tels que portés à leur paroxysme par l'
Antoine Volodine des « Filles de Monroe », une abolition soigneuse des frontières entre l'humain, le végétal et le mécanique dont aurait rêvé à son tour le
Christopher Boucher de «
Comment élever votre Volkswagen », ou encore une volonté de repenser en profondeur le rapport entre le réel et les arts plastiques digne du
Nicolas Rozier de « L'île batailleuse ».
Comme dans les circonvolutions circassiennes des « Bosch Dreams » d'Abraham Per Mortensen (image ci-contre), il s'agit bien ici, en jouant à merveille d'une codification baroque et profuse de l'horreur (d'ailleurs, lorsque Clovis parvient au village voisin de la propriété familiale, ne tombe-t-il pas en pleine « semaine internationale du gothique » ?) et d'une aventure déterminée dans l'irréalité immédiate (pour reprendre le beau titre de
Max Blecher servant de devise officieuse aux éditions de L'Ogre), pour bâtir une exceptionnelle métaphore à étages faisant de chacun de nous, lectrice ou lecteur, l'étrange collapsonaute (comme dirait
Yves Citton) fantastique d'un autre monde en voie de possible dissolution.
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