Je ne connaissais pas
Jean Echenoz, pourtant, je me suis arrêtée sur ce titre, « 14 », qui faisait tristement écho à l'actualité de ce week-end avec les commémorations du 11 novembre 1918. Après la lecture des billets de Martine (enjie77) et Anna (AnnaCan), j'ai eu envie de replonger dans l'histoire de la première guerre mondiale.
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Ce court livre d'une petite centaine de pages m'a surprise par le style indirect utilisé. Magnifiquement écrit, il ne s'appuie pas sur le contexte historique, ni sur les douleurs psychologiques. Il se concentre sur le destin de cinq jeunes hommes d'un même village de Vendée qui ensemble, vont quitter leur vie tranquille et découvrir la guerre.
C'est avec beaucoup de pudeur que
Jean Echenoz esquisse les différents destins d'Anthime, Charles, Bossis, Padioleau, Arcenel. Ils sont comptable, sous-directeur d'usine, équarrisseur, boucher, bourrelier, et du jour au lendemain, un fusil à la main, ils deviennent des soldats, envoyés en première ligne des zones de combat.
« J'ai faim, geignait donc Padioleau, j'ai froid, j'ai soif et puis je suis fatigué. Eh oui, a dit Arcenel, comme nous tous. Et puis je me sens aussi très oppressé, a poursuivi Padioleau, sans compter que j'ai mal au ventre. Ça va passer, ton mal au ventre, a pronostiqué Anthime, on l'a tous plus ou moins. Oui mais le pire, a insisté Padioleau, c'est que je ne sais pas trop si je me sens oppressé parce que j'ai mal au ventre (Tu commences à nous emmerder, a fait observer Bossis) ou si j'ai mal au ventre parce que je me sens oppressé, vous voyez ce que je veux dire. Fous-nous la paix, a conclu Arcenel. »
L'écriture de
Jean Echenoz est très visuelle. En quelques, mots, il transmet beaucoup, sous forme d'images qui s'incrustent dans notre esprit. J'ai vraiment eu l'impression de diriger mes pas, avec eux, vers l'Est de la France, de saisir l'horreur de leur quotidien dans les tranchées.
Pourtant, tout commence par une promenade en vélo, interrompue par le chant du tocsin. Ces premières pages sont magnifiques, avec une image qui perdure, celle de ce livre tombé du vélo, ouvert à une page qui annonce, comme une prophétie, les millions de morts et de blessés à venir.
« Anthime s'en aperçût, le gros livre est tombé du vélo, s'est ouvert dans sa chute pour se retrouver à jamais seul au bord du chemin, reposant à plat ventre sur l'un de ses chapitres intitulé Aures habet, et non audiet. » (« Ils ont des oreilles et n'entendent pas »)
Pourtant, tout débute par des scènes de joie, de rires, d'hymnes et de fanfares. Naïfs, ils partent au front dans les Ardennes, comme s'ils allaient vivre une expérience divertissante de courte durée.
« … c'est l'affaire de quinze jours tout au plus… nous reviendrons tous en Vendée. »
Mais la dure réalité de la guerre va vite les rattraper.
Et le lecteur est là aussi, au milieu des combats, impuissant, perdu, bouleversé. Les mots de l'auteur, simples, justes, sans effet de style, frappent, nous renvoyant l'image de ces combats meurtriers, des explosions d'obus dans les tranchées, des corps sans vie, déchiquetés et au-delà de tout ça, on ne peut que dénoncer encore et toujours l'absurdité de toute guerre.
« C'est peu après avoir fait connaissance avec cet écho de la fusillade qu'on est brusquement entrés en pleine ligne de feu, dans un vallonnement un peu au-delà de Maissin. Dès lors il a bien fallu y aller : c'est là qu'on a vraiment compris qu'on devait se battre, monter en opération pour la première fois mais, jusqu'au premier impact de projectile près de lui, Anthime n'y a pas réellement cru… Puis on leur a crié d'avancer et, plus ou moins poussé par les autres, il s'est retrouvé sans trop savoir que faire au milieu d'un champ de bataille on ne peut plus réel. D'abord avec Bossis ils se sont regardés, Arcenel derrière eux rajustait une courroie et Padioleau se mouchait dans un tissu moins blanc que lui. Ensuite il a bien fallu s'élancer au pas de charge cependant que paraissait à l'arrière-plan, dans leur dos, un groupe d'une vingtaine d'hommes qui, le plus paisiblement du monde, se sont disposés en rond sans apparent souci des projectiles. C'étaient les musiciens du régiment dont le chef, sa baguette blanche dressée, a fait s'élever en l'abattant l'air de la Marseillaise, l'orchestre envisageant d'illustrer vaillamment l'assaut. »
L'auteur reste discret sur l'horreur des scènes de guerre, il ne s'attarde pas non plus sur les corps mutilés. le lecteur n'a pas besoin de cela pour réaliser que ces hommes n'étaient pas des héros, mais de simples hommes, comme vous et moi, des hommes souvent très jeunes non préparés à vivre l'enfer.
De
la chair à canon, voi
là ce qu'ils étaient.
« On s'accroche à son fusil, à son couteau dont le métal oxydé, terni, bruni par les gaz ne luit plus qu'à peine sous l'éclat gelé des fusées éclairantes, dans l'air empesté par les chevaux décomposés, la putréfaction des hommes tombés puis, du côté de ceux qui tiennent encore à peu près droit dans la boue, l'odeur de leur pisse et de leur merde et de leur sueur, de leur crasse et de leur vomi, sans parler de cet effluve envahissant de rance, de moisi, de vieux, alors qu'on est en principe à l'air libre sur le front. »
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Jean Echenoz s'est sûrement beaucoup documenté pour nous décrire le quotidien de ces hommes, de l'insouciance du recrutement jusqu'au dénouement, pour certains tragiques. Il aborde avec retenue mais précision de nombreux thèmes : le désespoir et la solitude de ces hommes, la faim qui les tenaillaient, les conditions d'hygiène déplorables, leur équipement sommaire, les exécutions pour désertion.
"Fusillé par les siens plutôt qu'asphyxié, carbonisé, déchiqueté par les gaz, les lance-flammes ou les obus des autres, ce pouvait être un choix. Mais on a aussi pu se fusiller soi-même, orteil sur la détente et canon dans la bouche, une façon de s'en aller comme une autre, ce pouvait être un deuxième choix."
Jean Echenoz parle aussi de ceux qui sont restés à la maison attendant le retour de leur mari, de leur père, de leur frère, de leur ami, à l'image de Blanche.
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J'ai trouvé l'écriture de l'auteur puissante dans sa simplicité. Sobre et dépouillée, elle parvient à nous émouvoir tout en transmettant le sentiment que pour survivre, il fallait avancer et laisser ses émotions de côté.
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Pour conclure,
Jean Echenoz réussit à montrer la futilité et le traumatisme d'une des plus grandes guerres de l'histoire, tout en s'attachant à quelques histoires individuelles. En cela, il nous interroge également sur le sens de la vie, la destinée de chacun et la part de hasard.
Son écriture, belle, simple, élégante, dense, parvient, avec une distance feinte, à dire beaucoup en peu de mots.
Une véritable prouesse d'écriture.
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Merci Martine, Anna pour cette très belle lecture.