« Pour moi, il n'y a toujours eu qu'une seule chose à peindre : le corps et son cri… Et toi, le voyou, le voleur, le petit boxeur, au moment où dans ma nuit tu avais fait intrusion, j'étais enfin prêt à accepter les bassesses, les joies, les blessures nécessaires pour peindre le corps que tu m'offrais et son cri que j'aspirais à étaler à la grandeur de ma toile. L'amour avait déjà commis tous les crimes. Un défi pour moi d'en imaginer de nouveaux. »
Tableau final de l'amour, le nouveau roman de Larry Tremblay, emprunte la forme d'une confession, comme une longue lettre posthume adressée par
Francis Bacon à George Dyer, son amant et le modèle de nombre de ses tableaux, suicidé à la veille de l'inauguration, au Grand Palais, de l'importante rétrospective consacrée au peintre en octobre 1971. Tout avait commencé entre eux dans la plus brutale des violences, avec l'entrée nocturne du «voyou», à la recherche de quelque butin facile, dans l'appartement-atelier du peintre, prélude à une empoignade sans pitié, laissant les deux adversaires groggys… mais finissant leur nuit dans la plus amoureuse des étreintes ! Cette scène formidable qui ouvre le récit impose d'emblée, comme les premières mesures d'une fugue, le thème majeur qui domine le texte, à travers de multiples variations, le noeud fondamental liant le corps (« la viande », disait Bacon), la sexualité et la violence, et l'expérience de la création artistique dans la pensée du peintre. Si l'histoire évoque surtout ces années Dyer, la relation passionnée, mais souvent houleuse et pleine de rebondissements, entre un artiste déjà très célèbre et riche et un dilettante, délinquant et drogué, le roman convoque, avec une certaine liberté parfois à l'égard des faits et des noms, d'autres étapes de la vie de
Francis Bacon, son départ forcé de la maison familiale, après la découverte par son père de son homosexualité - les coups subis aussi dans son enfance, et ce viol dont il fut victime par un palefrenier -, ses premières années parisiennes où il n'avait d'autres choix que de se prostituer pour vivre, ses aventures avec d'autres amants,
Paul Le pilote ou Alex (les prénoms ne sont pas ceux des personnages réels…), le jeune nouveau talent new-yorkais, dont il méprise les oeuvres mais qu'il invite, pour préserver son amour, à Venise ou Tanger, la rencontre aussi avec Maggy, l'actrice et metteuse en scène, la confidente, l'amie… Toujours, pourtant, à travers l'évocation des tours et détours de cette existence, ce qui intéresse Larry Tremblay et qu'il réussit puissamment, avec autant de finesse dans le propos esthétique que de poésie dans l'écriture, à imposer au lecteur, c'est l'imbrication absolue entre l'homme et l'oeuvre, jusqu'à la douleur, parfois, jusqu'à la folie. Laissons-le faire parler Bacon, son homme-peinture : « J'apprenais à peindre avec tout ce que j'étais, avec tout ce que je n'étais plus. Emporté par un élan de création proche de l'extase, je travaillais jour et nuit. Je buvais pour tenir le coup. J'enchaînais les tableaux comme si c'était une question de vie et de mort. Je peignais sans aucune distance, emporté, aveuglé par mes gestes, ouvert comme une hémorragie… » Comment mieux dire l'exigence tyrannique du geste artistique ? Avec ce corollaire du côté du regard du spectateur : « L'essentiel, c'était que la sensation du tableau monte directement au cerveau sans passer par un jugement moral, une histoire, une anecdote, un souvenir, une référence ». Et si, pour Larry Tremblay, l'idéal littéraire, et il nous semble qu'il le réalise merveilleusement dans ce texte, c'était aussi, cela, une écriture qui « monterait directement au cerveau», imposant son sens par le seul jeu de la sensibilité ?