Que peut-on écrire après ça? Que peut-on lire, même, après "
Les Raisins de la Colère"?
Bien sûr, il en reste à découvrir des chefs d'oeuvre ou simplement de bons, voire de très bons livres... Et les coups de foudre ne manqueront pas qui me soulèveront et me feront d'enthousiasme défaillir. Mais quand même, "
Les Raisins de la Colère".
C'est au delà de la déflagration, au delà de l'uppercut et du coup de poignard et en plus, c'est sublime.
Oklahoma, 1929 ou peut-être quelques années après. La Grande Dépression frappe de plein fouet, le dollar qui n'était que roi se fait sacrer empereur et les banques, et les grands propriétaires se taillent la part du lion quand les petits propriétaires, les simples fermiers peinent à arracher de quoi vivre à la terre ingrate . Sur le pas de leurs portes, ces derniers voient de plus en plus souvent débouler les engins qui fracassent leurs pauvres granges -celles qu'avaient bâties leurs grands-pères et leurs pères-, qui épuisent la terre et la meurtrissent à coups de hachoirs.
Et ils s'endettent, jusqu'à être pris à la gorge. Jusqu'à devoir partir.
Ce destin-là, c'est ce qui attend la famille Joad, qui, comme ses voisins, comme de nombreux okies, se résout à quitter sa ferme pour trouver mieux ailleurs.
Pour eux comme pour leurs compagnons d'infortune, le mieux est à l'ouest, l'eldorado est en Californie, là où les orangers ploient sous le poids des fruits gorgés de soleil, là où la terre est grasse et l'herbe bien verte. Là-bas, mieux que des rivières de lait et de miel, il y a du travail. Si, si, c'est vrai. Les Joad ont trouvé des prospectus qui l'affirment en grosses lettres: en Californie, il y a de l'ouvrage pour chaque membre de la famille et la promesse d'avoir à nouveau une maison à soi et des projets d'avenir.
Péniblement, alors, ils entassent leurs maigres possessions dans un vieux camion et s'en vont cahin-caha sur les routes dans une odyssée qui s'achève dans une apothéose quasi-biblique. Les dernières pages!..
C'est grandiose, c'est beau même si ça prend aux tripes jusqu'à en avoir mal, même si ça révolte. Heureusement d'ailleurs qu'il révolte ce roman sublime.
Le roman des laissés-pour-compte du rêve américain.
Tout est parfait dans ce texte, tout est à sa place et Steinbeck est un magicien. Je ne sais par quoi commencer...
Par l'écriture de Steinbeck peut-être, à la fois hyperréaliste et d'une puissance sans pareille qui fait s'alterner des chapitres généraux, presque documentaires et les autres, ceux qui racontent les Joad et leur épopée avec fluidité, un sens aigu de la narration et du romanesque, une force incroyable. A la réflexion, Steinbeck était, pour la perfection de son style et de son roman, bien plus qu'un magicien.
Et puis de cette écriture jaillissent des personnages complexes, vrais, d'une densité rare auxquels on s'attache presque douloureusement. Moi, je me suis particulièrement attachée aux pas de Tom, de Mam et du pasteur…
Il ressort enfin de ce récit et de ces protagonistes une fresque sans concessions qui certes dénonce la condition de ces milliers d'américains victimes de la grande dépression et broyés par le système mais qui revêt aussi une dimension encore plus vaste. L'exil des Joad partis en quête d'un monde meilleur pourrait être celui de n'importe quel migrant, d'où qu'il vienne et où qu'il aille; hier, aujourd'hui ou demain. Leur histoire aussi m'a fait penser -peut-être parce que c'est de ce monde que je viens- aux agriculteurs, aux petites exploitations qui se sont éteintes parce qu'elles ne tenaient pas la distance dans la grande course à la modernité et à l'industrialisation et à celles qui luttent encore jour après jour pour exister et ça m'a fait mal.
On a encore besoin des Raisins de la Colère pour tellement de raisons... et on a toujours besoin d'une grande histoire, d'un grand roman. de beauté aussi.
Les chefs d'oeuvre ne sauveront peut-être pas le monde, mais ils le rendent souvent plus beaux et meilleur parfois.
Mais j'ai déjà trop écrit et j'ai un film à chercher!