Comment exprimer mieux que Steinbeck la sécheresse, le manque de pluie, le soleil féroce et leurs conséquences sur la terre : la poussière, mot qu'il répète 15 fois en deux pages. La poussière rouge, le blizzard noir, qui prend possession des terres des paysans de l'Oklahoma, qui se répand avec les vents mauvais, précipitant, après la crise de 1929, l'abandon des plantations devenues infertiles, avec, de plus, l'arrivée des tracteurs décrits comme des reptiles.
La poussière, premier personnage des Raisins de la colère.
Puis arrivent
Tom Joad, qui vient juste de sortir de prison, pour homicide, une tortue, bien décidée à suivre son chemin, et Casy, pasteur, qui détrousse les filles dans le fossé et accepte son hypocrisie.
Toute la famille va nous être présentée, mais, avant, l'auteur nous expose, sans commenter, ce qui amplifie l'impact, le point de vue des agents représentant la banque : « Ceux-là se défendaient de prendre des responsabilités pour les banques ou les compagnies parce qu'ils étaient des esclaves, tandis que les banques étaient à la fois des machines et des maitres ».
Peut-être, peut-être, se disent les paysans, avant de démissionner, pouvons-nous nous rebeller, mais contre quoi ? la terre ne produit plus, à part les mulots, les souris les taupes les lapins et les serpents, personne ne survit et les enfants meurent de faim, il nous faut partir.
Comment ? en obéissant aux diktats des vendeurs de camions, dont l'auteur fait parler ces derniers. « Arrangez-vous pour qu'ils prennent votre temps. Ne les laissez jamais oublier qu'ils prennent votre temps. »
Tout Steinbeck, le génie de Steinbeck est là, sa révolte, sa colère devant la pauvreté orchestrée, accumulée, provoquée comme un mal sans remède, et franchement désirée par certains.
Comme des milliers d'« Oaks » Pa, Man sa femme, qui cuisine lard et farine pour la maisonnée et leurs amis, son frère John, leurs enfants, dont Tom, sorti de prison, Al, le dragueur, la petite insupportable Ruthie et son frère, enfin Rose la geignarde, enceinte de Connie : la famille Joad.
Où vont-ils, s'ils laissent leur maison ?
A l'Ouest, en Californie, où les oranges, les pêches et les raisins poussent. Fruits donc travail.
L'Eldorado.
C'est un peu court de seulement dire que
les Raisins de la colère est un chef d'oeuvre. Steinbeck l'écrit dix ans après la grande dépression, en 1939, alors que Roosevelt avait instauré le New Deal. Pour ce bouleversant road trip depuis le centre des USA jusqu'en Californie, il suit la famille Joad dans sa misérable recherche de travail, et prend partie lorsqu'il décrit en détail comment la récolte, lorsqu'elle est trop abondante, doit être détruite devant les yeux des morts de faim.
L'image (cf citation) du livre m'ayant imprégnée et impressionnée, j'ai rêvé une nuit-réellement rêvé- au cours de ma lecture d'un tas d'oranges sacrifiées, ce qui indique la force de description de l'auteur.
En alternant les discours cyniques des possédants, et l'ouverture de la famille prête à partager, avec un parler populaire, en répétant souvent les mêmes phrases, pour enfoncer le clou, l'auteur nous fait partager la rancoeur des hommes réduits à accepter leur sort, sans qu'ils connaissent les codes du marchandage, et en face d'eux des requins essayant de se dédouaner (il faut bien que je vive).
Chef d'oeuvre, dont l'écriture, les personnages typés, la dénonciation et l'analyse du pourquoi de cette détresse, l'obligation de ne pas respecter des lois iniques s'allient pour surtout montrer que ces hommes et ces femmes s'unissent dans leur malheur.
Steinbeck prend carrément position en nous parlant, nous, lecteurs comme si nous attendions les conflits en ayant peur des révolutions. Or le partage advient, les Joad ne disent pas : nous n'avons rien, mais il nous reste un peu de nourriture.
« C'est le commencement… du « je » au « Nous »…. Car le fait de posséder vous congèle pour toujours en « je » et vous sépare toujours du « Nous ».
C'est aussi le passage du pouvoir de décision du mari à sa femme Man la généreuse, et le commencement de la colère faisant place à la peur.
Après deux images fortes : la poussière, qui peut symboliser l'acceptation, les oranges et pommes de terre sacrifiés au culte de l'argent (Ah,
Coluche), arrive la pluie diluvienne, qui noye tout espoir de travail, toute habitation, toutes les voitures, mais fait paradoxalement naitre la colère, la volonté que cela change.
« Et la colère commence à luire dans les yeux de ceux qui ont faim. Dans l'âme des gens,
les raisins de la colère se gonflent et mûrissent, annonçant les vendanges prochaines. »