Nous sommes en 1955 dans une petite ville de province, ces villes de province qu'affectionne tant
Georges Simenon et dont il se plaît dans chacun de ses romans à nous faire partager son goût pour le charme discret de sa bourgeoisie...
Joseph Lambert, quarante-sept ans, solide gaillard doué en affaires, codirige avec son cadet Marcel, l'intellectuel, le polytechnicien de la famille, une entreprise de travaux publics.
Joseph est marié à Nicole, une femme qui lui est intellectuellement supérieure.
Le couple ne s'entend plus depuis longtemps et coexiste pour les apparences.
Joseph partage son temps entre son travail et ses maîtresses, ses loisirs avec ses copains de bridge et ses maîtresses, les bars, les beuveries et quelques scandales sexuels auxquels sont mêlées des prostituées...
Nicole, catholique, partage le sien entre ses soeurs, l'église et les oeuvres caritatives.
Arbitre de ce couple d'imposture, Angèle, qui n'aime pas son patron, lui préférant son épouse.
Femme et domestique n'ignorent rien ou presque des frasques de Joseph, lequel n'ignore pas que les deux femmes, tout comme le reste de la famille et de la ville, n'ignorent rien ou presque de sa vie de patachon.
Mais les apparences...
Marcel pour sa part est marié à Armande, la soeur belle et provocante de Nicole.
Armande a eu, au moins, un amant avec lequel elle a failli quitter pour toujours le domicile conjugal ; Marcel l'a rattrapée in extremis sur le quai de la gare.
Convaincue par les arguments financiers de son mari, elle a réintégré ledit domicile dans lequel elle cherche à tromper l'ennui en accrochant le regard des hommes ou en bichonnant son cocu en lui offrant à l'occasion de son anniversaire un magnifique sac de golf...
Car contrairement à son aîné, le cadet sauvegarde les apparences grâce au mondain.
Personne n'est dupe mais on joue à faire semblant.
Lors d'un déplacement pour aller visiter un chantier, Joseph emmène avec lui Edmonde, sa jeune secrétaire et maîtresse.
Edmonde n'est pas belle, mais elle a une sensualité " animale ".
" C'est une sacrée femelle " comme le lui répète à l'envi et avec envie un de ses clients agriculteur...
Lorsqu'il a embauché la jeune femme, Marcel ne l'a pas fait avec l'intention d'en faire une conquête féminine de plus.
D'ailleurs, les employés des Lambert l'ont surnommée " le bestiau "... Mais un jour qu'il s'apprêtait à rentrer dans le bureau de sa secrétaire, il a trouvé Edmonde, la jupe retroussée, inclinée sur son fauteuil de bureau, les jambes écartées,
la main entre les cuisses se caressant jusqu'à l'extase. Ayant vu après le dernier spasme que son patron avait assisté à la scène, elle a repris son travail comme si l'interlude avait été une chose banale, naturelle, allant de soi.
Cette féminité-là, Joseph n'a pas pu y résister.
Leur liaison n'est pas "cérébralisée" ; elle est vécue instinctivement, " primitivement ", au sens de " originelle ".
Dans ce plaisir qu'il trouve avec Edmonde, il y a la réminiscence d'un souvenir qui l'a à tout jamais marqué.
Enfant, souffrant d'une rage de dents, le médecin de famille lui avait donné deux antalgiques. Non seulement les comprimés avaient fait disparaître la douleur mais l'avaient également débarrassé des pesanteurs de la réalité. Il avait réussi à se détacher, le temps de leur action, de l'insupportabilité de ce monde. Et il s'était senti si bien !
Avec Edmonde, il retrouvait ce "déclic"...
" L'univers s'éloignait alors jusqu'à n'être plus qu'une sorte de nébuleuse sans importance. Les objets perdaient leur poids, les gens n'étaient plus que des pantins minuscules ou grotesques et tout ce à quoi on attache d'habitude du prix devenait saugrenu. Il ne subsistait, dans un monde rétréci, enveloppant et chaud, bienveillant, que le battement du sang dans les artères, une symphonie d'abord vague, diffuse, qui se précisait peu à peu pour se concentrer enfin dans leur sexe...
Ces moments... ceux-là et ceux du mal de dents sous le tilleul, c'était la même chose, la même envolée, le même bond dans un autre monde.
Ce qu'il avait obtenu jadis avec deux comprimés d'une drogue quelconque, avec l'engourdissement, les rayons tamisés du soleil et la chanson des mouches, ils l'obtenaient, Edmonde et lui, avec leurs deux corps...
Ils n'étaient pas des amants comme
les autres, ils n'étaient pas des amants, ils étaient, ils avaient toujours été deux complices."
Au volant de sa traction avant Joseph roule doucement... à peine à trente à l'heure.
Sa main gauche tient le volant tandis que sa main droite caresse le sexe d'Edmonde.
La traction zigzague ; un puis deux coups de Klaxon.
Un car transportant 48 enfants de retour d'une colonie de vacances , trois accompagnatrices et le chauffeur sont sur le point d'entrer en collision avec une traction qui occupe le milieu de la chaussée.
Le chauffeur du car parvient à éviter la voiture du chauffard mais heurte un arbre qui l'envoie s'écraser en contrebas contre le mur du Château-Roisin.
Le véhicule prend feu.
Les portes restent bloquées.
Quarante-huit enfants et trois adultes sont brûlés vifs.
Seule la petite Lucienne Gorre a survécu... mais les médecins ne sont pas sûrs de la sauver.
Joseph, lui, n'a pas eu le temps de libérer sa main droite.
Edmonde et lui savent.
Joseph, fuit... sans comprendre exactement la raison de sa fuite.
Cet homme dont le destin a basculé, cet homme mal dans sa vie, mal dans ce monde va se retrouver dans un face-à-face avec lui-même, dans un huis clos perdu d'avance, dans ce qui n'est même pas une fuite en avant mais un attentisme où se mêlent conscience des faits et refus de sa culpabilité.
Y a-t-il eu des témoins ?
L'homme aux chèvres a-t-il vu passer la traction dans la Grande Côte ?
Y a-t-il d'autres traces que celles des pneus sur la chaussée ?
Et que pense de lui sa complice ?
160 pages intenses où l'action côtoie le monologue d'un couard ordinaire responsable d'une tragédie, 160 pages dans lesquelles
Georges Simenon avec son savoir-faire et sa plume talentueuse introspecte les travers de la nature humaine, zoome, télescope et étudie les petits êtres qui se débattent sous nos yeux dans leurs costumes d'un quotidien travesti.
Léa, la prostituée au grand coeur mettant à nu pour Joseph quelques-uns de ces petits hommes qui, une fois qu'ils sont dans leur habit de naissance se révèlent être ce qu'ils font tout pour laisser croire qu'ils ne sont pas, est un de ces moments de vérité où plus personne n'a intérêt à tricher...
Les complices -, c'est un peu une version légèrement modifiée de -
Les demoiselles de Concarneau -.
Dans les deux romans, un accident de voiture par imprudence qui aboutit pour l'un à la mort de plus de quarante enfants, pour l'autre à celle d'un des deux jumeaux d'une jeune mère ouvrière.
Les responsables sont deux chauffards qui s'enfuient sans trop vouloir s'enfuir et sont poursuivis tout au long de leur fuite par des flics qui recherchent leurs voitures. Deux patrons, l'un entrepreneur, l'autre marin- pêcheur... tous deux prisonniers des moeurs, des préjugés d'un environnement avec lequel il n'est pas question de négocier... prisonniers surtout de ce qu'ils ont fait eux de ce que la vie a fait d'eux.
Parmi les 117 romans durs de
Simenon, -
Les complices - occupe une place tout à fait recommandable.