Autant vous avertir, je ne suis pas objectif avec
Shakespeare ; je l'aime trop ! Mais je suis loin d'en avoir fait le tour car la diffusion de son oeuvre en poche est largement incomplète, surtout en ce qui concerne ses pièces historiques.
Mais j'ai la chance de côtoyer des gens qui me connaissent bien. L'une d'entre elles m'a abonné à la collection des oeuvres complètes de
Shakespeare traduites par
François-Victor Hugo, qui est publiée par le Monde en ce moment. Qu'elle en soit bénie !
J'attaque la collection avec ce Roi Jean que j'ai dégusté. Elle conte l'essentiel des démêlés de ce Plantagenêt avec les Capétiens et la papauté. La saveur est multiple, un peu comme dans ces chocolats autrichiens géniaux à plusieurs couches – les Mozartkugeln (essayez, vous m'en direz des nouvelles). On a droit à l'Histoire du tournant du XIIIème siècle contée par un auteur de théâtre élisabéthain du tournant du XVIIème et traduite par le fils d'un auteur français du XIXème : vous imaginez les interprétations enchâssées comme des poupées russes.
La pièce tourne autour de la mainmise de Jean sur le trône d'Angleterre, qui floue au passage son neveu Arthur, de la guerre avec la France qui s'ensuit et de la volonté de Jean d'assassiner Arthur une fois ce dernier entre ses mains. Accords, proclamations d'amitié indéfectibles, tourne-casaques, trahisons, on a droit à tout. Ces évènements (et j'en oublie beaucoup) sont historiques, mais afin de les faire tenir dans une pièce
Shakespeare distord le temps et efface les années si bien qu'on en garde l'impression d'une aventure de quelques jours.
Shakespeare n'est pas aussi contraint que les Classiques français qui seront obligés de se conformer à un canevas-carcan, de tirer des vers taillés au cordeau comme les feuillages d'un jardin français. Sa prose est plus libre, plus sauvage, elle respire comme la Nature dans un jardin anglais, et elle fait mouche aussi bien. La réduction du temps de règne de Jean qu'il réalise vient à l'appui de la force tragique de la fin du récit. Dans la mort de Jean, la pièce montre clairement la justice divine s'abattant sur le pêcheur assassin de son neveu et négationniste de la papauté. Cela aurait été beaucoup plus dur de justifier plus d'une décennie de règne avant que Dieu ne manifeste sa colère.
Le roi Jean meurt empoisonné par un moine, l'Histoire le dit et
Shakespeare en est très satisfait : la sanction divine tombe mais la main du bourreau n'est pas française ; ce n'est pas l'Étranger honni qui abat le roi d'Angleterre. A plusieurs reprises
Shakespeare interprète les faits à l'aune de l'Histoire de son temps, par exemple la tirade de Jean contre la papauté qui fait écho à l'Angleterre de la Renaissance prenant ses distances avec Rome. Son nationalisme explose dans l'inimitié de Philippe Faulconbridge, bâtard de
Richard Coeur de Lion (personnage délicieux dans la pièce), envers l'archiduc d'Autriche qui emprisonna son père. Dans ses notes,
François-Victor Hugo voit dans la pièce une allégorie de l'histoire de Marie-Stuart avec Jean dans le rôle d'Élisabeth Ière. le traducteur n'est pas le dernier à faire comme
Shakespeare, utilisant ses pièces sur les tyrans comme autant d'armes contre
Napoléon III.
Il y a plein d'autres choses dans cette pièce, dans la diversité de caractère des personnages, dans les tirades tragiques ou comiques, dans les leçons morales, mais il faut savoir s'arrêter. Vous l'avez compris : je ne suis pas objectif.