Senghor publie ce recueil de
poèmes en 1948, mais beaucoup de
poèmes ont été composés antérieurement, juste avant ou pendant la guerre, la Seconde Guerre Mondiale, et ils évoquent ce traumatisme.
Pour comprendre le titre et le recueil, l'hostie est, pour les catholiques, le corps du Christ consacré lors de l'Eucharistie par le prêtre. Elle évoque donc le sacrifice, mais aussi la résurrection. Les corps sacrifiés, ce sont ici les corps « noirs » du titre, les « Tirailleurs sénégalais », les « frères noirs » du poète. Ce sont toutes les troupes coloniales qui combattent pour la France, lors des deux guerres mondiales. le terme de troupes coloniales est à prendre au sens large, car, si
Senghor insiste sur les soldats originaires d'Afrique – tous assimilés sous le terme « sénégalais », il évoque aussi tous ceux « réunis, divers de teint – Il y en a qui sont couleur de café grillé, d'autres bananes d'or et d'autres terres des rizières » : « le Cafre, le Kabyle, le Somali le Maure, le Fân, le Fôn le Bambara le Bobo le Mandiago ». Les « hosties » sont donc teintées du rouge du sang des martyrs pour la France.
Le recueil est donc un hommage à ces soldats morts, qui se sont sacrifiés et ont été sacrifiés par la puissance coloniale, et par là-même un moyen de leur offrir une forme de résurrection, ou en tout cas d'éternité, en les consacrant par l'écriture et l'écrivant en lettres majuscules : « MORTS POUR LA RÉPUBLIQUE » dans le poème lui-même intitulé « AUX TIRAILLEURS SENEGALAIS MORTS POUR LA FRANCE ». le recueil est donc un chant, un chant épique et religieux, où se mêlent prière et mémoire des morts. Plusieurs
poèmes sont sous-titrés « Woï pour deux koras », un chant pour un instrument à cordes traditionnel,
Senghor se place comme un griot ou un conteur traditionnel d'Afrique de l'Ouest qui fait revivre la mémoire des morts. Et les
poèmes sont peuplés de noms, de voisins, de camarades, de soldats, pour faire revivre la fraternité entre combattants.
D'un point de vue personnel, on sent toute la douleur de
Senghor, qui s'est engagé volontairement en 1939 dans l'armée, et qui est relégué dans les troupes coloniales, comme un sujet et non comme un citoyen français – un statut qu'il a obtenu, qui lui a permis de passer l'agrégation, de devenir professeur. A cause du racisme des officiers, il n'est pas considéré comme un Français comme les autres : « Ah ! Ne me dîtes pas que je n'aime pas la France, je ne suis pas la France, je le sais » (« Poème liminaire »).
Faits prisonniers, les soldats noirs ne sont pas considérés comme les soldats blancs : « et nous voilà pris dans les rets, livrés à la barbarie des civilisés ». L'horreur des camps de prisonniers est donc renforcée par le racisme et les discriminations, qui ne sont pas dues qu'aux gardiens nazis, mais aussi aux autres prisonniers français : « des chefs, et ils étaient absents, des compagnons, ils ne nous reconnaissaient plus / Et nous ne reconnaissions plus la France ». Oui, c'est la véritable blessure du recueil, non la guerre et ses violences, non l'internement et ses privations, mais « ce masque de petitesse et de haine sur le visage de la France ».
Cependant, le dernier poème « Prière de la paix » est une prière de réconciliation et de pardon, un refus du « serpent de la haine ». L'Europe, et surtout la France, ont asservi l'Afrique, tué des millions d'hommes et de femmes, l'ont dépouillée de ses richesses. Mais
Senghor a « une grande faiblesse pour la France », il l'aime, car c'est le peuple de la connaissance, le peuple de la liberté avec la Révolution, le peuple de l'égalité avec les Droits de l'Homme et l'abolition de l'esclavage, et le peuple qui permettra la fraternité universelle. Ce dernier poème est écrit en 1945, la guerre n'est peut-être même pas finie, et
Senghor lance un appel à une fraternité universelle, une « nation arc-en-ciel » avant la lettre pour reprendre l'expression future de
Nelson Mandela, avec une union de « tous les peuples d'Europe, tous les peuples d'Asie, tous le s peuples d'Afrique et tous les peuples d'Amérique […] DESSOUS L'ARC-EN-CIEL DE TA PAIX ».
Un très beau recueil aux images et aux mots marquants, d'autant plus saisissant en se disant que nombre de
poèmes ont été écrits en captivité.