La société de tourisme Real Voyages organise un « road trip » particulier pour les bourgeois en quête de sensations fortes. À la recherche d'un autre monde. Un ailleurs qui leur apporterait des sueurs froides. Qui les bousculerait dans leur quotidien confortable. Et c'est de Paris à Turin qu'ils trouveront cette dimension glauque à chaque halte dans une grande ville européenne contenant sa cité de la peur, son quartier des pauvres. La fracture sociale génère des conflits d'idéaux. Elle est la source des tensions dans ce petit groupe peu commun. Un parcours qui révèle des personnalités aussi laides qu'attirantes.
Ce livre est une satire. Une blague amère. La caricature d'un discours humanitaire.
L'ironie dessine la carte des mépris et des incompréhensions entre les différents protagonistes. Les clichés du riche et du pauvre, et donc des idéaux qui les séparent.
Il raisonne. L'écho. de toute part.
Conscient de l'ampleur européenne de l'inégalité dévoilée dans le livre, je m'en suis tenu à des images spontanées qui me sont apparues furtivement dans les médias français — sur la toile internet et à la télévision pour être précis. Cela était d'autant plus étonnant que je n'avais pas pour habitude de suivre scrupuleusement les sorties acclamée des érudits. Au fil de la lecture, ce sont les échos des mots d'Éric Zemmour le « Porte-voix des classes populaires » (Figaro15/11/14) ; de
Laurent Obertone (écrivain) qui tire la sonnette d'alarme en livrant son « Orange mécanique » (Ring édition 2013) ; du récent retour du feu Étienne de la Boétie discourant sur la servitude volontaire (dans l'hebdomadaire « 1 » de cette semaine) ; de
Natacha Polony à propos de son recueil de chroniques «
Ce pays qu'on abat » (Plon 2014) ; qui apparaissaient en toile de fond.
Tous les débats, les critiques, les chroniques, les livres, les émissions télévisées, les « j'accuse » et les « indignez-vous » sont pour moi des entreprises extrêmement intelligibles, médiatisées et impulsives. Des idées mises aux enchères telle la légendaire bourse à la criée au sein des différentes bourses du monde entier. Je perçois des enjeux énormes dans un langage codé qui m'est étranger. Je vois juste des égos gonflés à bloc. Des marchands me vendant du slogan « Arrêtons-la misère, que diable ! ». Ils sont comme Odile B, tous « torturés par l'idéal social ».
Je me suis retrouvé dans «
Les belles âmes ». Non pas que je considère mon âme comme immaculée mais parce qu'une grosse partie de ma vie est celle qui rejoint la catégorie des cas sociaux. J'ai habité dans un appartement social à Molenbeek-St-Jean (Bruxelles) pendant un peu plus de dix ans et j'ai retrouvé tous les clichés. Madame Guitou, la concierge, les miséreux, les volontaires, les démissionnaires, les délinquants, etc. La simplicité de la politique du quartier : « soutenons-nous et ailleurs démerdez-vous », ou encore « chacun ses problèmes ».
C'est vrai. Il existait aussi des rêveurs incontestés ou mieux des jeunes étudiants d'une volonté inébranlable qui réussirent dans la plus prestigieuse école de commerce de Bruxelles — des exceptions, mais des exemples intéressants. Pour le plaisir de l'accompagnateur qui est « convaincu qu'on peut faire évoluer les esprits grâce au savoir et à la culture ». Comme quoi. Certains trouvent la force d'opérer des choix constructifs. Tout le monde n'était pas à plaindre. Il n'y avait pas de cars de touristes riches à souhait venus pour s'extasier devant l'inconnu. Il y avait plutôt des visites de groupe d'étudiants, d'architectes, d'ingénieurs et de la police bien sûr. Certains ne souhaitaient rien, d'autres espéraient quelque chose.
Le relief de l'histoire, c'est une vérité. le constat de l'ignorance généralisée. le déni de l'écart qui existe entre un Jason (banlieusard je-m'en-foutiste) et madame Odile B (oratrice caractérielle) par exemple. Une condition humaine malade dans un monde au bord de la surchauffe, presque hystérique tellement tout va si vite. Prenez l'exemple du temps du récit qui s'étale sur cinq jours. Jours durant lesquels les acteurs connaissent quatre phases comportementales. J'y reviendrais juste après ceci : cette période est similaire à celle qui considère une information dépassée après un « buzz » phénoménal. Environ une bonne semaine. Ensuite, le sujet se consume. le temps passe. La cacophonie diminue. le tempo ralentit. L'écho est devenu un souvenir vague. Jusqu'à la prochaine fois.
La fin du roman. La simulation d'un essoufflement. Il n'y a pas de final succulent, pugilat à la clé malgré les confrontations verbales musclées. L'enthousiasme a juste disparu. Fin des quatre phases, jouissance de l'accompagnateur – encore : « Il sait que se succèdent quatre phases chacune marquée d'un pic : une phase d'enthousiasme humanitaire, une autre de dépression cyclonique de la conscience, suivie de près d'une phase purement catastrophique, qui précède, à l'arrivée, une phase de lâche soulagement. La séquence est algébrique ».
Entre temps, les intéressés s'éloignent, embrouillés par les concepts. D'ailleurs se sentent-ils concernés ? Est-ce leurs fautes ? Dirait le dramaturge (prêtre défroqué). Un brouhaha sur lequel tout le monde n'est pas d'accord.
Voilà ce que représentent pour moi les touristes, les jeunes, le chauffeur, les bas quartiers, le car roulant à travers l'Europe. Un mouvement, du bruit, puis du silence.
J'ai été impressionné par le jeu de langage. Une navigation entre le registre soutenu (pour l'accompagnateur, l'écrivain, pour la narratrice elle-même) au familier (liaison entre le parler écrit et l'oral ; pour tous. Un langage moins raffiné pour Jason, le chauffeur, Olympe ou madame Guitou et la concierge ; afin de mieux différencier la classe sociale) avec aisance. Une figure de style qui revient souvent – parmi la multitude : l'anaphore, la répétition qui marque l'attachement de l'auteur envers le personnage « Olympe ». de plus,
Lydie Salvayre participe au récit puisqu'elle intervient avec le pronom personnel « je » et donne ses impressions sur les personnages (la nostalgie qu'elle aura à l'égard d'Olympe) et sur la trame de l'histoire. le tout dans un genre complexe, l'ironie. Cela dénote une impressionnante maitrise des techniques d'écriture et un talent pour captiver l'attention du lecteur. Cette façon de procéder lui permet d'insister sur le poids de la dénonciation. Ce partage sonne comme une confidence à propos de l'hypocrisie humaine, des impressions qu'ont tout un chacun sur la condition de la population en difficulté. L'auteure donne une voix à ceux qui n'en ont pas ou plus.
C'était, à mon sens, marcher sur une crête au bord d'un gouffre que de proposer une telle histoire. Ce n'est pas le genre de récit que j'affectionne et pourtant, je n'ai pas eu la nausée. Ce fut un « réel voyage ». Un pont entre le fossé qui sépare les exclus des privilégiés. Une surprise et une découverte très intéressante.