Cet ouvrage m'attendait depuis quelques mois maintenant, j'attendais en quelque sorte le « bon moment » pour l'aborder. de
Diderot, j'ai lu la Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient ainsi que
La religieuse que j'avais tous deux beaucoup aimé ; un peu partout j'ai pu lire que
Jacques le Fataliste et son maître était son roman le plus abouti, le plus magistral ; à présent, ne connaissant pas l'intégralité de son oeuvre, je ne saurais prétendre à déclarer ce genre de choses, mais c'est un fait qu'il m'est permis d'affirmer non pour l'unique oeuvre de
Diderot, mais bien pour l'intégralité des romans qui ont parcouru les contrées de mon esprit - sans s'octroyer la première place, mais il brigue aisément une situation dans les dix meilleurs.
Jacques le Fataliste est en effet une oeuvre pleine de virtuosité, d'intelligence, et de génie.
Tout d'abord, il me semble important d'aborder cette lecture en ayant bien en tête que ce n'est pas un essai - pour le coup c'est assez évident -, mais que cela implique le fait que
Diderot, en écrivant, ne cherche pas à convaincre son lecteur d'adopter cette philosophie déterministe. Il essaie juste de nous donner un aperçu de ce à quoi peut ressembler une bonne application existentielle de cette manière de penser ; et même si les démonstrations de Jacques à son maître peuvent en effet convaincre le lecteur, ce n'est pas l'objectif premier du roman - voire pas un objectif du tout. Parlons du roman intrinsèque pour commencer, sans évoquer immédiatement sa portée philosophique.
Combien de fois l'auteur-narrateur déclare-t-il « ceci n'est pas un roman » ! Et pour cause : j'ai appris, grâce aux excellents dossiers suivants l'oeuvre - éditions GF - que le roman au XVIIIème siècle était une sorte de « mauvais genre », non pas en tant qu'il n'était pas lu, au contraire, il n'avait jamais eu autant de succès ; mais en ce sens que l'on voyait le roman comme un mensonge sans intérêt et susceptible d'avoir une influence mauvaise sur les goûts et les moeurs de l'époque ;
Diderot ne voulait ni être un menteur, ni pervertir son époque. Je n'ai pas lu La Nouvelle Héloïse, mais - toujours d'après les dossiers du livre -, Rousseau déclarerait dans la préface de cet ouvrage : « Il faut des spectacles dans les grandes villes, et des romans aux peuples corrompus. J'ai vu les moeurs de mon temps, et j'ai publié ces lettres. Que n'ai-je vécu dans un siècle où je dusse les jeter au feu ! ». C'est assez éloquent.
Quoiqu'il en soit, la théorie littéraire veut que
Jacques le Fataliste soit un roman, alors
Jacques le Fataliste roman sera - n'en déplaise à
Diderot qui n'a de toute façon plus aucun moyen de le contester. Toute l'originalité vient de ce que l'auteur-narrateur interrompt constamment le déroulement des événements pour diverses raisons, nous dire que c'est bien lui qui décide de ce qu'il se passe et qu'en tant que lecteur nous en sommes totalement dépendants, nous remettre dans le contexte de l'histoire, etc. Cette manière qu'il a de nous interpeller régulièrement pour nous dire que c'est lui qui décide peut paraître agaçante, mais elle me semble très symbolique ; il ne cesse de déclarer des choses comme « Jacques et son maître peuvent faire ci, peuvent faire ça, c'est moi qui en décide » cependant que pendant tout le roman, Jacques s'évertue à déclarer que « tout ce qui nous arrive est écrit là-haut » et qu'il ne contrôle, de fait, rien. Un symbole donc, d'abord en ce sens que ce « là-haut », que l'on peut aisément considérer comme étant Dieu - ou tout autre force que vous pourrez nommer comme vous l'entendrez - pour nous, n'est autre que
Diderot pour les protagonistes du roman, et ce dernier s'en amuse ; semblant par là oublier que la chose vaut finalement pour lui aussi, s'il semble décider du sort de ses personnages, une force plus puissante que lui décide de son propre sort - et il n'est pas assez stupide pour se croire au-dessus de ses personnages, il en a bien conscience, et c'est je pense la raison qui fait qu'il nous rabâche sans cesse cette contradiction apparemment inconsciente, comme pour se mettre en scène lui-même et l'humanité, tout orgueilleux que nous sommes à grands coups de « c'est moi qui décide »,
Diderot ironise et fait endosser ce rôle à un auteur-narrateur qui ne semble pas constater que les ficelles qui décident des actions de ses personnages dépassent ces derniers pour s'accrocher également à lui-même. C'est par ces invectives permanentes que ce roman peut être vu comme moderne, en effet, le XXème siècle s'est beaucoup évertuer à analyser la façon dont se fait un roman, mais il ne faut pas oublier le contexte et l'époque de la création de celui-ci.
Le précédent paragraphe qui voulait se limiter au pur roman n'a pu s'empêcher de déborder sur la philosophie qu'il contient, sans doute que les deux sont tellement entrelacés qu'il est impossible de les séparer. Parlons-en plus clairement de cette philosophie : elle semble toute entière provenir du capitaine de Jacques - qui n'est pas son maître - et qui « savait son
Spinoza par coeur », là encore, plein d'ironie,
Diderot se moque de ceux qui pensent que la philosophie n'est que le fait de se costumer d'un cadavre - comme les Aztèques qui, lors de cérémonie religieuse, sacrifiaient une enfant avant de revêtir certaines parties de son corps mort. La philosophie n'est pas une simple accumulation de connaissance : elle est création permanente. Elle ne peut pas se contenter de disséquer des morts - d'obtenir une parfaite connaissance d'une ou de plusieurs philosophies précédentes -, elle doit créer. Quoiqu'il en soit, selon Jacques et son capitaine, tout est nécessaire. Rien ne naît de rien, il n'y a pas de libre arbitre, « tout est écrit là-haut » sur « le grand rouleau » ; quant à savoir qui l'écrit, peu importe, ça ne modifie en rien le déterminisme total. Rien ne sert à Jacques de courir lorsqu'il est poursuivi par des voyous s'il n'en a pas envie : s'il doit s'en tirer, il s'en tirera ; sinon, rien ne sert de lutter, cela ne fera que le fatiguer. Une sorte de résignation joyeuse en résulte, si le capitaine de Jacques savait son
Spinoza par coeur ;
Diderot savait son stoïcisme, si ce n'est par coeur, en bonnes conditions.
L'auteur ne cherche pas à nous convaincre, mais il peut tout de même y arriver, puisque nous assistons souvent à une conversation entre le maître et Jacques qui, lui, souhaite convaincre son maître ! L'une des plus éloquentes démonstrations est la suivante et est connu de Jacques de par son capitaine : « si vous voulez librement, essayez de vouloir vous jeter de votre cheval à terre » ; le maître, tout orgueilleux qu'il est, déclare que, bien que ce ne soit pas une perspective des plus réjouissantes, il pourrait tout à fait le faire et donc le vouloir ; « mais mon maître, lui répond Jacques, vous ne voyez pas que sans ma contradiction et sans ce souhait de votre part de prouver votre liberté, il ne vous serait jamais venu à l'idée de vous jeter de votre cheval et de vous rompre le cou ? C'est donc moi qui vous prend par le pied, et qui vous jette hors de selle. Si votre chute prouve quelque chose, ce n'est donc pas que vous soyez libre, mais que vous êtes fou. » Il lui dira un peu après, toujours depuis cette même attitude provocatrice et hilarante, qu'il n'est ainsi pas libre de vouloir aimer une guenon. Les sentences pleuvent : on passe notre vie à vouloir sans faire ; et, peut-être plus important, à faire sans vouloir.
Ne lisez pas ce qui va suivre si vous souhaitez garder intacte l'intrigue romanesque, quoique le quatrième de couverture l'assassine déjà. L'autre modification passionnante qui a lieu, c'est ce rapport qu'entretiennent Jacques et son maître, si le maître peut se targuer d'avoir ce titre officiellement, dans les faits, c'est bien Jacques qui s'en réclame. Et ce en tant qu'il éduque ce « maître » à sa philosophie ; parce qu'il prend les décision la plupart du temps également. le maître, après que Jacques eut théorisé la chose, malin, déclare qu'il vaudrait mieux pour lui avoir la place de Jacques ; mais comme le dit ce dernier, en y prétendant, il renoncerait à son titre tout en ne pouvant pas y parvenir, parce que « ce n'est pas écrit là-haut »... Il devra donc bien s'en arranger, de cette ingrate position de maître, le pauvre ! En évoquant l'oeuvre il m'arrive souvent de la nommer en ces termes : Jacques le maître et - à ce moment là je me rends compte que ce n'est pas ça et je m'arrête. Mais au final, je pourrais continuer, car une fois achevé, le roman pourrait tout à fait s'appeler « Jacques le maître et son Fatalisme ».
Comme d'habitude, je suis bien insatisfait de cet écrit, j'ai le sentiment d'omettre le principal, ou l'important, à tout le moins... Mais qu'y peut-on, s'il est écrit là haut qu'en ma condition présente, à l'heure qu'il est et dans la situation où je me trouve, je ne ferais pas mieux, rien ne sert de me rebeller !
Bref, c'est l'oeuvre d'un virtuose que nous avons là,
Diderot s'amuse des intrigues, du lecteur et de la philosophie comme personne, toute une partie de l'histoire de la philosophie prétend qu'un déterminisme total nous enveloppe tous dans sa puissance infinie, vous y souscrirez ou pas ; toujours est-il que Jacques y a souscrit et qu'il est sans doute le héros qui illustre le mieux cette manière de pensée - le plus puissant personnage conceptuel du déterminisme, comme aurait pu dire Deleuze. A lire donc absolument, même si c'est pour vous en démarquer, ceux que la philosophie n'intéressent pas, aussi fous soient-ils, devraient également se satisfaire d'un tel ouvrage, car il dépasse de beaucoup la discipline qui le permet ; au-delà du « roman philosophique », nous avons là en effet un excellent roman.