On entre dans le récit de
Zakhar Prilepine comme par hasard : on pousse une porte, on tombe sur une conversation déjà commencée. Les amis en pleine causerie ne se donneront pas la peine d'informer le nouveau venu des sujets qu'ils abordent. Donc, il faut une certaine vertu d'adaptation : un peu désorienté pendant les quarante premières pages, on s'habitue peu à peu à ce nouveau monde, à ce style parlé, voire débraillé, à cet insouci apparent des formes et des explications, à ces digressions sans chapitres et à ces intermittences de la mémoire. Peu à peu, on y voit de plus en plus clair, on s'attache, on fait connaissance, et on arrive à regret à la fin du livre. Il n'y a plus qu'à le recommencer depuis le début, pour apprécier les premières pages que l'on n'avait pas comprises.
Les événements ont lieu à l'été 2018 dans la République insurrectionnelle du Donbass. Pour apprécier ce livre, il faut se résigner à ne rien comprendre à l'histoire géopolitique de ces états frontaliers de l'ancienne URSS, en guerre avec les nouvelles "nations" qui tentent de les annexer (ici l'Ukraine), soutenus vaguement, avec maintes trahisons, par les Russes et "l'Empereur", celui dont le nom ne doit pas être prononcé. L'Occidental soigneusement désinformé doit oublier ce qu'on lui a tant répété : oublier que l'Ukraine officielle, terrain de jeu des tripotages financiers de Biden père et fils, de Merkel et de l'Union Européenne, c'est le camp des Gentils, et ceux qui la combattent sont des Méchants.
Prilepine, de son côté, ne se propose pas de nous faire un cours de morale inverse et engagée.
Donc, si, le temps de la lecture, on suspend son jugement moral, selon le conseil de
Milan Kundera, si l'on fait son deuil des grandes abstractions molles, on est prêt à apprécier ce livre dans toute sa beauté paradoxale. Un narrateur omniprésent parlera de ses relations avec un personnage qui donne toute sa cohérence au texte, écrit en son honneur : Alexandre Vladimirovitch Zakhartchenko (alias Batia, "papa", ou le Chef), président de la république autonome du Donbass, assassiné le 31 août 2018 par les Gentils. Notre narrateur, surnommé Zakhar (on notera la proximité des noms), raconte le dernier été de cet homme dont il fut proche. Ce livre est donc une preuve d'amitié, un hommage et une sorte de tombeau littéraire.
Mais dans ce "tombeau", on rit beaucoup, l'alcool coule à flots (ici, vivre, c'est boire, et n'avoir pas soif n'est pas bon signe), on se bat sur le front d'une guerre de positions contre les Ukrainiens officiels. On nous promène dans une belle galerie de portraits héroïques. attendris, amicaux, amusés, de guerriers venus des quatre coins de l'ancien empire, et il nous est donné de vivre avec eux le temps de cet été-là. Encore une fois, une certaine adaptation du lecteur est nécessaire : évidemment la guerre, c'est Mal (sauf bien sûr en cas de "juste cause" etc ...) Ici, la guerre est un sport dangereux, mortellement sérieux et intensément amusant, comme les guerres impériales stendhaliennes dans "Les Géorgiques" ou "La Chartreuse de Parme". Elle révèle des figures humaines uniques, pittoresques, truculentes. Par son sens du détail, la clarté de ses évocations,
Prilepine écrit comme peint Brueghel. Vraiment, "
Certains n'iront pas en enfer" enfonce le pesant
Malraux de "
L'Espoir" ou de "
La Condition Humaine", empêtré dans sa gravité progressiste.
Comment comprendre le titre ? Les personnages, devant la réprobation du monde des Gentils, savent bien qu'ils sont pécheurs, que l'enfer les attend, au point qu'ils ne se donnent même plus la peine de se justifier. Ils ignorent le sport américain protestant du "virtue-labelling" (ou "virtue-signalling"). Zakhartchenko le premier, ils comptent tous sur
Prilepine, auteur connu, fêté, ami de figures culturelles occidentales, voyageant à Genève, à Moscou, en Serbie, pour qu'il intercède en leur faveur auprès des divinités, l'Empereur moscovite, les médias vendus, voire les troupes dont
Prilepine est très proche. C'est ici un des aspects les plus originaux du livre : le rôle de l'écrivain réellement engagé dans le combat (pas comme
Malraux ou
Sartre), face à l'action, l'histoire, l'opinion. Il intercède, il représente comme un ambassadeur, enfin il note ses souvenirs et les faits pour en écrire l'histoire. Il est le seul à pouvoir aller d'un monde à l'autre, alors que ses amis sont confinés dans leur petite république encerclée du Donbass. La clarté exige qu'on use de ces mots abstraits, mais rien n'est plus étranger à
Prilepine que la théorie.
Ce livre est extrêmement rafraîchissant. Il transporte dans un univers littéraire et mental étranger au ressentiment occidental des donneurs de leçons. Pas de grands Messages humanistes et poignants des groupes d'(op)pression, des minorités haineuses. On y rencontre, sans prêche, des êtres humains uniques, presque tous sous pseudonymes : l'Empire du Bien a ses tribunaux pour vaincus, comme on sait en Serbie. On croise même certaines célébrités,
Emir Kusturica,
Edouard Limonov, ou
Monica Bellucci et une belle vie aventureuse. Plus d'une fois, "
Dans les forêts de Sibérie" de
Sylvain Tesson revient à la mémoire, mais ce "Tombeau" est bien plus gai. Merci à Masse Critique et aux éditions des Syrtes pour ce beau livre.