Etrange, envoûtante, pleine comme un oeuf, voici une autobiographie qui ne ressemble à aucune autre.
Aiguës, minutieuses, sans structure visible ni chapitres, les neuf cent pages de Bas la place, y'a personne couvrent douze ans à peine d'existence.
Mais c'est un récit d'enfance qui est tout sauf un récit et parle de tout sauf d'une enfance.
Sans trame, sans chronologie , à la façon d' une araignée qui tisserait sa toile en brodant ses fils de soie côté par côté avant d'en toucher le centre, la narratrice lance, sur les douze premières années de son enfance, fondatrices et décisives, le réseau serré de ses observations, en épuisant un à un, comme autant de litanies magiques qui les font surgir du passé, les thèmes qui font revivre Treja, petite ville des Marches.
Les objets, les gens, la ville, les coutumes sont le filet de protection, le cocon où peut enfin se blottir cette existence qu'elle sent si insignifiante, invisible et menacée.
La ville de Treja avec ses placettes, son dédale de ruelles escarpées et tortueuses, ses églises, ses couvents, ses Murailles en balcon étirées sur la colline, finit , page après page, par trouver une vraie densité, on la revisite tant de fois, par des biais successifs, qu'on a le sentiment de la connaître intimement. Dans cet espace s'inscrivent les trois Maisons successives de la Narratrice et de ses "oncles"- la Maison du Bénéfice, la Maison Nobiliaire et la Maison du Cancer
Dans la petite ville, oubliée par le temps et toute inscrite encore dans le XIXe siècle, dans ces Maisons qui s'y dressent comme des repères - ou des repaires?- revit aussi son foyer d'adoption, chez ceux qu'elle appelle "les oncles", un oncle prêtre et sa soeur, vieille fille .
C'est chez eux qu' elle, la petite bâtarde, rejetée par une mère légère , lointaine et froide, -qu'on devine riche et de bonne famille-, a trouvé sécurité, confort et une sorte d'amour implicite et discret.
Mais si loin des tendresses et des baisers dont elle est affamée et qu'elle n'aura jamais! Frustration affective et fringale sensorielle qui se muent en une perception hypertrophiée du monde visible et matériel qui l'entoure. Pourtant, elle entend et voit mal, et se fracasse le nez lors d'une chute ...ses sens exacerbés mais meurtris retrouvent leur puissance dans l'extraordinaire exutoire de l'écriture.
Dolores Prato se plaint d'avoir une mémoire défaillante. On en doute, au vu de la minutie incroyable de cette recherche du temps perdu qui prend le parti pris des choses..
Les métiers, les noms, les rues, les rites, les fêtes, les objets du quotidien, tissent lentement une toile rassurante, familière, où viennent se prendre les petites mouches fuyantes du souvenir, jamais reconstitué ou romancé, et d'une incomplétude assumée ..
Tant pis si on n'a pas le fin mot de la "tempête " qui ravage un jour le foyer "des oncles", bouleversant leur vie à tous les trois et poussant le vieil oncle chéri sur le chemin de l'exil...
Tant pis si on ignore, comme la petite Lola, l'identité de son père ou ce qui a rendu la tante si étrangement incapable de toute affection, ni ce qui a interdit toute carrière ecclésiastique au vieil oncle si brillant et cultivé ...
Restent quelques souvenirs clés. Ainsi, cette pépite brillante ramenée dans le tamis du chercheur d'or: une jeune tante, vue une seule fois , la prend sur ses genoux, la câline -enfin!- et l'embrasse, dans un jeu qui fait penser à notre "à dada sur mon bidet " , la propulsant en haut puis en bas. Ce jeu fait rire et vibrer la petite Lola, et déclenche en elle un remuement émotionnel si intense qu'il donnera au livre son titre étrange : " Bas la Place y'a personne" - né de la comptine qui ponctuait ce jeu, que la mémoire rétive se refuse à livrer dans son intégralité et qui achoppe sur cette "place" où, décidément," ' y a personne" ...
Emblématique d'une enfance esseulée et d'une écriture qui refuse la facilité romanesque d'inventer quand on ne retrouve pas.
Je ne peux pas dire que j'ai "dévoré" ce livre car il est d'une lecture ardue et exigeante. Mais je ne regrette pas mes efforts. Il m'a nourrie, émue et fascinée.
Il a fait revivre mieux qu'une étude sociologique ou historique la vie d'un village du sud italien, provincial et rural, et comme hors du temps. Il a été, aussi, l'occasion de retrouvailles inattendues avec des objets, des gestes ou des métiers perdus dans les limbes de ma propre enfance, dans les maisons de mes grands mères.
J'ai été bouleversée par ce portrait en négatif d'une petite fille sensible et forte, toute en observation et toute en construction, dans un monde qu'elle tente de comprendre et d'apprivoiser.
Et surtout j'ai été séduite par cette approche originale- délibérément hors des sentiers battus- dans l'exercice difficile de l'autobiographie- et spécifiquement du récit d'enfance-
Dolores Prato a inventé une méthode et une écriture nouvelles, une capture sensible et tellement juste du sacro saint "souvenir d'enfance" , elle s'y est jetée avec une telle détermination et un tel talent qu'on a du mal à croire qu'elle ait été si longtemps ignorée, bafouée, censurée.
Petite Lola de Treja, petite silhouette obstinée dans l'ombre de tes oncles, tu trottines déjà aux côtés des plus grands .
Un jour, on entendra ton pas particulier...
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ce gros livre conte l' histoire d' une petite fille, abandonnée par sa mère et recueillie par son oncle, prêtre et sa soeur, dans le village italien de Treja, au début du XX ième siècle.
le couple l' aime, veille à son éducation, mais, maladroit, il ne sait témoigner ni tendresse, ni douceur à l' enfant.
Après une existence chaotique et conflictuelle, l' auteur revisite son enfance et comprend l' affection que lui portait sa tante et les liens passionnels qui l' unissaient à son oncle.
Avec une précision scrupuleuse, une minutie ethnographique, elle décrit la vie intime de Treja. Les objets, les métiers, les personnages, tout s' entrelace, s' enchevêtre, se noue.
Sans ordre chronologique, le récit est long, trop long, trop détaillé.
J ‘ ai sauté des pages, me suis, souvent, ennuyée.
La vivacité de l' écriture, la poésie des paysages, le charme du vieux village m' ont , parfois, envoûtée.
J' imaginais ces tableaux d' un monde oublié, filmaient par Bertolucci ou Visconti, au sommet de leur art.
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Mille pages de cri du cœur autobiographique et déchirant, qu’une inconnue fit paraître en 1980, peu avant ses 90 ans.
Lire la critique sur le site : Telerama
«Je suis née sous une petite table» est la singulière première phrase du livre, qui rend une étrange grâce à l’oncle de l’avoir mise au monde. Elle à son tour lui offre l’éternité.
Lire la critique sur le site : Liberation
Description minutieuse avec l’émerveillement et la fraîcheur de l’enfance, et un sentiment d’inadéquation face au monde, ce chef-d’œuvre paru en 1980 en Italie vient d’être traduit en français, grâce à sa découverte par Jean-Paul Manganaro.
Lire la critique sur le site : Liberation
De quoi s’agit-il dans Bas la place… ? Disons d’une sorte d’enchantement un rien sorcier, qui vous engouffre dans un monde englouti, doublé d’un opéra de langue fabuleux, avec ses reprises de thèmes, ses mouvements récurrents qui tantôt s’apaisent tantôt s’envolent.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Je suis née sous une petite table. Je m’étais cachée là parce que la porte d’entrée avait claqué, c’était que l’oncle rentrait.
L’oncle avait dit : « Renvoie-la à sa mère, ne vois-tu pas qu’elle meurt chez nous ? »
Aucune ambiance autour de moi, pas même de visages, seulement cette voix. Mère, meurt, aucun sens, mais renvoiela, oui, renvoie-la voulait dire mets-la dehors. Renvoie-la voulait dire me mettre à la porte et la refermer.
Bien que protégée par le tapis de table dont les franges effleuraient le sol, j’écoutais très attentivement : des fois qu’ils viendraient me chercher pour me mettre à la porte !
J’étais assise sur les briquettes du sol. Des miettes durcies s’enfonçaient
dans ma peau comme de petits cailloux. Ce premier petit bout de monde emmagasiné par ma mémoire, je le vois comme maintenant je vois ma main qui écrit. Les briquettes rectangulaires couleur croûte de pain, l’une couchée
à plat, l’autre sur chant, faisaient un tissage en chevrons.
Comme plafond, le dessous de la table avec ses traverses de bois ; les quatre pieds unis par des barreaux sur lesquels les gens posaient leurs pieds, plus usés au milieu ; tout cet échafaudage drapé du lourd manteau du tapis de table : que des couleurs nocturnes entretissées de fils d’or ; feuilles noires, fleurs à l’apparence de couleurs mortes, maisons pointues
brodées d’or, dans la partie foncée la moins sombre apparaissaient des têtes de Maures et des yeux étincelants. Le premier fait historique de ma vie, entrelacement de peur et d’émerveillement, eut lieu sous cette table.
La cause de tout, un prêtre. Comment aurait-il pu savoir, lui, que les enfants saisissent plus que les grands ne le supposent ?
Même ceux qui, leurs enfants, les ont faits, ne le savent pas.
Pour les gens bien c’était don Domenico ; pour le commun c’était don Domé. Ma tante disait encore Menghino 1, terme venu d’ailleurs, en train de mourir alors que déjà naissait l’autre : Domé. Elle faisait tout comme une dame, se mêlait au peuple uniquement pour appeler son frère. Lui non, il ne
coupait pas les prénoms, il disait Paolina, lui, il parlait précis comme un dictionnaire. Mais ce qui arrivait à lui, arrivait à elle : une catégorie de gens disait m’dam’ Paolì, une autre madame Paolina.
Nous ne sommes jamais commencés ; personne ne trouvera le piton auquel s’accroche le premier anneau de la chaîne ; sans le chercher, c’est l’Enfant Jésus qui le trouva et dès sa naissance il a déjà l’air de tout voir, de tout savoir ; Lui, c’était un enfant qui pouvait bénir les vieillards. Nous, nous commençons à être avec le premier souvenir que nous rangeons dans notre
magasin. Le lieu où l’on eut les premières alertes de la vie, devient nous-mêmes. Treja fut mon espace, le panorama qui l’entoure, ma vision : terre du coeur et du rêve.
Et pourtant, grandissant là-dedans, son nom me paraissait celui d’une vieille ; j’en avais honte comme j’avais honte de ma tante qui me semblait ridicule et vieille elle aussi : entre nous deux manquait une maman pour servir de marche. Il est clair que cette honte était attachement : on n’a pas honte de qui ne nous appartient pas : ou de nous, ou de qui nous aimons.
"Passe menace, lance-la bas la place..."; c'est comme ça que ça commençait, je ne sais pas comment ça continuait, mais ça s'achevait par un "bas"long et profond, atroce et très doux qui me renversait comme si vraiment je plongeais dans le vide, tête la première.
Je n'ai pas appris la comptine; quand j'essayais de la reconstruire, une fois arrivée à "bas la place ", des instants d'attente inutile, puis mon esprit, comme s'il parlait, disait "Bas la place y'a personne ".
Même à présent si, dans la tentative de faire ressurgir le reste, je chantonne: "Passe menace, lance-la bas la place.."et je force une résurrection qui n'a pas lieu, arrive tout seul:
"Bas la place y'a personne. "
Telle qu'elle était apparue, disparut la merveilleuse femme.
Je savais que le silence était le néant des bruits, le néant des oreilles. Et au contraire, dans la cessation de tout souffle de sons, j'entendis son bruit. Un fil de bruit plus fin que le fil que l'on pouvait tirer du cocon du ver à soie, couleur or pâle comme lui.
Au début il y avait, à la fin de sa flambée, un bref moment tout à moi, éternel : suivre l'anéantissement du papier brûlé. Un instant, il conservait la forme de quand il avait fini à flamber, un instant peut-être inexistant parce qu'en brûlant il se détruisait, même après la flambée, durant cette germination de flammèches, langues d'un feu qui çà et là tentait vainement de reprendre, la destruction continuait, noir édifice en démolition qui s'abaissait, et qui s'effritait en allant toujours vers le moins. De masse apparement noire, elle s'éclaircissait en rapetissant, jusqu'à n'être plus qu'un petit tas inconsistant de voile gris souris, sur lequel brillait fugitivement en petits arcs, en spirales, en tirets et points un discours de feu, hoquetant, sautillant, écrit en un plus riche alphabet Morse, se montrant et fuyant ; imprévisible, minuscule jeu de feu qui, apparaissant sur ce qui était en train de devenir rien, disparaissait ; les plus tenaces à ressurgir en sautillant c'étaient les points ; lorsque même ceux-ci ne s'allumaient pas, j'avais devant moi l'image d'une houppe de voile ; entre le pouce et l'index j'en pinçais un peu : je ne saisissais jamais rien ; sur les doigts seule la couleur comme après avoir saisi les ailes d'un papillon.
Les oncles, ou ma mère, avaient loué les services d'une nurse pour qu'elle m'emmène à Bel-Amour quand j'étais requise. Evidemment, Eugenia avait refusé de m'y emmener. Cette nurse était à peine moins vieille que Scolastica, mais elle marchait encore, elle pouvait même me prendre dans ses bras. C'est pour cela que j'étais si grande en chemin et si petite quand, passé la grille, elle me reposait par terre et que je voyais aussitôt plein de petites fleurs bleutées avec quelque chose de clair au centre et qui devait être leur vie. Elles étaient toutes bien serrées les unes contre les autres dans une plate-bande à gauche, devant la façade du pavillon et elles me regardaient ; je pliais les genoux et j'étais avec elles. Je voyais tout, le coeur, les veinures, quelques nuances de rose, le duvet des feuilles. Si l'on pouvait photographier dans l'esprit des choses qui ne se sont pas effacées, je pourrais photographier les fleurettes qui me regardaient depuis ce petit bout de terre.
Lundi 5 août 2019, dans le cadre du banquet d'été "Transformer, transfigurer" qui s'est déroulé à Lagrasse du 2 au 9 août 2019, Mélanie Traversier lisait des extraits de "Bas la place y?a personne" de Dolores Prato.
Arpentant le paysage de son enfance tourmentée, Dolores Prato
invente, dans un récit monumental, une langue vibrante
et enchanteresse. Elle redonne vie aux lieux, aux plus modestes
des objets, à tout ce qui a peuplé son univers et façonné
son imaginaire.
Le livre est paru en 2018 aux éditions Verdier