Étrange moment de lecture que je viens de vivre avec «
L'embellie » de l'islandaise Audur Ava Olafsdottir dont j'avais beaucoup aimé «
Rosa candida ». Ma note n'est pas synonyme de coup de coeur et pourtant je crois que ce livre m'a donné une belle leçon : celle de ne pas abandonner et de persévérer dans toute lecture pour donner la chance au livre de distiller son essence et d'infuser en nous, lecteurs parfois trop exigeants. Souvent impatients.
L'embellie m'a résisté, jusqu'à se dévoiler. Pour finir par beaucoup me plaire. Avec cette envie de ne plus vouloir le lâcher.
Mon début de lecture a été en effet laborieux, je ne retrouvais pas la délicatesse et la douceur de
Rosa Candida, trouvais même qu'elle en faisait un peu trop avec ce personnage de femme décalée, maladroite, un brin égoïste, déphasée et pas régie par l'instinct maternelle. Une femme quelque peu différente si tant est que la normalité se résume essentiellement à savoir tenir sa maison, cultiver le désir de son mari, rêver d'enfants à chérir et à élever. Pour elle la vie à deux c'est « le bon corps et la bonne odeur ; le foyer n'étant que l'habitacle des corps de chair et non un lieu d'expression des expressions de la vie et autres palabres ».
Certes quelques réflexions bien amenées permettant de mettre en valeur des sentiments intimes indicibles, qui touchent à notre part sauvage, que le surmoi contrôle, sont à souligner ainsi qu'un indéniable humour.
Mais jusqu'au tiers du livre je n'arrivais pas à m'attacher à la narratrice imaginée par la conteuse islandaise. Je ne comprenais pas…Place centrale est faite à une femme libre, forte, unique et indépendante. Qui subit et assume sa double rupture, celle que lui impose son mari, celle que lui sous-entend son amant. Mais qui a des idées farfelues et des comportements surprenants, sans parler de son indifférence aux évènements…voire de la sauvagerie, de la bestialité, que l'on devine en filigrane…idées, comportement, réactions, je le sentais confusément, qu'il arrive à tout un chacun d'avoir aussi. Je me suis même demandé si cette femme ne faisait pas trop écho à une part en moi, là enfouie, que je n'aime pas envisager, encore moins dévisager.
Gênée aux entournures j'étais, il fallait sans doute abandonner cette lecture si particulière dans laquelle je ne trouvais que peu de poésie et pas assez de sens. Si ce n'est celle de me perturber. Toujours sur le fil, entre le drame possible et un quotidien dans lequel la narratrice ne trouve pas sa place.
« J'ôte mon alliance et la pose sur la paillasse de l'évier derrière les entrailles de l'animal. Je brandis le couteau et mes yeux s'emplissent aussitôt de larmes, je ne vois plus rien, je poursuis mon travail à l'aveuglette, tâtonnant pour saisir le deuxième oignon, puis le troisième. Il y a belle lurette que je ne distingue plus une ligne du livre de recettes ; je louvoie au pifomètre dans la salle à manger cherchant la porte du balcon où la ciboulette pousse encore dru dans son pot en plein mois d'octobre. -Tu es bien trop sensible pour l'existence –m'a dit un jour ma voisine du dessous, en constatant une fois de plus les mauvais traitements infligés à mes yeux par l'oignon, alors que j'errais dehors entre les plates-bandes en m'efforçant de rassembler mes idées sur la vie. C'est le genre de choses que les femmes se disent. Même les femmes qui couchent avec votre mari ».
Et puis, la magie a opéré. Réellement. Joliment. Poétiquement. Notre jeune femme, pour se retrouver, décide de partir. C'est un thème cher à Audur Ava Olafsdottir, la fuite, le départ pour se retrouver, pour partir en reconnaissance et pourquoi pas en reconquête de ses territoires les plus intimes en avançant sur des territoires inconnus.
Elle décide de faire le tour de l'Islande, de parcourir cette Nationale 1, route circulaire sertissant l'Islande, bordée de lave et de sable noir, d'aller s'installer un temps indéterminé dans un chalet à l'autre bout de l'île. Elle aurait préféré être seule, coupée du monde, il se trouve que sa meilleure amie, tout aussi déjantée qu'elle, tout du moins non conventionnelle, en fin de grossesse gémellaire, lui confie son petit garçon de quatre ans, Tumi. Un petit garçon presque sourd (doté d'énormes prothèses auditives), presque aveugle (doté de grosses lunettes à double foyer) car grand prématuré. Un enfant aussi différent qu'elle est une femme hors norme. Et voici notre duo improbable dans un voyage touchant, un road trip drôle, émouvant.
« Je ne lui avoue pas le mal fou que j'ai à communiquer avec certaines personnes bien-entendantes et bavardes. Ca ne serait pas forcément pire avec un enfant partiellement sourd et muet – le moment n'est-il pas venu pour la linguiste distinguée de se pencher sur l'aspect et la forme des mots, de voir à quoi ressemble les concepts en trois dimensions, d'apprendre à fabriquer des mots avec le corps, sans la voix ? ».
Comme dans
Rosa candida le thème de la rencontre entre un adulte et un enfant est superbement mis en valeur et la façon dont le duo s'apprivoise, s'enrichit, tisse des liens de plus en plus forts au fur et à mesure de leur progression est fascinante et très touchante. Au fil des kilomètres s'enchaînent les petits incidents, les rencontres avec des hommes ou avec des moutons, rencontres parfois très marquantes c'est peu de le dire, les arrêts dans les stations-services, les étapes en hôtel ou en gîte chez l'habitant. Voyage sous une pluie incessante et un climat très doux en ce mois de Novembre, dans un paysage lunaire propice à la méditation et à une période de l'année où le soleil de midi est tout juste crépusculaire.
« le soleil ne se lèvera pas avant le printemps, on pourra alors de nouveau distinguer des contours dans l'espace informe, entendre des bruits, rencontrer des humains. Je sais pourtant par expérience qu'il y a là un pays, dans le noir, sous de multiples couches de nuages, un pays que les guides de voyage recommandent pour sa beauté et son étrangeté, par les claires nuits d'été. Pour me remémorer la disposition du champ de lave et de la vallée, je dois faire appel à mon imagination, aux poètes patriotiques et à l'évocation d'un affluent bouillonnant qui se déverse sur les sables ».
Roman sur le lâcher prise et l'acceptation, sur l'art de savourer chaque petit bonheur, sur l'art de laisser glisser tout incident comme cette pluie qui ne cesse de couler,
L'embellie est un livre qui fait du bien, qui nous donne l'impression de planer, de prendre du recul.
L'embellie c'est parvenir à faire la lumière sur soi, sur qui nous sommes en s'acceptant et en acceptant les événements tels qu'ils surgissent. Pour trouver l'accalmie.
« C'est à ce moment précis que m'effleure pour la première fois l'idée que je suis une femme au milieu d'un motif finement tissé d'émotions et de temps, que bien des choses qui se produisent simultanément ont de l'importance pour ma vie, que les événements n'interviennent pas les uns après les autres, mais sur plusieurs plans simultanément de pensées, de rêves et de sentiments, qu'il y a un instant au coeur de l'instant. Bien plus tard seulement, la mémoire fera son tri et discernera un fil dans le chaos de ce qui a eu lieu ».