Quel singulier roman ! Absolument inclassable et d'une force que je ne soupçonnais pas en l'ouvrant !
Empruntant plus ou moins la forme d'un roman, son auteur dénonce les abus criants commis au milieu du 19ème siècle par les régents javanais qui se conduisent en despote et les résidents, ainsi que l'on nomme les fonctionnaires néerlandais en charge de l'administration des provinces que les Pays-Bas ont colonisé à Java. Culture forcée – c'est le Cultuurstelsel – imposant aux indigènes de cultiver des plantes destinées à l'exportation telles que thé, café ou sucre au lieu du riz dont ils ont besoin pour se nourrir, travaux forcés par les régents et résidents qui contraignent les indigènes à travailler pour eux sans les rémunérer, vol de leurs buffles ce qui les empêche de pouvoir labourer leur terre, utilisation des forçats pour l'entretien des jardins des fonctionnaires... Toute cette exploitation génère la famine et parfois l'exil des hommes. Et si les indigènes osent se plaindre, ils subissent des châtiments corporels ou finissent en prison.
Multatuli, de son vrai nom Eduard Douwes Dekker, a vécu tout cela, lors de ses années en tant que qu'assistant-résident à Java, chargé de l'administration de la province de Lebak. Durant 18 ans, horrifié par l'exploitation de la population, il prend parti pour les indigènes et interpelle ses supérieurs, réalisant des rapports pour dénoncer les exactions commises, malheureusement sans succès, jusqu'à ce qu'il renonce et démissionne en 1856, ruiné et couvert de dettes. Dès lors, il s'attèlera à la rédaction de cet ouvrage polymorphe, son seul moyen pour livrer sa vérité sur l'oppression subie par le peuple javanais.
Plus encore que la critique féroce d'un colonialisme profiteur et impitoyable envers les javanais, c'est le cri d'un lanceur d'alerte, c'est la colère et le désespoir d'un homme qui a tout tenté pour abolir les pratiques infâmes et criminelles de l'administration néerlandaise, qui s'est dressé contre l'autorité mais qui a échoué et dont le dernier recours est la publication de ce livre mi-essai, mi- autobiographie.
La forme de cet ouvrage est en effet très déconcertante. L'intrigue démarre plutôt lentement avec l'entrée en scène d'un bourgeois néerlandais, courtier en café, dont l'étroitesse d'esprit n'a d'égale que la sottise. C'est un personnage très dickensien, ridicule à l'excès que l'on doit suivre pendant 5 chapitres que j'ai trouvés très longs et fastidieux à lire – j'ai failli abandonner - avant l'introduction du véritable héros de l'histoire : Max Havelaar, le double de
Multatuli, le nouvel assistant-résident qui vient prendre ses fonctions à Java, accompagné de sa charmante femme et de son petit garçon. Enfin ! La véritable intrigue du roman peut démarrer. Mais, ce n'est pas si évident car l'auteur préfère nous décortiquer le système administratif en place pendant de longues pages, en nous présentant la subtilité des liens hiérarchiques et de la répartition des pouvoirs et de l'autorité entre, d'une part le régent et les chefs de la région tous javanais, et d'autre part le résident, l'assistant-résident et ses acolytes fonctionnaires tous néerlandais.
Ensuite,
Multatuli distille ses vérités, ses leçons et le combat de Max Havelaar – son propre combat – tout en parsemant son récit d'innombrables digressions, morales, leçons philosophiques, contes, poèmes...
Avec un certain talent humoristique il critique la xénophobie, la bêtise crasse qui incite les européens à se moquer de la prononciation maladroite des indigènes sans savoir que s'ils prononcent à l'identique ou confondent les h et les g, c'est parce que la prononciation de ces deux consonnes est la même en arabe et en malais.
Parmi d'autres passages très drôles, on trouve aussi cette critique très comique de l'inconfort du transport en diligence, que l'on pourrait tout à fait transposer de nos jours au métro.
Il nous livre aussi quelques morceaux d'anthologie comme le portrait tout en nuances et contradictions de son héros. A la fois naïf, candide jusqu'à l'innocence, mais visionnaire, d'une belle intelligence, entêté et très courageux, Max Havelaar nous impressionne par son combat donquichottesque et sa leçon d'humanisme et l'on comprend sans peine que cet homme extraordinaire ait été retenu pour symboliser la défense du commerce équitable.
Une lecture pas toujours facile mais très instructive et riche de thématiques, qui marque durablement l'esprit et vaut la peine d'y consacrer du temps.
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