«
Mon nom est légion », d'
Antonio Lobo Antunes, traduit par
Dominique Nédellec. (2011,
Christian Bourgois, 512 p.) emprunte son titre à l'Evangile selon Marc. Il s'agit d'un homme possédé par des démons « environ deux mille » qui dit à Jésus : «
Mon nom est Légion, car nous sommes en grand nombre ». Mais,
Antonio Lobo Antunes cite en exergue les neuf premiers versets de ce passage biblique. Par contre, il passe sous silence les onze suivants, qui racontent la délivrance du Démoniaque.
En fait, il répond bien «
Mon nom est Légion, car nous sommes nombreux ». le texte se poursuit « Et il le priait instamment de ne pas les envoyer hors de ce pays. Or, il y avait là, le long de la montagne, un grand troupeau de porcs qui paissaient. Et les démons suppliaient Jésus, disant : « Envoyez-nous dans ces pourceaux, afin que nous y entrions ». Il le leur permit aussitôt, et les esprits impurs, sortant du possédé, entrèrent dans les pourceaux, et le troupeau, qui était d'environ deux mille, se précipita des pentes escarpées dans la mer et s'y noya ». Comme quoi, l'anecdote se termine de façon pratiquement morale, car ils ont beau être nombreux, ils auraient mieux fait d'apprendre à nager. On n'insistera jamais assez sur la prévention des noyades a bord de la mer pendant la saison touristique.
Ceci dit, et comme souvent pour ses romans,
Antonio Lobo Antunes choisit le titre généralement après avoir terminé d'écrire.
Le récit débute à Lisbonne, quartier 1ero de Maio. C'est au sud de la ville, dominant le Tage, avec le Bairro Alto. le récit débute avec le rapport du policier Gusmão, sur le point de prendre sa retraite. Ce rapport signale un groupe de jeunes qui commencent à commettre des vols, des viols et des meurtres. La police se déplace ensuite vers le quartier d'où sont originaires les garçons, une banlieue décrite par différentes voix tout au long du récit. C'est donc une plongée dans les origines des habitants de ces quartiers lisboètes.
En ville, les habitants du quartier 1º de Maio sont en fait des habitants exilés. Ils n'appartiennent plus à l'Afrique, ou de l'Angola, d'où ils sont venus. Riche bourgeoisie dans une colonie du pays, ils se retrouvent pauvres, ou déclassés par rapport à la bourgeoisie de caste locale. Ils n'ont pas non plus été accueillis par les portugais européanisés. Au contraire, ils sont diabolisés et victimes de la haine sociale, triste portrait de la véritable mondialisation. La figure mythique du colonisateur qui intègre de manière harmonieuse les peuples colonisés est ici une nouvelle fois remise en question. Dans plusieurs passages, le racisme et le conservatisme des personnages se révèlent. « Dans une forêt de bruyères, dans quoi ce pays est tombé avec la démocratie messieurs, le manque de respect, la mauvaise gouvernance, les noirs, mes entrailles jusqu'à ce qu'elles fonctionnent efficacement, huilées, calmes et s'il vous plaît, ne me donnez pas l'argument selon lequel l'âge est différent parce que ce n'est pas l'âge, c'est le salut de ceux qui peuvent qui se transmet aux organes, les voilà, chacun de leur côté, fonctionnant seuls, que je sens les surrénales et le pancréas égoïste, les tourmenter farouchement. Je me vernis les ongles sous le buffet sur le ventre, je vais finir comme ma fille à étendre les couvertures et à secouer les tapis après des semaines passées à méditer dans un bureau des brevets. / Je respire, je respire, n'est-ce pas ? ». L'exclusion et le racisme, voilà bien le décor des « vrais » portugais, tout comme il pourrait servir de modèle dans d'autres pays. Avec en arrière-pensée, l'opinion que les personnes à peau foncée, Angolais ou Cap Verdiens, ne sont pas du même monde. « Peut-être qu'elle sourirait aussi comme les Blancs le font dans leurs conversations de Blancs donnant des noms à des émotions et à des choses, une chaise, tristesse, verre, faim, ma mère également seule et ignorante ça seul parce qu'on ne sait pas ce que seul signifie, nous sommes noirs » Voila pour l'opinion des exilés d'Angola. Et pour leur vie quotidienne « On vit comme des lapins et des taupes, on fuit tous ceux qu'on approche nous, nous avons peur (on ne sait presque rien mais on connaît la peur) Et nous trottons plus vite que la peur en nous accroupissant ». Ou bien « Je meurs en espionnant la peur de loin, je n'ai pas peur de mourir, nous n'avons pas la peur de la mort puisque mourir signifie que le corps change de lieu et c'est tout, Nous avons peur que le quartier ne soit pas d'accord avec nous et nous chasse ».
Dans l'évangile de Marc, ils étaient deux mille. A Lisbonne, ls ne sont plus que huit, habitants du Bairro 1º de Maio – un quartier connu en raison de « la dégradation physique » et des problèmes sociaux inhérents. Ce sont des groupes de gens qui travaillent peu. « Les hommes et les femmes qui s'abritent dans ces quartiers sont transparents en tant que travailleurs, en tant qu'ouvriers du bâtiment, comme servantes, comme cuisinières ». Ce qu'ils ont fait : voler deux voitures en une nuit, commettant dès lors ne séquence de dégradations tout au long de la matinée. Un scénario métropolitain portugais dans lequel les blancs, les noirs et les métis, descendants d'immigrés africains, occupent une place inférieure dans la hiérarchie sociale. Analysé ainsi, «
Mon nom est Légion » assume à sa manière le récit qui problématise et stéréotype les discours raciaux. On donne même leurs noms ou pseudos, ce qui en dit long sur leurs capacités mentales. « Capitaine, Chien, Guerrilla, Enfant Hyène, Heartthrob, Gros, Ruço ». Beaucoup de métis parmi eux, âgés de douze ans à dix-neuf ans. Accusés d'avoir commis plusieurs délits parmi vol et homicide divers au petit matin. D'où une opération de police pour les arrêter. Cette action se traduit par un incendie dans le Bairro 1º de Maio, en plus de causer la mort de certains membres du groupe. le quartier lui-même est « un pudding de matériaux non nobles, fragments d'échafaudages, chutes d'aluminium, roseaux » dans lequel se mélangent indifféremment personnages, corbeaux, pigeons, chèvres et cactus. « C'était le bêlement d'un corbeau, c'était le vent dans les hêtres, c'était le chevreau qui n'hésitait plus sur le chemin et libéré filait au trot en direction de la nuit ».
Les Angolais et Cap Verdiens y migrent car le Portugal reste exclu, marginalisé socialement, économiquement et géographiquement. Ce qui sera décidé, c'est « la postérieure élimination par les moyens jugés nécessaires dudit groupe ou gang ». Dans le mode « circulez, il n'y a rien à voir ».
Quoique technique, le rapport de Gusmão est imprégné de réflexions, de digressions, de commentaires personnels. « Ce que ce pays a en abondance, ce sont des métis et des noirs ». Il poursuit avec « les « semi-Africains » et les noirs sont des créatures plus sujettes à la cruauté et à la violence gratuites que les blancs ». Il les disqualifie d'emblée ne serait-ce que ce terme de créatures. En outre, il mêle à cela des souvenirs personnels, une relation difficile avec sa mère et son père et, plus tard, avec son beau-père. Un mariage qui s'est terminé par un divorce et ses tentatives frustrées d'établir un lien avec sa fille. « Par famille, j'entends non seulement mes parents et mon beau-père mais mon ex-femme et ma fille, je ne veux pas y entrer là-bas, je me limite à enregistrer ce qui existait dans mon passé et à ma fille un peu actuellement un dimanche par mois à au nord où je le visite pour une raison quelconque, je crois en l'espoir d'un dialogue que nous n'avons pas eu et que nous continuons de ne pas avoir ». « j'étais vieux, épuisé, avec retour d'Ermesinde [...] concluant que rien ne méritait le voyage, certainement pas ma fille ».
Donc d'emblée, les habitants du quartier sont déshumanisés. « Les métis les enterreront repos puisque les singes s'enterrent les uns les autres, c'est la nature. Des animaux à creuser avec leurs ongles sans comprendre pourquoi, leurs instincts ». D'autant plus que ce n'est pas que l'opinion de Gusmão, mais aussi de sa famille, de son beau-père. « (ils s'accouplent comme des animaux) disparus dans les fissures, les grottes [...] (même les coléoptères les ont mangés, je vous le garantis) [...] les attitudes qui ne sont pas comprises par les animaux et les noirs n'attendent probablement rien car la mort ne les inquiète pas, [. ..] les métis ne pleurent pas parce que le mécanisme des larmes n'est pas né avec eux [...], ils partagent des tripes dans leur long langage de consonnes ». Incluant également son épouse. « Bien sûr, elle est métisse et alors méchants, indiquez-moi un vrai homme noir, travailleur, honnête et malgré tous leurs efforts, ils n'en trouveront même pas ». Une métisse dont l'odeur était « plus dense que celle des renards en chaleur ». Cela me rappelle un certain chef d'état qui se plaignait, lui aussi des odeurs. Mais il faut savoir ce que l'on veut dans la vie « étant donné que les femmes les femmes blanches nous volent toujours moins ».
Il y a bien des relations entre blancs et métis, comme celles de Gordo, un jeune noir, qui fait commerce avec Georgete, une prostituée blanche d'une cinquantaine d'années. Elle affirme que le jeune homme noir vivait « en se frottant le visage plein de cernes », désireux de « se purifier de sa couleur ». « Je suis noir dans mon odeur noire parce que ce que j'avais en moi Je l'ai perdu ». Et la cause de cette misère ? le rejet de la couleur noire se retrouve également dans le discours de la mère de l'un des délinquants, qui demande « Pourquoi je ne suis pas blanc ? / Parce que nous ne le sommes pas tout blanc ? /Parce que nous ne vivons pas à Lisbonne parce qu'ils nous traitent mal parce que nous n'avons pas d'argent ».
Les habitants du quartier reproduisent le racisme, mais cette fois, en tant que victimes. Ils font entendre leur voix dans le roman. « Peut-être qu'elle sourirait aussi comme les Blancs le font dans leur conversations de Blancs donnant des noms à des émotions et à des choses, une chaise, tristesse, verre, faim, ma mère également seule et ignorante ça seul parce qu'on ne sait pas ce que seul signifie, nous sommes noirs, On vit comme des lapins et des taupes, on fuit tous ceux qu'on approche nous, nous avons peur (on ne sait presque rien mais on connaît la peur) Et nous trottons plus vite que la peur en nous accroupissant sur un Je meurs en espionnant la peur de loin, je n'ai pas peur de mourir, nous n'avons pas la peur de la mort puisque mourir signifie que le corps change de lieu et c'est tout, Nous avons peur que le quartier ne soit pas d'accord avec nous et nous chasse ». Tous ces personnages viennent avec tous des fantômes du passé, de l'abandon, de la solitude, de la souffrance, de l'injustice, des obsessions, de l'absence, des faiblesses, de l'abus de la douleur, de la violence. Ils sont tous déchiré par la vie qu'ils ont ou n'ont pas eu.
Mais, de toutes façons, chez
Antonio Lobo Antunes, l'intrigue passe au second plan. Ce qui importe, c'est la façon dont elle est racontée. le diable est dans les détails, on s'en doute. Puis, le narrateur du livre donne la parole à un personnage qui représente symboliquement une classe qui a rarement une voix dans la littérature portugaise. C'est ainsi que à la fin du récit, on assiste au rapprochement entre les paroles de Tiny, l'un des accusés des crimes relatés au début du récit et ceux des autorités qui prennent acte de ses déclarations. C'est le moment où Tiny dit « n'avoir peur de rien ». Moment où il fait allusion à ses mains dans les poches, un geste qui dérange tant les autorités. Cet adolescent « métis de treize ans malingre, malnutri, efflanqué » se laisse envahir par ses souvenirs d'enfance, comme celui d'une vieille dame du quartier. « Mon petit elle disait. Mon petit. Après elle est morte, bien fait pour elle ». Ce n'est pas de la méchanceté de sa part, plutôt une sorte de compulsion. En fait, c'est replacer une solitude et un manque d'affection par un autre. Cela rejoint l'opinion des gens du quartier sur les Africains. Les Nègres « tout aussi dépenaillés qu'autrefois, nous léchant les mains avec l'espoir de trouver un maître vu qu'ils ont besoin qu'on s'occupe d'eux pour ne pas mourir de faim à mâchonner des racines ».
Finalement, que ce soient les regrets du policier Gusmão, un homme vieillissant aux fanfaronnades d'un gamin de treize ans, le trajet est le même d'une implacable cohérence. Un quartier avec « toujours plus de baraques, toujours plus de cabanes, toujours plus de venelles, de poules féroces et de chiens moribonds » dans lequel un habitant s'écrie « Dieu ne m'aime pas ». Faut-il pour autant qu'ils aillent se jeter dans le Tage ?