Clair de femme/
Romain Gary
Michel Folain, commandant de bord à
Air France et Lydia viennent de connaître tous deux une « rupture » d'avec l'être aimé, deux « ruptures » différentes que je ne dévoilerai pas pour respecter le roman.
Leur rencontre inopinée et assez improbable va mettre un terme apparent à leur solitude toute récente.
« Il ne suffit pas d'être malheureux séparément pour être heureux ensemble. Deux désespoirs qui se rencontrent, cela peut bien faire un espoir, mais cela prouve seulement que l'espoir est capable de tout. »
Avec un humour décalé et dérision,
Romain Gary nous offre ici un récit décapant tout plein de tendresse et de dénuement. Plagiant Lamartine pour tourner en dérision la sollicitude de l'entourage :
« Un seul être vous manque et tout est surpeuplé… »
Quel style magistral, original, alerte et riche pour nous entrainer dans les méandres de cette rencontre ou pour décrire un personnage.
« Je ne portais pas ma tenue de commandant de bord, mais j'avais toujours su garder, aux yeux des passagers et de l'équipage, l'ai tranquille de celui qui a
charge d'âme et qui a l'habitude de revenir de loin. J'avais le physique, comme on dit : des épaules solides et un regard bien ancré. »
Et encore ce passage sublime :
« Nous avions besoin d'oubli, tous les deux, de gîte d'étape, avant d'aller porter plus loin nos bagages de néant. Il fallut encore traverser le désert où chaque vêtement qui tombe, rompt, éloigne et brutalise, où les regards se fuient pour éviter une nudité qui n'est pas seulement celle des corps, et où le silence accumule ses pierres. Deux êtres en déroute qui s'épaulent de leur solitude et la vie attend que ça passe. Une tendresse désespérée, qui n'est qu'un besoin de tendresse…Ce que nous avions de commun était chez les autres mais nous unissait le temps d'une révolte, d'une brève lutte, d'un refus du malheur…Un refus de s'aplatir sous les roues, d'ainsi soit-il. Je sentais ses larmes sur mes joues. J'ai toujours été incapable de pleurer et c'était un soulagement qu'elle m'offrait. Dès qu'il y eut, chez elle, regrets ou remords, chute, gêne et culpabilité, elle se leva…Je ne m'étais encore jamais vu un tel intrus, dans un regard de femme. »
En peu de mots il nous dit beaucoup sachant à merveille manier le paradoxe :
« J'ai connu tant de femmes, dans ma vie, que j'ai pour ainsi dire toujours été seul. Trop, c'est personne. »
Et le burlesque de certaines situations et de certains dialogues, notamment avec le señor Galba, un personnage haut en couleur, ne fait qu'exacerber paradoxalement le sentiment de solitude qu'éprouve chacun des deux protagonistes.
La poésie aussi pour
Romain Gary est une arme pour exprimer la solitude et la détresse :
« Mouettes et corbeaux, cris, déchirements, derniers instants, une place en Bretagne, ton front à mes lèvres, é
clair de femme, et des paupières lourdes qui luttent pour ne pas choir comme tant d'autres boucliers. »
Une poésie qui parfois côtoie le délire verbal et même le délire tout court avec une mise en scène empreinte de dérision de situations complètements loufoques, inattendues et tragiques.
Quand l'humour est caustique cela donne : « Tout le monde aujourd'hui exige d'être heureux…même les Juifs ! Nous les vieux, nous avons appris… » (Rappelons que
Romain Gary de son vrai nom Roman Kacew était d'origine juive ashkénaze.)
Il y a beaucoup d'émotion également dans ce récit dont les deux personnages principaux racontent avec pudeur leur histoire.
Et quelques belles phrases : « Aimer est une aventure sans carte et sans compas où seule la prudence égare… Une femme, un homme -- et voilà qu'un coup de dés abolit le hasard. »
Peu à peu au fil des pages la vérité se fait jour mot après mot de ces « ruptures » où une destinée inéluctable entre en jeu et
Romain Gary distille goutte à goutte l'amour.
Ce sublime roman est un véritable hymne à l'amour, un magnifique épithalame.