Par quel bout prendre ce roman pour que vous lui donniez une chance ? Si je vous dis qu'il commence en Roumanie dans les années de guerre d'abord, communistes ensuite, vous penserez camps, purges, peines et tortures. Quelque chose de noir, de violent et de triste. Et vous n'aurez pas tort. Mais ce serait en manquer une partie.
Je pourrais vous parler de
Iochka, le personnage principal mais il faudrait alors vous dire qu'il est muet quasi d'un bout à l'autre du livre. Un homme monobloc de silence, frustre au point qu'il ne puisse pas penser le monde. Il l'est, le monde. Sans médiation ni du langage ni de la moindre élaboration. Il est « celui qui ne savait pas mais sentait. »
C'est lui que l'on rencontre dans les toutes premières pages, alors qu'il est déjà âgé, quasi centenaire peut-être. Un vieillard éternel dans cette vallée autrefois désertique et devenue touristique, une sorte d'attraction même pas à ses dépends tant il parait indifférent à tout. Habitant infime d'une misérable cahute, il est passé maître dans l'art de brûler du bois pour en faire le meilleur charbon, vivote de cela. Entre deux moments où il fixe devant lui sans rien voir, assis sur un banc. L'aimable sauvage se dit-on.
Voilà que par les détours improbables de sa mémoire, on remonte le temps. Un procédé éculé, pour exposer l'intelligence primitive au système totalitaire de ce 20e siècle sanglant, me suis-je dit prête à verser ma larme de circonstance pour les travailleurs, les opprimés, les bafoués, les martyres.
C'est heureusement beaucoup plus ambitieux et complexe que cela.
A force de remonter ou de redescendre les méandres d'un récit qui s'entortille autour de
Iochka, on finit par trouver une certaine trame biographique. Son enfance, ses jeunes années, traumatiques, impossibles et puis son arrivée dans cette vallée reculée. Elle est le lieu de grands travaux. Un contremaitre y règne en toute puissance sur une armée d'ouvriers officiellement commis à construire une voie ferrée qui n'aboutira jamais nulle part.
Dans les replis de ce lieu isolé, protégés par les règlements d'une administration ayant besoin d'un endroit où reléguer les rebuts, une poignée d'hommes va construire une voie ferrée comme d'autres Shadocks pomperaient ou Pénélope tisserait. Et puis, selon les mêmes grands et absurdes desseins d'un régime de terreur aveugle, un asile sera construit. On y enverra une cinquantaine de fous. Ceux qui ont vu tant d'horreurs qu'ils y ont laissé leur raison, ceux qui sont fous de s'être tus, fous d'en avoir trop dit, fous comme un falot laisser-passer quand rien ne tient plus. Et pour s'occuper d'eux, on y mutera le docteur. Juste assez bien pour être médecin, juste assez indésirable pour qu'on l'enterre dans cette vallée oubliée.
Un contremaitre, un docteur,
Iochka. Et un pope. Dans des temps où l'opium du peuple est scrupuleusement interdit, ses icônes et ses représentants à l'avenant, il reste au-dessus de ce désert sauvage un ermitage où s'est retranché un homme rondelet, pas très propre sur lui, souvent ivre. le pope donc.
Il faudra encore ajouter, après quelques péripéties aussi dures que tendres Ilona, la femme d'
Iochka et Iléana, celle qui a vu le loup et qui s'occupe de nourrir tous ces hommes. Ainsi la constellation des personnages sera complète et le roman pourra se déployer.
Un roman où, des faits historiques les plus avérés, de la matérialité la plus triviale des verres d'alcool bus, des mains calleuses et des ongles noirs, du militantisme aux heures sombres aux ors d'un pouvoir corrompu, on va s'envoler dans une forme de mystique. Une forme de burlesque aussi lorsque ces personnages taillés comme des personnages de farce seront croqués avec une tendresse pleine de malice, mis dans des situations qui en feront ressortir tout le comique grotesque et bon enfant.
Ainsi, la vallée, de camps de travail forcé se métamorphose en paradis paradoxal tandis que les disputes entre le pope et le docteur prennent l'accent de controverses savantes où la Religion ne s'en laisse pas conter par la Science. Sous l'oeil goguenard et aviné du contremaître, loup devenu berger. Et le récit de poursuivre ses méandres, de revenir sur des temps passés, de nous dévoiler quelque tragédie dont on sait qu'il nous faudra attendre pour qu'on espère en comprendre les ressorts. Peine, efforts, joies emmêlés. le courage d'être humain.
Il y a du Mur invisible dans ces destinées solitaires, d'
Olga Tokarczuk aussi dans la peinture allégorique d'un tout petit monde résumant à lui seul ce qu'est le temps, ce que sont l'amour et les hommes.
On se croyait emportés dans un roman social, politique et nous y sommes tout en même temps que catapultés en pleine métaphysique, en pleine absurdie, les deux mains serrant notre verre de gnole, les yeux dans le lointain, les amis muets pour épauler notre propre silence. On est vieillard, on est vert désir de jouissance, terreur et fracas. On est la forêt aussi, son appel et sa folie. Et c'est dans ce rapport élémentaire au monde, dans la joie du sexe, de la camaraderie ou l'adversité du chagrin partagé que vont se tisser ces vies. Immanence manifeste rendue par une langue qui n'a pas peur des grandes phrases, des envolées.
C'est la question, par quel bout prendre ce roman pour que vous lui laissiez une chance et que vous soyez à votre tour emportés par la puissance de sa narration et de ses évocations, comme par surprise ?