J'ai retrouvé mes chères collines des Langhe.. .mais tout embourbées dans un printemps pluvieux, avec des brumes froides, des bosquets inhospitaliers, un brouillard à couper au couteau, des villages morts ou sous pression, et surtout des groupes armés qui les quadrillent, les hantent, les prennent, les perdent, les minent - les Noirs , fascistes , les Rouges, garibaldiens , les Bleus, badogliens- tout en s'y livrant , (Rouges et Bleus contre Noirs), une guérilla sans merci. On échange un fasciste contre un rouge, marché furtif des prises de guerre qui est une course contre la montre car on exécute les prisonniers à l'arrache, pour ne pas s'en encombrer dans cette guerre de mouvements et de positions toujours remises en jeu, qui oppose les "partigiani " aux irréductibles milices fascistes, de 44 à 45.
"En finir avec la résistance" , c'était l'objectif initial de Beppe Fenoglio, avec Una questione privata.
Fenoglio avait d'abord prévu d'écrire "un romanzo grosso" sur le sujet, avant de produire cette longue nouvelle ou ce bref roman, comme on voudra qui se voulait aussi une sorte de conclusion romanesque à une oeuvre essentiellement centrée sur la résistance agitée des Langhe, la région collineuse d'Alba. Une derniere fois, il voulait évoquer sa vie de "partigiano" , ses souvenirs, sa vision épique et décalée du maquis albais, avant de se tourner vers autre chose et de décoller définitivement l'étiquette d'écrivain partisan qui collait à son oeuvre.
Mais , de même que le "romanzo grosso" n'a jamais vu le jour, Una Questione privata , si elle clôt bien l' oeuvre "résistante"de Fenoglio, échappe à toute tradition du récit réaliste, épique et historique, sur fond de guerre civile, et met en avant, comme l'indique son titre, un farouche individualisme.
Une question privée.
Milton, jeune et fougueux " badogliano" est l'ami indéfectible du blond Giorgio , tous deux aiment la belle Fulvia. Auquel des deux a-t-elle donné la préférence? Futile et juvénile triangle amoureux, question prétexte? Pas du tout!
Avec une grande originalité, Fenoglio centre tout le récit sur Milton: Giorgio a disparu, enlevé par les fascistes et Fulvia a quitté les collines pour Turin mais sa maison albaise, entrevue lors d'une patrouille, réveille chez Milton , dès les premières lignes, un furieux désir de tirer au clair cet imbroglio amical et amoureux , en posant cette "question privée " qui fera la lumière sur la vérité, au seul intéressé capable d'y répondre.
Il faut donc mettre la main sur Giorgio, et vite, avant que les Noirs ne le collent au mur. Milton-un nom de guerre révélateur!- se lance dans une quête, une course effrénée contre la mort. Celle de Giorgio, mais peut-être pas seulement.
Comme L'Évadé de Vian auquel il m'a fait penser, comme un Dormeur du Val qui se serait shooté aux amphétamines avant de trouver le repos dans ce" petit val qui mousse de rayons", Una questione privata est une ode vibrante, allègre, toujours en marche-sans la moindre allusion à qui vous savez- à la fougue de la jeunesse, à sa généreuse folie qui se rit des dangers. De la mort. Et de la guerre qui les conjugue si bien ensemble.
Car la guerre est omniprésente dans cette question privée.
Sauf qu'elle n'est plus l'arriere-plan qui "crédibilise" la trame romanesque , dans la pure tradition du récit guerrier : le parti-pris de focalisation interne permet au contraire de dégager son essence, de percer son secret. Avec Milton, son oeil, son âge, sa fougue, son obsession, on est "into the cut " comme disent les anglo-saxons, into the cut of war. Comme Fabrice à Waterloo, ou Pin, petit Gavroche italien, au milieu des partisans chez Calvino .
Sauf que le roman s'interdit de sortir de cette focalisation, à l'exception notoire et remarquable de l'avant-dernier chapitre tout entier consacré à l'exécution sommaire et punitive par les fascistes de deux gamins innocents, qui éclairera de sa lumière sombre la course tragique du dernier chapitre.
Sauf que les scènes, hachées, pleines de notations visuelles et de dialogues d'un naturel confondant, si elles sont vues par Milton, ne sont presque jamais l'occasion d'une introspection.
Pas le temps. Pas la tête à ça.
La question n'est pas là. Là n'est pas la question.
Proche, et en même temps très différent du Sentier des nids d'araignée de Calvino ou de la Casa in collina de Pavese, Una Questione privata est tout à fait en décalage avec le récit de guerre traditionnel, même s'il ne parle que de cela.
Bien plus qu'une conclusion sur la résistance , qu'une "fin" à tous les sens du mot, cet étonnant récit, tellement moderne et novateur, et tellement maîtrisé, est un moyen pour accéder à l'intemporelle essence de la guerre, ce divertissement dangereux , ce détonnant cocktail dont s'etourdissent , à en mourir parfois, la jeunesse et l'amour.
Une merveille, de la première à la dernière ligne.
Lu en V.O.
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Fulvia, Fulvia, amore mio...Je suis toujours le même, Fulvia.J'ai tant fait, j'ai tant marché...Je me suis échappé et j'ai poursuivi. Je me suis senti vivant comme jamais et je me suis vu mort. J'ai ri et j'ai pleuré. J'ai tué un homme, à chaud. J'en ai vu tuer beaucoup, à froid. Mais moi je suis toujours le même.
Il courait, toujours plus vite, avec le coeur qui cognait, mais de l'extérieur à l'intérieur comme s'il brûlait d'envie de reconquérir sa place. Il courait comme il n'avait jamais couru, et les crêtes des collines d'en face, noircies et barbouillées par le déluge, étincelaient comme acier vif à ses yeux irrités et à moitié secs.
( La pensée de Milton s'envole vers une situation privée et brûlante pour lui )
Oui, oui,_répondit-il_mais je pensais à quelqu'un pour lequel c'est pire que pour ceux envoyés en Allemagne. Un qui, s'il est encore vivant, signerait pour l'Allemagne, lui; l'Allemagne serait son oxygène. As-tu su pour Giorgio ?
Milton était déjà loin, écrasé par le vent et l'eau, il marchait à l'aveugle, mais infailliblement, en marmonnant Over the Rainbow.
- Je suis d'accord pour venger Rozzoni. Manquerait plus que ça que je ne veuille pas le venger. Mais je voudrais le venger sur un de ces gros bâtards qui se pavanent, libres et superbes, sur la colline.
- il n'y a rien à faire...
- Ces deux-là sont des gamins, ces deux-là étaient des porteurs d'ordres, des gamins qui croyaient jouer...
Il se passe quelque chose entre la philosophie et le design. D'un côté, Antoine Fenoglio, de l'agence Les Sismo, en quête de réflexion sur le sens de sa profession. de l'autre, Cynthia Fleury, psychanalyste et philosophe, professeure au Cnam (Conservatoire national des arts et métiers), créatrice d'une chaire de philosophie à l'hôpital et auteure du Soin est un humanisme, dans la collection « Tracts », chez Gallimard. Ensemble, ils viennent de lancer un séminaire commun au Cnam. Que signifie, aujourd'hui, se soucier de la vulnérabilité de la vie ? Comment la philosophie du soin peut-elle renouveler la pensée sur l'environnement, le numérique, voire l'économie ? Comment modifier les pratiques dans le système hospitalier, mais aussi dans le monde des objets et des services ? Antoine Fenoglio et Cynthia Fleury feront le point sur leur passionnante démarche et expliqueront leurs projets.
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