Véritable coqueluche de la dernière rentrée littéraire, la belge
Adeline Dieudonné publie son premier roman aux éditions de L'Iconoclaste. Après plusieurs nouvelles (et un prix au passage pour Amarula), l'auteure se lance donc dans le grand bain avec un livre à la fois court et choc qui n'est pas sans rappeler un autre mastodonte de cette année littéraire, le fabuleux
My Absolute Darling de
Gabriel Tallent. Pourtant, si les deux ouvrages semblent partager des thématiques similaires (la violence du père, la révolte de la fille, la misère et la survie),
Adeline Dieudonné réussit non seulement à trouver sa propre voix mais, également, à tenir éveillé son lecteur jusqu'au bout du bout entre le rire sourd d'une hyène et le sourire d'un petit garçon.
Histoire de famille
Dans
La Vraie Vie, Adeline nous présente une famille comme il en existe tant. Au coeur d'un lotissement des années 70 surnommé le Demo, sa narratrice nous raconte son quotidien un peu banal un peu féroce un peu triste. Son petit frère, Gilles, doux et adorable, sa mère, transparente et discrète…et son père, brutal et sanguin. Un chasseur dans l'âme qui aime tuer ours et hyènes tout en dévorant son steak saignant, très saignant. Un jour ordinaire pourtant tout bascule pour la petite fille et son frère lorsqu'ils demandent une glace au marchand ambulant et que La Valse de Tchaïkovski se brise en même temps que le crâne du vieux monsieur. de là découle le drame insidieux de deux gosses qui ont vu l'horreur et ne peuvent pas en parler. de là commencent deux trajectoires différentes qui vont tout changer.
Malgré tout,
La Vraie Vie hisse le réel au niveau du conte car « les histoires servent à mettre dedans tout ce qui nous fait peur », avoue rapidement notre jeune narratrice. Dans cette petite somme de résidences tranquilles, le lecteur croise des lieux aux allures surréels, du bois des Petits Pendus au labyrinthe des automobiles perdus. Les personnages, eux, ont des allures fantastiques, nommés par un simple surnom, comme la Plume ou Champion,
Le Professeur ou Yaelle, la femme au masque. Derrière ce foisonnement empoisonné et étrangement attirant,
Adeline Dieudonné tisse le réel avec une assiduité exemplaire, tirant de l'indicible ordinaire des pleines pages d'horreur et d'humanité, voire parfois des deux en même temps.
L'animal qui rôde
Dès le début de son histoire au rasoir,
Adeline Dieudonné parle de cadavres et d'animaux. Non loin de la chambre des enfants se trouve la pièce des cadavres, alignant les trophées morts et empaillés de son père, autant de preuves d'inhumanité d'un dépeceur et d'un lâche. L'animal, dès le départ, joue un grand rôle dans ce conte du réel. Il se terre toujours à l'orée de la vision et la narratrice associe le rire crissant d'un hyène à l'horreur qui s'empare de l'esprit traumatisé de son petit frère. En face, sa mère est une amibe et son père un grand prédateur impitoyable. Il faudra donc bien qu'un jour elle-même trouve sa part animale pour survivre dans un monde où l'homme s'abaisse au niveau de la bête. Au centre, il y a ce père imposant et violent qui écrase littéralement les femmes qui l'entoure, métaphore de la misogynie ordinaire, celle qui nie les aspirations féminines et l'émancipation. Par les poings et par la colère aveugle. Comme un animal féroce qui n'a plus aucune autre logique que le goût du sang. Ce portrait, moins terrible que celui du roman de
Gabriel Tallent, a quelque chose de plus banal, plus ordinaire, qui le rend peut-être un peu plus effrayant car plus commun au final. Notre narratrice croisera d'ailleurs d'autres brisés dans ce lotissement miteux où l'on est riche car on possède une cave et une piscine gonflable. Un ivrogne pitoyable ou un couple qui ne fait plus l'amour, rien que de l'ordinaire pour faire ressortir le pire.
Se débattre et se battre
Pourtant, comme Turtle dans
My Absolute Darling, la jeune narratrice de
la Vraie Vie ne s'avoue pas vaincue. Elle refuse l'asservissement et ce monstre dans sa tête qui a déjà capturé dans ses filets son frère que l'on voit lentement tomber dans les affres de la psychopathie. Pour s'en sortir, elle se penche sur une DeLorean et une possibilité improbable, celle de remonter le temps pour tout changer. Son surinvestissement dans la science se renforce par la rencontre d'un modèle féminin,
Marie Curie, et semble rejoindre le propos de
Catherine Dufour lorsqu'elle publie son
Guide des métiers pour les Petites Filles qui ne veulent pas finir princesses. Les jeunes filles ont besoin de modèles, pour voir et comprendre qu'elles peuvent faire aussi bien que les hommes. Si cette petite fille-là le fait pour l'amour d'un frère, c'est aussi son courage à elle qui impressionne, qui ne renonce pas et se nourrit de la moindre bribe d'amour qu'il lui reste, jusqu'à cette première fois odieuse mais logique, dernière démonstration de l'homme moderne écoeurant et animal. Brillante charge féministe mais jamais lourd dans ses tournures,
La Vraie Vie met sur le devant de la scène une héroïne brillante et vivante qui rêve si fort qu'elle arrive à vaincre. Au fond,
La Vraie Vie pourrait être un roman de science-fiction…mais on le saura jamais vraiment. Ce qui compte au final, c'est l'entêtement de son auteure à ne jamais tomber dans le désespoir complet et à montrer la lumière au bout du tunnel même quand les ténèbres semblent impénétrables.
Face au traumatisme
Dernier élément franchement fascinant : sa façon d'aborder le choc post-traumatique et le rôle du social et de l'inné. Comment deux enfants soumit à un événement horrible peuvent-ils avoir deux réactions opposées ? le social ne joue pas pour eux car personne ne pourra expier leur mal au sein de leur famille, ni la mère-amibe déjà morte ni le père-chasseur déjà ailleurs. La complexité de l'esprit enfantin fait le reste mais aussi, et surtout, les motivations et ressources que le gamin trouve au fond de lui. L'un s'écroule quand l'autre lutte jusqu'au bout. Mais aucun ne démérite, il s'agit simplement de deux coping différents.
Adeline Dieudonné ne juge personne et montre simplement ce qu'il se passe quand on est seul face à l'horreur. Ce qui laisse le lecteur face à lui-même et à ses terreurs enfantines.
Captivant et percutant,
La Vraie Vie tente de monter le réel en une histoire surréelle pour mieux faire ressortir l'horreur du banal. Grâce à une héroïne grandiose et à une plume vive et addictive,
Adeline Dieudonné signe un excellent premier roman qui augure du meilleur pour la suite.
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