C'est l'immeuble qu'elle a élu pour concrétiser un rêve : celui d'une maison, d'une terra incognita à explorer de fond en comble, afin d'assouvir son obsession de savoir "ce qui se passe derrière les pierres". Aiguillée dans son choix par une carte de Paris éditée par
Serge Klarsfeld répertoriant les enfants déportés de Paris entre 1942 et 1944, elle commence avec les neuf noms que représentent les petits points rouges à l'emplacement du 209 rue Saint-Maur, dans le dixième arrondissement de Paris : quatre bâtiments entourant une cour intérieure, six étages, une façade sur la rue.
Les recensements, effectués à partir de 1926, lui donnent d'autres noms mais aussi des dates de naissance, des métiers, des périodes d'occupation. Elle engloutit des livres, déchiffre des plans, courent les bibliothèques et les archives, interrogent des témoins ainsi identifiés, qui en livrant de nouveaux noms, mènent à de nouvelles pistes à suivre. Elle reconstitue, imagine, se questionne, extrapole à partir "du son des voix qu'elle commence à entendre". Pour
Ruth Zylberman, "écouter la mémoire des gens, même inconnus, en abolissant les frontières du temps", est une manière de se sentir accompagnée sur le chemin de la vie.
L'immeuble est comme un monde, comme un "oignon" dont elle ôte couche après couche…
Le 209 est initialement le 185, l'immeuble d'origine n'ayant pas encore les dimensions qu'il atteindra dans les années 1880 grâce au rachat d'un terrain voisin qui permettra son agrandissement. le quartier du Faubourg du Temple où il se situe, ayant accueilli les Parisiens les plus modestes chassés du coeur de la ville par les travaux haussmannien, est populaire. On y trouve -comme c'est le cas au rez-de-chaussée du 185- de nombreux ateliers et petites fabriques, employant des ouvriers souvent dotés d'une forte conscience politique et aux emplois parfois exotiques à nos yeux de lecteurs contemporains : ouvrier-liseur de dessins, plumassière, passementier… Les vies tournent autour du travail, de la subsistance quotidienne, et sont pour beaucoup prolongées par le militantisme. le Xe arrondissement est l'un des principaux foyers d'agitation lors des journées de juin 1848, et une barricade occupera, pendant La Commune, la rue Saint-Maur ; y combattront certains habitants de l'immeuble portant dorénavant le numéro 209 et qui abritera, quelques années plus tard, ainsi qu'en atteste une pétition en faveur du Colonel Picquart, des dreyfusards.
Il continue longtemps de remplir sa vocation d'immeuble construit pour les pauvres, composé de petits appartements sans confort où s'entassent souvent des familles entières, sans électricité ni eau courante. Ceux qui y ont grandi dans les années 50/60 évoquent leur honte, de son délabrement, des WC sur le palier. Ils n'osaient y inviter leurs camarades. Les immigrés d'Europe de l'Est qui représentent une forte proportion de ses occupants dès la fin des années 20 sont remplacés par ceux du Portugal et des pays du Maghreb, jusque dans les années 70 et 80. Les locataires payaient alors des loyers dérisoires, prétexte à justifier le manque d'entretien de l'immeuble. A la fin des années 90, le propriétaire le revend à un marchand de biens qui se débarrasse des squatteurs et, quand c'est possible, des locataires, pour vendre les appartements par lots à des couples dotés d'un petit capital de base, qui rachètent et font des travaux. L'immeuble se peuple alors d'habitants plus jeunes, plus blancs et plus diplômés.
Aujourd'hui, les lofts, les vélos, les plantes, autant d'indices de la gentrification des quartiers populaires de Paris.
Il est ainsi à la fois comme un témoin et un acteur de son environnement socio-économique, mais aussi du contexte historique qui l'entoure.
Le récit s'attarde plus particulièrement sur la période de la Seconde Guerre mondiale, et sur le sort des nombreux juifs qui habitent alors l'immeuble, dont la moitié -soit 52 hommes, femmes et enfants- seront déportés entre 1942 et 1944.
C'est la partie la plus émouvante de l'enquête.
Ruth Zylberman retrouve certains des enfants de la rue Saint-Maur rescapés des camps, pour la plupart fils et filles d'immigrés polonais : la pétulante Odette Diament, née au 209 en 1930, pleine d'énergie et de souvenirs encore vivaces, Albert Baum, qui a passé une partie de sa vie à témoigner de son expérience auprès de collégiens, ou encore Henri Osman, que la Shoah a laissé orphelin, séparé de ses parents à l'âge de 4 ou 5 ans pour être adopté par une famille d'américains, qui renoue douloureusement avec la mémoire de son enfance oubliée.
Petit à petit, sans se laisser décourager par les fausses pistes et les impasses, elle exhume, de bribes de témoignages en indices plus ou moins probants, les actes héroïques d'anonymes, comme celui de cette locataire qui cache un enfant juif avec elle dans son lit lors d'une rafle, ceux de la famille Dinanceau, qui sauve plusieurs de ses voisins au nez du fils collabo que son père menace de mort s'il devait arriver quoi que ce soit à ses protégés, ou encore celui de la concierge, la mémorable Yvonne Massacré, qui balayait la cour d'une certaine façon pour prévenir que les policiers étaient dans les murs. Elle s'interroge aussi sur le déni que traduisent certains témoignages, s'étonnant par exemple que d'anciennes habitantes du 209 aient occulté la disparition brutale de petites camarades juives avec qui elles jouaient dans la cour de l'immeuble. Et puis il y a les mystères à jamais irrésolus, comme celui du petit Daniel Szulc, déporté, dont malgré son obstination, ne parvient pas à connaître l'histoire. Certains des habitants du 209 restent ainsi à l'état d'ombres soumises à extrapolations.
Le récit est riche d'anecdotes, de hasards parfois incroyables liés aussi bien à la vie de l'immeuble qu'à l'avancement même de l'enquête. Citons l'exemple de Jean-Luc qui, annonçant par téléphone à ses parents avoir acheté un appartement au 209, apprend alors de la bouche d'amis qui les accompagnent que sa grand-mère, dont ils étaient proches, a été conçue au 209, fruit de l'union illégitime de l'arrière-grand-mère de Jean-Luc et de l'homme au service duquel elle travaillait. Des faits divers parfois sordides alimentent de même l'autobiographie : le meurtre par une gueule cassée de la Première Guerre mondiale de l'amant de sa femme, ou celui d'un vieil homme pour le dépouiller de ses maigres économies au début des années 1980.
Le résultat est un portrait multiforme et surtout étonnamment vivant de ce lieu où
Ruth Zylberman, par une mystérieuse alchimie qu'alimentent ses restitutions et ses digressions, fait cohabiter passé(s) et présent et donne à entendre les résonances entremêlant Histoire et destinées individuelles.
Aussi passionnant que bouleversant.
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