Le concept chinois de «
Wu-wei », littéralement « Ne pas faire », peut se traduire en termes modernes par : « Agir sans effort ni calcul » et plus radicalement par « Ne pas tenter », « S'abstenir d'entreprendre » voire même, à bien réfléchir et avec quelque raccourci conceptuel : « Pas de prise de tête » ! ; par extension, il recouvre la tentative de négation de trois parmi les principes fondamentaux de la pensée occidentale : « la conscience-rationalité », « la force de volonté », « le contrôle de soi en tant qu'individu ». Apparu depuis des millénaires dans la pensée chinoise en association avec le « De », la « vertu », « l'amabilité », « la confiance inspirée à autrui », le wu-wei a été soigneusement élaboré durant la période des Royaumes combattants, entre le Ve et le IIIe s. av. J-Ch., notamment par deux écoles philosophiques à maints égards opposées : le confucianisme et le taoïsme. En effet, le wu-wei est un idéal, non un état en acte, et le pragmatisme de la philosophie chinoise s'est penché, à cette époque de troubles politiques caractérisée par le passéisme, sur les moyens de réaliser cet idéal, et s'est donc confronté d'emblée au formidable paradoxe indiqué par le titre du livre : « comment tenter de ne pas tenter ? ».
L'enjeu de ce corpus conceptuel conséquent, par contre, a tout à voir avec des préoccupations analogues exprimées dans la pensée occidentale classique : quel est le fondement du vivre-ensemble, des vertus (sociales) ? Quelle est la nature morale de l'homme ? L'état de nature était-il bon ou mauvais ? Quelle place accorder à la dialectique entre nature et culture, entre âme et corps, raison et instincts ? de même, les toutes dernières découvertes des neurosciences, et en particulier les études psycho-expérimentales sur la conscience, ainsi que celles théoriques sur l'explication des comportements de coopération inter-individuelle par la génétique évolutionniste, dans leur remise en cause fondamentale du dualisme et de la primauté de la rationalité, révèlent la pertinence absolue et l'étonnante modernité des concepts de
Wu-wei et de De ; ainsi, le paradoxe fondateur du wu-wei peut-il clairement s'entendre en termes de conflit intra-psychique, et j'y ai trouvé une résonance épatante avec mes approfondissements sur l'hypnose et les états de conscience modifiée (y compris par les drogues). Enfin, le lecteur critique de l'imposture des principes du libéralisme (dans son sens français : rien à voir avec le 'liberalism' évoqué dans le livre !) pourra réfléchir à un aspect de la contemporanéité qui n'est aucunement traité dans ce formidable essai, mais qui y apparaît toujours en filigrane : la vertu consiste à écarter (ou confondre) l'esprit calculateur, la séduction provient de la spontanéité (ou plutôt de la non-intentionnalité), le bonheur sourd du dépassement de l'horizon étriqué de l'individu avec sa petite conscience...
Edward Slingerland, sinologue américain établi au Canada, ne cesse de tracer le parallèle entre ce corpus de l'antiquité chinoise et les recherches scientifiques les plus récentes, en parvenant à se tenir à l'écart de deux grands maux : la fascination New Age béotienne pour des chinoiseries et autres spiritualités orientales mal digérées, et les anachronismes abusifs par rapport à des théories contemporaines telle le « Flow » du psychologue hongro-américain
Mihaly Csikszentmihalyi.
Son essai introduit le concept – empiriquement, à la chinoise – par des cas où l'excès de la volonté, de la réflexion, de la conscience de soi entravent et parfois paralysent l'action, par ex. dans les compétitions sportives de haut niveau et dans le spectacle. Dans le Premier chap., le concept de
Wu-wei est introduit par les deux paraboles confucéennes qui le définissent : celle de Ding, le « Boucher talentueux » qui découpe le boeuf sans la moindre résistance d'os ni de ligaments car « [il] le rencontre désormais avec l'esprit sans le regarder avec les yeux » et celle du sculpteur sur bois Qing, à qui « la forme parfaite de l'arbre inspire le carillon » qu'il s'apprête à en obtenir, à l'instar de
Michel-Ange qui affirmera deux mille ans plus tard percevoir dans le bloc de marbre brut la forme de sa future sculpture. Parallèlement à ce premier aperçu de la dimension individuelle du wu-wei, le chap. II explore les côtés social-moral et spirituel du même concept, à savoir la manière dont celui-ci induit, d'après les penseurs chinois, cette forme particulière de succès dans la sociabilité que l'on pourrait définir le charisme, appelé le De. Personnellement, je regrette un peu que l'auteur associe systématiquement le de avec la spontanéité, notion qui me paraît prêter à confusion, d'autant plus qu'elle est idolâtrée par le néo-libéralisme.
Les quatre chap. successifs sont consacrés respectivement à chacun des penseurs qui s'opposent sur la « stratégie » à adopter afin de se rapprocher du wu-wei :
Confucius (fondateur de sa propre école),
Lao Tseu (fondateur du taoïsme), Mencius (néo-confucianiste) et Zhuangzi (ou
Tchouang-tseu) (taoïste qui engendrera une filiation importante dans le bouddhisme Zen). Il est aussi question çà et là des Mohistes, des rationalistes purs de la même époque, que tous les partisans du wu-wei prennent peu ou prou pour antagonistes. Les stratégies d'affrontement du paradoxe du wu-wei sont très dissemblables :
Confucius et ses disciples promeuvent le « ponçage et polissage », un processus d'apprentissage extrêmement long, complexe, normé et formaliste visant à faire de la culture et de la morale ainsi acquises une sorte de seconde nature, de sorte que leur mise en pratique deviendrait finalement irréfléchie après un entraînement d'une durée indéfinie... Par analogie, l'on peut songer à la technique des musiciens ou au jeu des comédiens, qui paraissent pleins de naturel et de sentiments acquis à force d'années du dur labeur des gammes et des répétitions.
À l'inverse
Lao Tseu et le taoïsme sont partisans d'un primitivisme dionysiaque absolu : avec leur rejet de la culture, du progrès, des richesses matérielles, leur confiance absolue dans le naturel bon de l'être humain, ils font penser au mythe du Bon Sauvage des Lumières ainsi qu'à la contre-culture hippie des années 60-70, qui par ailleurs s'est abreuvée du Tao te king (ou Dao de jing), le _Livre de la voie et de la vertu_ dudit philosophe. La métaphore du wu-wei par
Lao Tseu, en référence directe à
Confucius, est « le bloc de bois non sculpté »...
Mencius, confucéen modéré, m'a fait penser un peu à Rousseau, d'autant qu'il cherche à se faire l'interlocuteur ou le conseiller d'un prince (le Roi Xuan) particulièrement cruel et autoritaire, qu'il essaie d'éveiller sur la présence (quand même) d'un fond de bonté bien cachée (!) dans le plus profond de lui-même... Il existe d'après Mencius des germes de bonté dans l'individu, que la méditation et l'éducation doivent cultiver et faire croître, selon une métaphore botanique simple : « le sot les arrache ne les voyant pas pousser assez vite » [le capitaliste financier aussi!]. L'épanouissement de ces pousses, par contre, finit par provoquer un état de vertu spontanée.
Enfin Zhuangzi (
Tchouang-tseu), avec son « oublier de tenter », son « se laisser aller » et surtout ses textes extrêmement cryptiques m'a fait penser très très fort à la méthode ericksonienne d'induction de l'hypnose. L'auteur suggère au passage un probable usage de substances psychotropes de la part de ce philosophe ; toujours est-il que le corpus abondant de ses écrits, comportant des créatures fantastiques, des dialogues mettant en scène
Confucius (pour le confondre) – pas du tout comme Socrate dans les dialogues platoniciens ! –, des trips heureux autours de lacs et de rivières merveilleux, des images carrément anti-conventionnelles : personnages portant sandales sur la tête ou fendant un chat par moitié, semble être, pour celui qui accepte une approche quelque peu cavalière de la rationalité et la logique argumentative de l'écrit, la source la plus féconde pour saisir en profondeur l'essence du wu-wei. (Je n'y manquerai pas!) Sans doute sa postérité, par le biais du bouddhisme Zen est-elle aussi la plus nombreuse et son influence, immense.
Le chap. 7, est consacré désormais à la paléoanthropologie évolutive contemporaine : la thèse posée ici est que l'organisation humaine conséquente à la sédentarisation de la révolution agricole n'aurait pu se fonder sur la rationalité de l'invention de rites et d'institutions s'il n'y avait pas eu en amont des moyens génétiques-évolutifs d'assurer la confiance mutuelle des individus. Cette dernière passe par des signaux corporels (non-rationnels - « hot cognition ») d'adhésion à des valeurs communes qui président à la coopération, à défaut desquels l'individu est reconnu comme récalcitrant-égoïste-tricheur, et ipso facto ostracisé. Voici donc une déclinaison immédiate du volet social du wu-wei et du de, dont il est question également dans des textes inédits par rapport au corpus étudié jusque là, les bandes de bambou retrouvées dans une sépulture à Guodian en 1993, datant de 2300 ans. Leur lecture est mise en parallèle avec la théorie économique décidément anti-smithienne de
Robert Frank, qui réfute la rationalité égoïste de l'homo oeconomicus et fonde les échanges sur le principe de la confiance-méfiance, basée sur des facteurs émotifs s'il en est.
La conclusion, « Vivre avec le paradoxe », constitue une synthèse en ceci que, malgré leur opposition, les réflexions sur le wu-wei des penseurs examinés peuvent se lire comme des méthodes alternatives, à l'instar de thérapies diverses et complémentaires, à même de convenir plus ou moins bien selon la singularité de l'individu qui l'adopte. Comme lorsque l'on s'inscrit dans un cours de danse : certains trouveront plus de facilité dans un premier temps à mémoriser la succession des pas, d'autres à se laisser entraîner par le rythme de la musique : de toute façon l'on ne pourra danser convenablement qu'une fois l'automatisme acquis. Un appel ultime rassemblerait tous les penseurs : celui de « prendre le corps au sérieux », il correspond aussi à la tendance des recherches actuelles en neurosciences.