« Mon Dieu, qui me dira qui est mon père !»
Ce roman superbe est un cri de détresse et en même temps il alerte, il dénonce avec force, la haine, le fanatisme, les atrocités, les mécanismes de destruction, qu'engendre toute idéologie qui prend parfois l'apparence d'une religion et qui puise sa légitimité dans la haine de l'autre, la manipulation psychologique. Il conçoit ainsi une fiction qui relie trois évènements dramatiques, la Shoah dont on ne parle pas en Algérie, les massacres perpétrés par le GIA et la main mise des fondamentalistes sur certaines cités des banlieues.
La fiction s'articule autour des deux journaux intimes écrits par deux frères de père allemand et de mère algérienne qui sont restés au pays, l'Algérie, confiant leurs fils à des parents dans l'espoir qu'ils puissent poursuivre leurs études.
Il y a l'aîné, Rachel : contraction de Rachid, Helmut et le second, Malrich : contraction de Malek, Ulrich. Deux frères bien différents, l'un ingénieur, marié à Ophélie, totalement vampirisé par son travail dans une multinationale et l'autre, gosse d'une cité sensible de la banlieue parisienne qui traîne avec les copains.
Tout commence le lundi 25 avril 1994 à 20 heures au journal télévisé :
« Une nouvelle tuerie en Algérie ! Hier soir, un groupe armé a investi un village ayant pour nom Aïn Deb et passé tous ses habitants au fil du couteau. Selon la télévision algérienne, cet énième massacre est encore l'oeuvre des islamistes du GIA…. ».
Rachel ne s'est jamais senti concerné par l'Algérie mais il décide de partir pour se recueillir sur la tombe de ses parents. A Aïn Deb, il retrouve la maison familiale dans laquelle, il découvre une malle et en ouvrant celle-ci, pour son plus grand malheur, c'est la boite de Pandore qu'il ouvre !
Rachel découvre le passé de son père, ingénieur comme lui, nazi convaincu, qui a conservé fièrement son livret militaire, ses médailles. Son père qui bénéficiait du titre honorifique au sein de son village de "moudjahid" était un bourreau qui avait mis ses capacités au service du IIIème Reich.
Alors commence une descente aux enfers qui va le mener de Sétif à Auschwitz aidé en cela par le livret militaire de son père. Revenu d'Auschwitz, Rachel se suicidera en pyjama rayé, tondu, gazé par sa voiture. Hanté par cette question « Sommes-nous comptables des crimes de nos pères, des crimes de nos frères et de nos enfants ? le drame est que nous sommes sur une ligne continue, on ne peut en sortir sans la rompre et disparaître » (page 54).
La lettre par laquelle, il transmet son journal intime à Malrich, est d'une telle force dramatique mais aussi d'une grande beauté dans sa rédaction qu'il me semble n'avoir jamais lu des pages aussi poignantes. A travers cette lecture, on ressent le questionnement obsessionnel de Boualem sur l'être humain et sur la Shoah.
« Ma mort ne répare rien, elle est un geste d'amour ».
Ce roman est remarquable et notable dans sa construction. Deux livres cette année auront retenu mon attention par une construction hors des sentiers battus c'est « Retour à Lamberg » et celui-ci.
Cette fiction à caractère historique, philosophique, initiatique est inspirée d' une histoire vraie. C'est au cours d'un déplacement professionnel qu'un village attire l'attention de
Boualem Sansal par son aspect propre, ordonné. En posant des questions, il apprend que ce village est appelé « le village de l'allemand », qu'il a été dirigé par un ancien nazi, exfiltré à la fin de la seconde guerre mondiale en Egypte puis mandaté par l'Algérie pour former des militaires au sein de l'Armée Nationale de Libération. A l'Indépendance, il obtient la nationalité algérienne et se convertit à l islam.
Boualem a une plume qui transperce le coeur tant l'évocation est puissante, son écriture est précise, limpide, son vocabulaire est foisonnant, profond, un vrai travail d'orfèvre. Dans le journal de Rachel il donne toute sa puissance et là, je me suis trouvée totalement fascinée par le style, je découvrais un grand écrivain, en même temps, je sombrais avec Rachel, je me suis immergée dans la névrose de Rachel, quelle détresse mais heureusement, la voix de Malrich avec son français imparfait venait trancher le lien qui me retenait à Rachel.
Doit-on tout dire à ses enfants ? Boualem est comme
Stefan Zweig, on plonge dans les méandres de la psyché humaine.
Il y a un passage ou Rachel, arrivé à l'école d'ingénieur de son père à Francfort, envisage la façon dont les chimistes ont élaboré le Zyclon B. L'écriture se fait chirurgicale, froide, pour mieux dénoncer l'industrialisation du génocide. Elle est effrayante mais toujours percutante, d'une efficacité redoutable.
Le portrait de chaque frère est très bien dessiné avec ses complémentarités. de cette atroce révélation, l'un sombrera, portant sur ses épaules tous les crimes de son père, alors que l'autre en fera une quête de Vérité, bien décidé à témoigner. le témoignage de Rachel sauve Malrich : lui qui a failli sombrer dans la haine, endoctriné par des fondamentalistes, comprend alors ce à quoi il échappe en reprenant l'enquête de son frère, il ouvre les yeux sur tout ce qui enferme.
Cette lecture m'a ébranlée à la fois par son sujet, par la douleur qui émane des écrits de Rachel mais aussi par la découverte d'un auteur doté d'un immense talent et d'un immense courage. Monsieur
Boualem Sansal, je suis admirative, vous avez le don d'écrire.
En écrivant ce commentaire, je pense à
Asia Bibi. J'aimerais tellement que la France lui ouvre les bras mais je pense aussi au courage de ces trois juges de la Cour Suprême du Pakistan qui maintenant sont sous le coup d'une fatwa.